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Après le tsunami

Publie le dimanche 9 janvier 2005 par Open-Publishing

Par Ignacio Ramonet

La méga-secousse tellurique de Sumatra, plus les raz-de-marée géants qui ont frappé, le 26 décembre 2004, les côtes de l’océan Indien ont provoqué l’une des catastrophes les plus colossales de l’histoire. La tragédie humaine - 150 000 morts, 500 000 blessés, 5 millions de personnes déplacées, selon des chiffres provisoires - atteint une ampleur rarement connue. S’ajoute à cela le caractère international du désastre : huit pays asiatiques et cinq pays africains ont été frappés le même jour par le cataclysme. Et environ 10 000 ressortissants de quelque 45 autres pays du monde sont morts ou portés disparus (dont 2000 Suédois, 1000 Allemands, 700 Italiens, 500 Autrichiens, 200 Français, 200 Néo-zélandais, mais aussi des Mexicains, des Colombiens, des Brésiliens, des Philippins ...).

La présence d’Occidentaux et le nombre élevé de victimes parmi eux ont contribué au retentissement planétaire de la catastrophe, survenue, par effroyable contraste, en pleine période des fêtes de fin d’année. Cela a également entraîné une couverture médiatique de dimension exceptionnelle, que la tragédie n’aurait certainement pas suscitée - et c’est regrettable - si elle avait été circonscrite à sa seule dimension asiatique.

Tout ceci produit un formidable choc émotionnel qui atteint profondément les opinions publiques occidentales. Une commotion tout à fait légitime devant tant de détresse humaine, tant de destructions et tant de désolation. Elle s’est traduite par une forte volonté d’aider, et par une chaleureuse dynamique de solidarité. Rarement auparavant, selon les organisations humanitaires, une générosité d’une telle ampleur - aussi bien publique que privée - ne s’était manifestée.

Cette solidarité à l’égard des toutes les victimes de l’océan Indien a permis à beaucoup de nos concitoyens de découvrir, au-delà du cataclysme, la réalité des conditions ordinaires de vie des habitants de ces pays. Et il apparaît clairement que l’aide mobilisée, malgré son importance, sera très insuffisante pour résoudre leurs difficultés structurelles.

Rappelons quelques faits.

 Une catastrophe « naturelle » d’intensité identique cause moins de victimes dans un pays riche que dans un pays pauvre. Par exemple, le séisme de Bam, en Iran, survenu exactement un an auparavant, le 26 décembre 2003, de 6,8 degrés sur l’échelle de Richter, fit plus de 30 000 morts. Mais, trois mois plus tôt, le 26 septembre 2003, une secousse plus violente - 8 degrés - sur l’île Hokkaido, au Japon, n’avait provoqué aucun mort. Autre exemple : le 21 mai 2003, un tremblement de terre de 6,2 degrés frappait l’Algérie et causait plus de 3 000 morts. Trois jours plus tard, le 26 mai, un séisme plus violent - 7 degrés - secouait tout le nord-ouest du Japon mais ne faisait aucun mort.

Pourquoi de telles différences ? Parce que le Japon, comme d’autres pays développés, possède les moyens d’appliquer des normes de construction anti-sismiques beaucoup plus coûteuses. Sommes-nous alors inégaux devant des cataclysmes ? Sans le moindre doute. Chaque année, des catastrophes touchent environ 211 millions de personnes. Les deux tiers d’entre elles se situent dans les pays du Sud où la pauvreté aggrave leur vulnérabilité. Un rapport intitulé Réduire le risque des désastres, publié le 2 février 2004 par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), se demande même s’il faut continuer de parler de catastrophes « naturelles ». L’impact d’un séisme, d’un cyclone ou d’une inondation est très différent selon les pays. Il dépend souvent des politiques de prévention appliquées par les autorités.

 Si le même tsunami s’était produit sur l’océan Pacifique, le nombre de victimes aurait été beaucoup plus réduit. Parce que les Etats riverains - à l’initiative de deux grandes puissances, le Japon et les Etats-Unis - ont mis au point un système de détection et d’alerte en mesure d’avertir à l’avance de l’arrivée des « vagues tueuses » et permettant à la population côtière de se mettre à l’abri. Mais l’achat, l’installation et l’entretien d’un tel système coûtent très cher.

 La catastrophe de l’océan Indien nous émeut en raison de son gigantisme, de sa brutalité et aussi parce que cette somme de tragédies humaines s’est produite en un jour. Mais si l’on observait, sur une année, ces pays et leurs habitants avec une curiosité semblable à celle dont nous faisons preuve actuellement, nous assisterions - au ralenti - à une catastrophe humaine d’une envergure encore plus tragique. Il suffit de savoir que, chaque année, dans les Etats du golfe de Bengale (Inde, Maldives, Sri-Lanka, Bangladesh, Birmanie, Thaïlande, Malaisie et Indonésie), plusieurs millions de personnes (surtout des enfants) meurent tout simplement parce qu’elles ne disposent pas d’eau potable et boivent de l’eau polluée.

 L’aide publique et privée promise aux pays touchés par le tsunami s’élève actuellement à environ quatre milliards de dollars. Chacun se félicite de l’importance de cette somme. Pourtant elle est négligeable comparée à d’autres dépenses. Par exemple, le seul budget militaire des Etats-Unis s’élève, chaque année, à 400 milliards de dollars... Autre exemple, lorsque la Floride fut atteinte, l’automne 2004, par des cyclones qui provoquèrent des dégâts sévères mais sans commune mesure avec le désastre actuel de l’océan Indien, Washington débloqua immédiatement une aide de 3 milliards de dollars... De toute façon, les sommes promises sont insignifiantes au regard des nécessités des Etats endeuillés par le tsunami.

Il faut savoir que, selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, la dette extérieure publique de cinq de ces pays s’élève à plus de 300 milliards de dollars. Et les remboursements qu’elle implique sont gigantesques : plus de 32 milliards de dollars par an... Soit presque dix fois les promesses de dons « généreusement » annoncées ces jours-ci. A l’échelle planétaire, chaque année, les pays pauvres remboursent, vers le Nord riche, au titre de la dette, plus de 230 milliards de dollars. C’est le monde à l’envers. On évoque, à l’occasion du tsunami, un moratoire de la dette des pays endeuillés. Mais ce n’est pas un moratoire qu’il faut, c’est l’effacement pur et simple de la dette. Comme les Etats-Unis viennent de l’imposer à leurs partenaires du Club de Paris à propos de la dette de l’Irak, pays qu’ils occupent militairement. Si on peut le faire pour l’Irak - qui est un pays riche de pétrole et de gaz -, pourquoi ne pourrait-on pas le décider pour des pays infiniment plus pauvres, et frappés de surcroît par une catastrophe de dimension biblique ?

 Selon le Pnud toujours, « à l’échelle planétaire, il manque quelque 80 milliards de dollars par an pour assurer à tous les services de base », à savoir l’accès à l’eau potable, un toit, une alimentation décente, l’éducation primaire et les soins de santé essentiels. C’est exactement le montant du budget supplémentaire que le président Bush vient de demander au Congrès pour financer la guerre d’Irak...

L’énormité des besoins à couvrir montre, par comparaison, que la générosité humanitaire, aussi admirable et aussi nécessaire qu’elle soit, n’est pas une solution de long terme. L’émotion ne peut se substituer à la politique. Chaque catastrophe révèle, comme un effet de loupe, la détresse structurelle des plus pauvres. De ceux qui sont les victimes ordinaires de l’inégale et injuste répartition des richesses dans le monde. C’est pourquoi, si on souhaite vraiment que l’effet des cataclysmes soit moins destructeur, il faudra aller vers la recherche de solutions permanentes. Et favoriser, pour l’ensemble des habitants de la planète, une redistribution compensatoire.

Il apparaît de plus en plus indispensable, pour affronter des situations d’urgence comme celles-ci, et tout simplement pour bâtir un monde plus juste, de créer une sorte TVA internationale. Cette idée d’une « taxe planétaire » - prélevée sur les marchés des changes (taxe Tobin), sur les ventes d’armes ou sur la consommation d’énergies non renouvelables - a été présentée à l’ONU le 20 septembre 2004 par les présidents Lula du Brésil, Lagos du Chili, Chirac de France et Zapatero, du gouvernement d’ Espagne. Plus de cent pays, soit plus de la moitié des Etats du monde, soutiennent désormais cette heureuse initiative. Pourquoi ne pas s’appuyer sur l’émotion universelle soulevée par la catastrophe de l’océan Indien pour réclamer une mise en œuvre immédiate de cette taxe internationale de solidarité ?


Source : Le Monde Diplomatique