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CGT : les débats continuent

Publie le vendredi 4 mars 2005 par Open-Publishing

de Robert Belleret avec Michel Samson, à Marseille

Plus que le référendum sur la Constitution européenne, c’est leur lutte au quotidien et l’indépendance du syndicat qui mobilisent les militants cégétistes.

Barbe blanche et moustache drue, Jean-Paul Israël, un des leaders les plus écoutés des marins CGT du port de Marseille, aime les images qui cognent : "Moi, je suis comme le boxeur, quand je monte sur le ring, c’est pour gagner." Sur ce ring, il y est monté, fin janvier, en votant une motion qui, dit-il, affirme "haut et fort notre rejet de la Constitution européenne".

Il est donc ravi que, le 3 février, les responsables des fédérations et des unions départementales, réunis au sein du Comité confédéral national (CCN), se soient très majoritairement prononcés pour "un rejet du traité".

Au risque de déstabiliser Bernard Thibault, le secrétaire général, qui avait préconisé que la CGT ne donne aucune consigne de vote, et qui a déclaré : "Les débats et les votes du CCN mettent en évidence de graves carences en matière de démocratie interne." Néanmoins, M. Israël n’a pas d’états d’âme : "Le CCN a bien joué son rôle. Il faut que la direction confédérale entende le message. Il n’y a pas d’un côté ceux qui savent et de l’autre ceux qui ne savent rien. Les syndicats doivent garder le contact avec la base."

Crise ou simple débat ? Une chose est sûre : on discute. En allant à la rencontre de quelques dizaines de militants pour prendre le pouls de ce syndicat qui compte près de 700 000 adhérents, malgré quelques copeaux de langue de bois traînant ici ou là, on est saisi par la liberté de parole et de ton régnant dans une organisation naguère monolithique. Au temps où le Parti communiste (PCF) pouvait, lors de certaines élections, représenter un Français sur quatre, et où la CGT était considérée comme son "bras armé".

Claudette Montoya, déléguée syndicale de Carrefour Port-de-Bouc, considère, elle aussi, que "le CCN a bien parlé, car on ne peut prendre une position sans nous consulter, et, avec la directive Bolkestein, la question de l’Europe était d’actualité". Dans le département, la discussion sur le référendum a bien eu lieu et l’appel à voter "non" était "très majoritaire parmi - ses - collègues". Pour Claudette Montoya, "l’idée que la CGT est la courroie de transmission du PCF est fausse". "Les militants, ajoute-t-elle, ont toujours choisi comme ils l’entendaient. Parfois, il y a même trop de débats chez nous par rapport à l’action."

LA crispation de ces militants des Bouches-du-Rhône concernant la nouvelle ligne de la CGT semble loin d’être majoritaire. Ailleurs, beaucoup de cégétistes soulignent que le CCN ne s’est pas appuyé sur un débat approfondi à la base. Tout en le regrettant, les militants observent aussi que la Constitution ne passionne pas les adhérents. Ainsi, au technocentre de Renault, à Guyancourt (Yvelines), pourtant confronté à l’internationalisation, un seul syndiqué a répondu au questionnaire sur l’Europe, envoyé à 200 exemplaires par la section d’entreprise. Dans le Pas-de-Calais, la même démarche n’a pas suscité la moindre remontée de la base.

Ce désintérêt n’empêche pas les militants de se passionner pour le débat déclenché incidemment. "Avant, tout le monde se foutait du traité, mais l’annonce par les médias que Bernard - Thibault - était mis en minorité a provoqué un choc, confie Vincent Neveu, 35 ans, un des principaux animateurs de la CGT au technocentre. Lors de la manif du 5 février, on ne parlait plus que de ça. Personnellement, je me suis senti dépossédé du débat." Il s’interroge : "Doit-on être un outil à l’écoute des salariés ou une avant-garde éclairée ? Cette question va favoriser une réflexion de fond sur la démocratie. Il y a peut-être un truc à inventer dans nos structures, dont le fonctionnement est trop compliqué. Moi, je suis à la CGT pour que les salariés se saisissent de leurs droits. Quand j’ai adhéré, je voulais voir si on me permettrait de parler comme j’en ai envie, et on m’a écouté. J’ai toujours été de gauche, mais, comme beaucoup de camarades, je pense qu’il faut sortir de la caricature CGT égale PC ou extrême gauche."

Boumédiene Chakouri, surnommé Boubou, 56 ans, dont trente-trois de CGT, ouvrier à l’atelier de maquettage, qui aime rappeler que "la CGT existait avant le PC", pondère ce souci : "La CGT n’est pas une armée qui marche au pas, il y a un brassage permanent. Les jeunes apportent des idées, mais pas forcément du vécu." Selon lui, "il y a un tel ras-le-bol lié aux délocalisations, aux baisses de salaires, à la productivité, au chômage, que l’Europe, c’est la goutte d’eau". Lors d’une réunion au siège de la fédération des "métallos", c’est Boubou qui a mis la question du traité sur le tapis et demandé que la CGT "clarifie sa position". En affirmant que le fait qu’il soit responsable de la section du PCF du technocentre n’interférerait pas avec cette interpellation, il n’a pas l’air de convaincre ses collègues en col blanc. Mais le débat reste fraternel, entre celui qui invoque une "délégation de pouvoir" et ceux qui y voient "une délégation de pensée" dont ils ne veulent plus.

"Alors qu’on ne sait pas ce que pensent les syndiqués, le CCN a pris sur lui d’exprimer une consigne déguisée, regrette Jean-François Pibouleau, technicien supérieur, quinze ans de militantisme. Or chacun est assez grand pour se déterminer, il faut juste permettre aux gens de se forger une opinion. Certains estiment que quelque chose qui vient de Giscard ne peut pas être bon. Il s’agit d’un texte libéral, mais il y a quelques avancées, comme la référence à l’égalité hommes-femmes, qui n’est, certes, qu’une référence."

Transfuge de la CFDT, qu’il a quittée en 1996, Vincent Delbar, 42 ans, employé dans une fabrique de levure de Marcq-en-Barœul (Nord), apprécie l’ouverture de la CGT. "Je n’y ai jamais ressenti d’entrave et j’ai vite pu prendre des responsabilités." Il est aujourd’hui détaché à l’union départementale du Nord pour recruter, notamment au centre commercial EuraLille, où les vendeuses "subissent souvent des conditions de travail infernales : la pression est telle que beaucoup se syndiquent sans vouloir que ça se sache". Considérant que le traité est un "gros document indigeste", M. Delbar souhaite donner aux adhérents le maximum d’éléments d’analyse. "En évoquant un déficit de démocratie, Bernard Thibault s’est livré à chaud, remarque Jacques Blanc, 54 ans, technicien en génie climatique à Boulogne, permanent depuis dix-huit mois, mais il ne faut pas croire qu’on est dans la merde ; le débat contradictoire, c’est une bonne chose. Nous en sortirons grandis."Comme beaucoup de cégétistes, il est préoccupé par le repli sur soi de nombre de salariés, qui n’en auraient "rien à péter du traité constitutionnel". "Alors qu’on a dépassé le seuil de l’imaginable, les gens ne se révoltent pas. Surtout dans les PME, où ils vivent dans la peur, s’enflamme-t-il. En 1968, pendant les grèves, mes grands-parents n’avaient plus de tunes, mais ils se battaient quand même."

La coupure du cordon ombilical avec le Parti communiste laisse des traces dans les esprits. Philippe Christmann a adhéré au PCF voilà dix-huit ans, avant de se syndiquer à la CGT. Responsable de l’Union syndicale de la construction du Pas-de-Calais, dont le local est orné d’un portrait de Che Guevara, il se réjouit pourtant du fait que Bernard Thibault ne siège pas au bureau du PCF. "Il y a de moins en moins d’apparatchiks élus à vie chez nous. Mais combien de fois j’ai entendu : "T’es un rouge !" de la part des gens de droite, mais aussi des soces - les socialistes - ! Le problème vient plutôt du fait que le syndicat est travaillé par les gauchos, trotskistes ou membres du Parti des travailleurs, qui font de l’entrisme mais ne représentent qu’une petite minorité."

La "vieille garde", que certains évoquent avec agacement, Claude Vandevoorde en fait partie. Militant depuis 1969, ce coffreur-boiseur chez Effage, près d’Arras, avoue volontiers que la CGT est sa "deuxième famille". Il est le fils d’un mineur de fond qui militait au PCF et à la CGT, et "n’était jamais à la maison". "Moi, j’ai choisi de donner mon temps au syndicat ; malgré cela, j’ai dû prendre deux années de recul, car ma femme n’en pouvait plus." Il constate que la CGT progresse depuis le "virage trop réformiste" de la CFDT. "L’autre jour, les copains cédétistes m’ont dit : "Aux prochaines élections, tu ne seras plus emmerdé par nous."" "La preuve que notre image a changé, renchérit un agent technique, c’est que depuis trois ou quatre ans les cadres, qui ne nous contactaient jamais, discutent volontiers avec nous."

"Quand j’étais jeune, je ne voulais pas m’encarter, et surtout pas à la CGT - trop inféodée au PC", confie Pierre Nicolas, 45 ans, ingénieur chez Renault, où la CGT reste en tête mais ne constitue plus, comme naguère, un "bastion". Il y a adhéré voilà douze ans, et depuis il a même pris sa carte du Parti, parce qu’à ses yeux "un cégétiste non communiste n’était pas fini". Pour autant, il se refuse à confondre les genres. "On a un avis sur la société capitaliste, mais quand je milite à la FCPE - Fédération des conseils de parents d’élèves - je ne suis qu’un parent d’élève." Le même conteste "la perception par beaucoup d’une impossibilité du politique à porter un projet de société alternatif", et y voit un risque de confusion.

"La crise de la représentation politique, qui a culminé en avril 2002, a apporté un regain de confiance en la CGT, confirme Philippe Detrez, secrétaire général de l’union départementale du Nord. Du coup, on est interpellés de toutes parts." Bien que partisan de la ligne "indépendante" des derniers congrès, M. Detrez a, au nom de ses mandants départementaux, voté pour l’amendement au CCN, et il va maintenant veiller à ce que le sigle CGT ne soit pas utilisé durant la campagne du référendum.

L’évident souffle d’indépendance n’empêche pas beaucoup de cégétistes de préférer évoquer leurs luttes au quotidien, souvent très éloignées des débats d’appareil. Fanny Pagot, jeune employée de Descamps SA à Lille, a été "privée de travail" par son employeur, qu’elle poursuit en justice pour "discrimination syndicale", mais elle se bat. "Je m’investis beaucoup pour défendre mes collègues, mais je ne veux pas faire de la politique. Les effets de la mondialisation, on connaît - avec les peignoirs fabriqués au Maghreb et la toile achetée au Pakistan -, et on sait que le traité est mauvais ; mais on n’a pas besoin de la CGT pour nous le dire." Valérie Waelkens, déléguée du personnel chez Eurodatacar, à Lille, syndiquée depuis dix-huit mois, est elle aussi en butte à la répression. "On m’a isolée, je dois prendre des heures de délégation pour rencontrer mes collègues. Il y a cinq ans, l’une d’entre elles s’est suicidée, une autre est en dépression. Certains soirs, j’en pleure."

Nadine Savary, technicienne en préretraite de l’université de Lille, raconte : "Mon père était militaire. Je n’ai donc pas été élevée dans la revendication. Au début, les collègues me disaient : "Tu fais de la politique", mais leur regard a changé. La CGT aussi a changé. Aujourd’hui, on invite beaucoup plus les syndiqués à débattre. Au collectif où je milite, tous les jours on reçoit des appels pour des cas de non-respect du code du travail. A force, ça nous mine !" Mme Savary s’intéresse néanmoins au débat actuel : "Quand j’ai vu la manière dont la télé a présenté le vote du CCN, je me suis dit : "Ils sont en train de faire exploser la CGT !" J’avais le sentiment qu’on voulait nous casser."

Serge Leveziel, 46 ans, conducteur d’engins de chantier, vit au plus mal sa condition de travailleur précaire. L’entreprise de travaux publics d’Arras où il a travaillé trente ans a été "liquidée par un patron voyou qui va rouvrir une autre boîte". Malgré une plainte pour "détournement de fonds", les élus ne se sont pas mobilisés contre l’entrepreneur. Ses copains le présentent en riant comme "proche des cocos". Il précise : "Quand j’ai été viré, on m’a repris mon logement de gardien et coupé l’électricité. J’ai frappé à toutes les portes, et c’est auprès des élus communistes que j’ai trouvé le plus de soutien."

"Nous sommes confrontés à des injustices épouvantables", soupire Anny Gouy, secrétaire dans une société d’électricité d’Arras, qui s’est syndiquée en 2000 après avoir été déléguée sans étiquette, et accumule les responsabilités. "On n’est pas des révolutionnaires, on est pire que ça : des idéalistes. On se bat pour le respect de la dignité en face du Medef ou du gouvernement, pour qui on est "la France d’en bas". Quand des gars travaillent sur des chantiers pour 1 000 euros par mois et qu’on leur demande de faire des heures sup, ils disent oui, et, à 55 ans, ils se retrouvent au chômage ou en longue maladie parce qu’ils se sont bousillé le dos ou les genoux, quand ce n’est pas les poumons, bouffés par l’amiante ou les poussières de bois."