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« Bloody Sunday », un massacre orchestré
Trente ans après, une commission d’enquête apporte des témoignages
accablants pour l’armée britannique.
Par Christophe BOLTANSKI
mercredi 22 octobre 2003
« Il tirait le fusil à la hanche comme un cow-boy... Il semblait
hystérique. » « L », ancien caporal présent lors du « Bloody Sunday » Londres
de notre correspondant
Le général Mike Jackson n’a visiblement pas l’habitude de rendre des
comptes et encore moins d’être taxé de menteur, même à mots couverts. Assis
à la droite du juge Saville, le chef d’état-major de l’armée britannique
semble bouillonner sur sa chaise. Il fait face à des dizaines d’avocats et,
dans les galeries, à des hommes et des femmes aux cheveux blancs qui
veulent savoir pourquoi leurs proches ont été tués il y a plus de trente
ans. Harcelé de questions, il prend un ton de plus en plus cassant. « Il n’y
a pas eu de conspiration, je vous l’assure », finit-il par proclamer.
Lors du « Bloody Sunday », le dimanche sanglant, il a assisté de loin à la
fusillade. Il n’a pas vu de soldats et encore moins d’émeutiers tirer. Mais
il a bien remarqué les cadavres dans les rues de Londonderry. En ce 30
janvier 1972, la manifestation organisée dans le Bogside, le faubourg
catholique de la ville, au début des troubles en Irlande du Nord, s’est
soldée par treize morts, tous civils. Cinq ont été abattus d’une balle dans
le dos. Un quatorzième est décédé, des mois après, de ses blessures. Mike
Jackson était un jeune capitaine dans le bataillon parachutiste qui a
chargé la foule. « J’ai trouvé l’ensemble de l’incident très très choquant »,
dit-il avec le recul.
Devoir de mémoire. Pourquoi ses hommes ont-ils ouvert le feu durant une
marche pour les droits civiques ? Ont-ils été d’abord pris pour cibles
comme ils l’ont toujours affirmé ? L’armée cherchait-elle l’affrontement
avec l’IRA dans un de ses bastions ? Quel rôle ont joué les combattants
républicains ? Depuis 1999, la commission d’enquête présidée par l’un des
plus hauts juges britanniques, Lord Saville, tente de répondre à ces
questions. Un devoir de mémoire nécessaire à un processus de paix encore
fragile.
Le général Jackson, comme bien d’autres témoins, peut à bon droit invoquer
l’oubli. « Je ne me souviens plus », déclare-t-il plusieurs fois à
l’audience. Mais au cours de son premier témoignage, il a omis de dire que
le soir du massacre, il avait lui-même rédigé un premier rapport. Une autre
absence. Un soldat est tombé sur le document par hasard, il y a cinq ans,
et l’a gardé. Pour ce motif, il a été traduit en cour martiale et rendu à
la vie civile. La liste, établie de la main du capitaine Jackson,
répertorie le lieu, l’heure et la cause de chaque coup de feu. « Tir sur un
lanceur de bombe », « tir sur un lanceur de cocktail Molotov », « apparemment
tué », etc.
Son auteur affirme n’avoir en aucune façon cherché à « déformer ou étouffer
ce qui s’est passé ce jour-là ». Mais les familles des victimes l’accusent
bel et bien du contraire. « Il y a un grand point d’interrogation sur cette
liste », s’exclame l’un de leurs avocats, Michael Mansfield. « Le problème,
général, tient au fait qu’aucun de ceux qui ont été tués, n’a tiré ou lancé
des bombes. L’armée l’a admis. Vous me suivez ?
Je sais cela, admet Mike Jackson.
Or j’estime que l’unique but de cette liste était de justifier pourquoi
ces gens ont été abattus. C’est pourquoi ils ont été présentés comme des
hommes armés "de bombes artisanales", de "pistolets", "de fusils", etc.
Vous voyez, ils sont tous, sans exception, décrits comme des cibles... Or
pas un seul d’entre eux ne portait d’arme. »
Mise au pas. En Irlande du Nord, le « Bloody Sunday » reste une plaie
ouverte. En 1972, une première commission, créée dans l’urgence par un
gouvernement soucieux de tourner la page, et présidée par Lord Widgery,
avait blanchi l’armée. Les paras auraient agi en état de légitime défense
et répliqué aux tirs de l’IRA. Une thèse qui ne repose que sur leur seule
parole. Les enquêteurs n’ont retrouvé sur les victimes aucune arme, aucune
cartouche, et pas la moindre trace d’explosif. L’IRA avait promis aux
organisateurs de la marche de ne pas intervenir. Les militaires, en
revanche, voulaient faire un exemple et mettre au pas une enclave qui
s’était baptisée « Free Derry », la Derry libre.
La procédure, rouverte sur ordre de Tony Blair, est longue, parfois
décourageante. Le juge Mark Saville a déjà entendu des centaines de
personnes et visionné des tonnes de documents. Il se débat avec un immense
puzzle dont beaucoup de pièces sont manquantes et dirige une très lourde
machine qui mobilise une soixantaine d’avocats et a déjà coûté près de 150
millions de livres à l’Etat. La cour qu’il préside évoque plus une salle de
marché qu’un tribunal avec ses dizaines d’écrans et d’ordinateurs.
Depuis quelques semaines, alors que l’exercice approche de sa fin, des
langues se délient, et les incohérences éclatent. Des soldats avouent avoir
menti lors de leurs premières dépositions. Pour des raisons de sécurité,
ils témoignent derrière un rideau, cachés du public, et sont désignés par
des chiffres ou des lettres. Un ancien caporal, « L », décrit ainsi comment
l’un de ses parachutistes, « H » a criblé de balles un manifestant déjà à
terre. « Il tirait le fusil à la hanche comme un cow-boy... Il semblait
hystérique. » Le corps s’est scindé en deux quand les secouristes ont tenté
de le déplacer. Lorsque « L » a rapporté l’incident à la police militaire, il
a reçu l’ordre « de n’en parler à personne ».
Dires initiaux. « H » a toujours prétendu qu’il visait un sniper dissimulé
derrière une fenêtre. A l’endroit indiqué, les policiers n’ont relevé qu’un
seul impact de balle alors qu’il affirme avoir tiré à dix-neuf reprises
dans cette même direction. Au début du mois, il a dû admettre que son
histoire était « très improbable, sinon impossible ». D’autres soldats
reconnaissent qu’ils n’ont vu ni armes, ni bombes contrairement à leurs
dires initiaux. « Il aurait été plus juste de parler d’un déluge de
bouteilles », a déclaré le soldat « S ».
En janvier, Edward Heath, qui au moment des faits était Premier ministre
conservateur, avait accusé l’armée d’avoir agi sans son feu vert et nié
toute responsabilité dans ce drame. Son gouvernement n’avait selon lui
aucun intérêt à encourager un tel massacre : « Les morts tragiques du 30
janvier 1972 ont soulevé l’indignation des catholiques, renforcé le soutien
à l’IRA et détruit toute chance d’une solution politique. »