Accueil > Arafat, une route sur des sables mouvants

Arafat, une route sur des sables mouvants

Publie le mercredi 10 novembre 2004 par Open-Publishing

Analyse. Professeur au Collège de France (1), Henry Laurens resitue la ligne politique du président de l’Autorité palestinienne dans le contexte d’un conflit israélo-palestinien à nul autre pareil

Historien spécialiste du Proche-Orient et du monde arabe, comment envisagez-vous la situation créée par l’hypothèse de la disparition de Yasser Arafat ? Ouverture d’un nouveau contexte de négociation avec les Israéliens, ou fermeture de toute issue possible du conflit ?

Henry Laurens. La seule certitude est que, dans la mesure où Israéliens et Américains avaient posé qu’Arafat n’était plus un interlocuteur valable, la situation était bloquée. Elle peut donc en théorie se rouvrir. Mais il n’y aura pas d’interlocuteur palestinien du poids d’Arafat. Il existe une procédure de désignation d’un nouveau dirigeant, mais les délais n’en seront pas respectés, une campagne électorale paraissant difficile à organiser dans un contexte d’occupation et de violence. Un interlocuteur totalement légitime sera donc difficile à trouver. Une présidence par intérim et une direction collégiale s’imposera un certain temps. Car Yasser Arafat cumulait trois fonctions qui faisaient de lui un incontournable centre névralgique : il était à la fois le président du Fatah, principale organisation politique palestinienne ; le leader de l’OLP, qui est représentative de la diaspora ; et le président de l’Autorité palestinienne, autrement dit ce à quoi on appelait jadis les Palestiniens de l’intérieur. Arafat avait la possibilité d’agir à tous ces niveaux, ce qu’aucun autre successeur ne peut prétendre. La question se présente alors de savoir si une distinction doit être faite entre présidence de l’Autorité palestinienne (élue) et présidence de l’OLP (désignée par son Conseil national).

Par rapport à d’autres leaders arabes, comment se singularise la figure d’Arafat sur le temps long de l’histoire du Proche-Orient ?

Henry Laurens. C’est un leader extraterritorial. Les autres hommes politiques arabes en longue période (la carrière politique d’Arafat s’étend sur près d’un demi-siècle !) avaient une base territoriale, même s’ils entendaient agir sur une scène arabe plus générale. Ils étaient présidents de l’Égypte ou de la Syrie, ou roi d’Arabie saoudite. Arafat a eu le charisme des révolutionnaires, des animateurs d’un mouvement national et, dans la mesure même où il ne disposait pas de système de répression, il a dû fonctionner sur un mécanisme d’adhésion. Il a bénéficié ainsi d’une représentativité plus démocratique. Mais, sur d’autres plans, son mode de fonctionnement politique, basé notamment sur des relations humaines fortes et des financements, se rapprochait de ceux des leaders arabes de sa génération. Clientélisme, utilisation de l’argent - au point de parler de corruption : cette gestion de l’Autorité palestinienne sur un mode proche de celui des autres États arabes lui a été reprochée.

On envisage communément la figure d’Arafat en clair-obscur. Un homme à plusieurs vies et à double langage. Plutôt que de traits de personnalité, parlons des enjeux politiques qui ont guidé ses positionnements...

Henry Laurens. Son évolution renvoie simplement à des questions de rapport de forces. Selon les séquences historiques, l’homme s’est trouvé dans des situations très différentes. Comme tout politique, il a suivi plusieurs lignes à la fois pour disposer d’alternatives. Ainsi, dans les années soixante, son discours stipulait que la lutte armée était l’instrument de libération de la Palestine. Mais il a aussi exploré d’autres voies politiques en encourageant des négociations, des médiations, dans la mesure même où la lutte armée, compte tenu des rapports de forces, ne pouvait plus être l’instrument de la solution politique. Sur la longue durée, on observe une transformation fondamentale du problème politique palestinien. On oublie trop souvent que dans les années soixante, quand l’OLP et le Fatah émergent comme force politique, leur programme était celui dit de « libération de la Palestine ». Or, dans la seconde charte de l’OLP de 1968, la Palestine est considérée comme les territoires détenus par les Israéliens depuis 1948. Autrement dit, n’étaient pas concernées par la libération de la Palestine, du moins officiellement, la bande de Gaza, administrée par l’Égypte, et la Cisjordanie intégrée à la Jordanie. À partir du moment où, dans les années soixante-dix, commence à s’imposer l’idée de création d’un État palestinien, le contenu territorial de cet État va profondément se modifier. On en vient à l’idée de création d’un État par étapes, sur tout territoire libéré, mais sans que soit abandonnée la revendication sur les autres non libérés. Dans un troisième temps, on aboutit à la perspective de création d’un État palestinien dans les limites antérieures à juin 1967 (avant la guerre de Six Jours). Ainsi, l’État palestinien serait créé sur des territoires que la charte palestinienne de 1968 ne prenait pas en considération comme étant la Palestine ! Dans les années soixante, Arafat ne pouvait s’imaginer devenir l’homme d’Oslo. La même transformation intellectuelle s’opère dans l’ensemble du mouvement. Arafat à la fois l’accompagne, la guide et la suit.

Pour autant que le travail de l’historien est de faire la part des ruptures et des continuités dans le temps, quelles permanences observe-t-on dans la stratégie politique de Yasser Arafat ?

Henry Laurens. Il faut voir avant tout dans les évolutions de Yasser Arafat une continuité fondée sur deux points essentiels : premièrement, l’autonomie de la direction politique palestinienne par rapport à l’ensemble des acteurs arabes. Cela a été un combat permanent, par rapport à l’Égypte, la Jordanie ou la Syrie. Deuxièmement : le refus de la guerre civile. C’est un point fondamental dans la stratégie politique d’Arafat. Le refus de la guerre civile, c’est le refus du choix algérien. Le FLN a éliminé de façon sanglante tous les autres compétiteurs sur la scène politique. À présent, on analyse toutes les crises algériennes postérieures à la guerre d’Algérie comme étant liées à cette guerre entre Algériens. Ce scénario, Arafat l’a systématiquement refusé. Aussi bien à la fin des années soixante entre le Fatah, d’un côté, et les organisations de gauche, de l’autre, que dans les années 1990 et 2000 par rapport aux islamistes du Hamas et du Djihad islamique.

Les biographes de Yasser Arafat insistent sur ces moments où il aurait « fait le mauvais choix » : en Jordanie, au Liban pendant la guerre du Golfe ou à Camp David face à l’Israélien Ehud Barak. Yasser Arafat a-t-il vraiment raté la paix ?

Henry Laurens. Ce sont des contextes extrêmement différents qui renvoient là encore à des rapports de forces. En Jordanie, en 1970, avant qu’il soit contraint de quitter le pays après le triste épisode de « Septembre noir », Arafat ne visait pas en tant que tel à renverser le roi Hussein de Jordanie. Simplement, régnait une ambiguïté dont tous les Etats arabes étaient responsables : dans la mesure où Nasser puis Hussein entraient dans un processus de paix avec Israël sur la base de la résolution 242 de l’ONU qui ne mentionnait pas les Palestiniens, un conflit s’ouvrait entre la révolution palestinienne et les intérêts territoriaux des États arabes. Ce n’est qu’en 1974, après la guerre israélo-arabe de 1973, que la synthèse s’opère lors du sommet de Rabat, où l’OLP est reconnue comme seule et unique représentante du peuple palestinien. En revanche, lors de la guerre du Liban, Arafat est à la fois auteur et victime de la situation. En 1975-1976, il entre dans le jeu politique libanais pour éviter le scénario de « Septembre noir » mais, en même temps, il devient l’un des facteurs centraux de la guerre civile. Son erreur de jugement politique a été par ailleurs patente en 1990 au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak et son rapprochement avec Saddam Hussein. Par contre, à Camp David (rencontre qui suit les accords d’Oslo - NDLR), on ne peut comparer comme on le fait parfois Arafat et le président égyptien Anouar El Sadate (qui signe un accord de paix avec Israël en 1978). Dès le départ, Sadat avait posé le cadre de son action : le retour aux frontières antérieures au 4 juin 1967. Toute la stratégie politique d’Oslo, du point de vue palestinien se fondait sur la même revendication. Or, les Israéliens refusaient de proposer à Arafat ce qu’ils avaient accepté de Sadat, mais l’ambiguïté demeurait. Celle-ci a été levée à Camp David : les propositions israéliennes ne consistaient ni en un retour aux lignes de juin 1967, ni en un équivalent basé sur une compensation territoriale, comme l’a plus tard défini la proposition de Genève (initiative lancée en 2004 par Iossi Beilin et Yasser Abed Rabbo, respectivement ancien ministre israélien et palestinien - NDLR). Toutefois, au lendemain des négociations, entre décembre 2000 et janvier 2001, où l’on serait parvenu tout près d’un accord, Arafat n’aurait pas saisi les enjeux, sous-estimant le risque de voir Ariel Sharon devenir premier ministre en Israël. Pendant la seconde Intifada, toute la difficulté d’Arafat a ensuite été de gérer une situation qui risquait de mener à une guerre civile,même s’il a conduit périodiquement de petits assauts contre les islamistes. Ce que les Israéliens lui reprochent, c’est, en définitive, son incapacité ou son refus de se lancer dans une guerre civile qui aurait été suicidaire pour lui.

Le conflit israélo-palestinien n’est pas qu’un conflit de chefs. C’est aussi un combat de mots aux enjeux économiques et idéologiques. Quelle est la nature du combat mené par Arafat ? Un anticolonialisme ? Si oui, de quel modèle historique relève-t-il ? Algérien, vietnamien, sud africain , sioniste ?

Henry Laurens. Il y a une différence entre le concept analytique qui permet d’expliquer une situation et créer un idéal type, et le concept politique qui est un facteur de légitimité ou d’illégitimité des partis, comme dans la condamnation de l’impérialisme. Lorsqu’on parle d’Israël comme fait colonial, on risque en permanence de confondre le concept analytique et le concept politique. Ens termes analytiques, on est en Palestine dans le cas d’une colonisation de peuplement, au sens général du terme, depuis le début du mouvement sioniste. Donc la situation dans laquelle se trouvent les partis en Palestine est analogue à celle qu’on a pu observer en Algérie ou au Kenya. Mais, en même temps, le sionisme est un mouvement colonial sans métropole, facteur important, et c’est aussi un mouvement d’émancipation nationale, d’émancipation du peuple juif. Il faut donc admettre intellectuellement que l’on peut être à la fois émancipateur et colonisateur. Et admettre qu’il y ait des valeurs et des expressions plurielles pour un même mouvement historique. Autre point qui me paraît essentiel : il s’agit de la Terre sainte. Le religieux et le national s’y mélangent de façon inextricable. À ce titre, ce qui fait l’exceptionnalité du conflit de Palestine, c’est qu’il est un conflit intériorisé par d’autres (en raison de phénomènes d’identification ou de culpabilités historiques, comme en Europe vis-à-vis de la colonisation ou de la Shoah). Ce n’est pas l’importance territoriale dérisoire du conflit qui en produit l’intensité et l’ampleur, pas plus que ses enjeux économiques. Et il est difficile de parler de choc des civilisations, car c’est un socle commun qui fait ici l’objet de l’affrontement. Mais la question de Palestine mobilise des affects qui renvoient aux identités profondes des groupes humains dans le monde, ce qu’aucun autre problème géopolitique contemporain ne mobilise à ce point.

Entretien réalisé par David Zerbib

(1) Vient de publier sa leçon inaugurale

au Collège de France Histoire du monde arabe contemporain, éditions Fayard, 2004,

52 Pages, 8 Euros.

Autres ouvrages parus : la Question

de Palestine, en deux volumes

(vol. II : 1922 - 1947, Fayard, 2002) ; Orientales II. La IIIe République et l’Islam, CNRS éditions, 2004 ; le Retour des exilés,

Robert Laffont, 1998 ; Paix et Guerre

au Moyen-Orient, Armand Colin.