Accueil > Cold Turkey

Cold Turkey

Publie le samedi 5 juin 2004 par Open-Publishing

Cold Turkey(*)
Par Kurt Vonnegut
de nos jours

Lundi 10 mai 2004

Il y a des années, j’était si candide que je trouvais concevable que nous puissions devenir l’Amérique humaine et raisonnable dont tant de membres de ma génération rêvaient. Nous rêvions d’une telle Amérique pendant la Grande Dépression, quand il n’y avait pas de travail. Et quand on se battait et souvent on mourrait pour ce rêve pendant la Deuxième Guerre Mondiale, quand il n’y avait pas de paix.

Mais je sais maintenant qu’il n’y a pas la plus petite damnée chance pour que l’Amérique devienne humaine et raisonnable. Parce que le pouvoir nous corromp, et que le pouvoir absolu corromp absolument. Les êtres humains sont des chimpanzés que le pouvoir transforme en fous éthiliques. En exprimant que nos dirigeants sont des fous éthiliques du pouvoir, suis-je en danger de ruiner le moral de nos soldats qui combattent et meurent au Moyen-Orient ? Leur moral, comme celui de bien d’autres, est déjà en pièces. Ils sont traités, comme je ne l’ai jamais été, comme les jouets qu’un gosse riche a eu pour Noël.

Quand vous arrivez à mon âge, quand vous y arrivez, j’ai 81 ans, et quand vous vous êtes reproduit, vous vous retrouvez entrain de demander à propres enfants, qui eux-mêmes sont dans la force de l’âge, quel peut être le sens de toute cette vie.
J’ai sept enfants, dont quatre adoptés.

Beaucoup d’entre vous qui lisez ceci avez probablement l’âge de mes petits-enfants. Eux, comme vous, êtes royalement roulés dans la farine et trompés par nos grands groupes et gouvernements pilotés par la génération du baby-boom.

Je pose ma grande question sur le sens de la vie à mon fils biologique Mark. Mark est pédiatre. Il est l’auteur d’un mémoire, "Le Paradis Express". il y parle de sa dépression, camisole de force et cellule capitonnée, de laquelle s’est suffisamment remis pour obtenir son diplôme de l’Ecole Médicale de Harvard.

le Docteur Vonnegut dit ça à son papa-gâteux : "Père, nous sommes tous ici pour nous aider les uns les autres à surmonter les choses, quelles que soient ces choses". Donc, je vous le répète. Comme ça vous pouvez le noter, le mémoriser dans votre ordinateur, et comme ça l’oublier.

Je dois dire que c’est plutôt une assez bonne formule, pratiquement aussi bonne que "Agis à l’endroit des autres comme tu souhaites qu’ils agissent à ton égard". Pas mal de gens pensent que c’est Jésus qui a dit ça, parce que ça ressemble à beaucoup de choses qu’il aimait dire. Mais en réalité c’est Confucius, un philosophe chinois, qui a dit ça 500 ans avant que n’arrive ce champion d’humanité parmi les êtres humains qu’était Jésus.

Les chinois nous ont aussi donné, via Marco Polo, les pâtes et la formule de la poudre à canon. Les chinois étaient si stupides qu’ils n’utilisaient la poudre à canon que pour faire des feux d’artifice. Et tout le monde était si stupide à l’époque, que personne sur les deux hémisphères n’imaginait qu’il puisse y en avoir une autre.

Mais revenons aux personnes qui, comme Confucius et Jésus, et comme mon fils le docteur, Mark, expliquent comment nous pouvons nous comporter plus humainement, et peut-être faire de ce monde un endroit moins douloureux. L’une d’entre elles, parmi mes préférées est Eugene Debs, de Terre Haute, dans l’état dont je suis aussi natif, l’Indianna. Ecoutez voir :

Eugène Debs, qui est mort en 1926 - j’avais quatre ans à l’époque -, a été cinq fois le candidat du Parti Socialiste à l’élection présidentielle ; il a obtenu 900.000 voix, 6 pour cent des suffrages populaires en 1912, si vous pouvez imaginer un tel score. Il disait ceci dans sa campagne :

Tant qu’il y a une classe d’en bas, j’en fais partie.

Tant qu’il y a un élément criminel, j’en suis.

Tant qu’une âme reste en prison, je ne suis pas libre.

Les trucs socialistes vous donnent envie de vômir ? Les trucs comme les grandes universités publiques ou la couverture sociale pour tous ?

Si on parlait du Sermont de Jésus sur la Montagne, des béatitudes.

Bénis soient les doux, car ils hériteront de la terre.

Bénis soient les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.

Bénis soient les pacificateurs, car ils seront appelés les enfants de Dieu...

Et caetera.

Pas vraiment les articles d’une plateforme Républicaine. Pas vraiment le truc d’un Donald Rumsfeld ou d’un Dick Chenney.

Pour des raisons inconnues, les plus disserts des Chrétiens parmi nous, ne mentionnent jamais les béatitudes. Par contre, souvent la larme à l’oeil ils demandent que les dix commandements soient gravés en façade des bâtiments publics. Et bien sûr c’est l’oeuvre de Moïse, pas de Jésus. Parmi eux, je n’en ai jamais entendu aucun demander à ce que le Sermon sur la Montagne, les béatitudes, soit gravé où que ce soit.

"Bénis soient les miséricordieux" dans un tribunal ? "Bénis soient les pacificateurs" au pentagone ?
Laisse-tomber !

Il y a une faille tragique dans notre précieuse Constitution, et je ne sais pas ce qui pourraît être fait pour la corriger. C’est celle-ci : Il n’y a que des têtes de noix qui veulent être président.

Remarquez, si on y réfléchit, seule une tête de noix pourrait vouloir être un être humain, si elle ou il avait le choix. On est des animaux si perfides, si indignes de confiance, si menteurs et si cupides !

Je suis né un être humain en 1922 Apr.JC. Qu’est-ce qu’ "Apr.JC" signifie ? C’est là pour se souvenir d’un collègue de cet asile de dingues qu’on appelle la Terre, qui s’est fait clouer à une croix en bois par d’autres collègues. Alors qu’il était bien conscient, ils ont planté des clous au travers de ses poignets et au centre de ses pieds, et jusque dans le bois. Après ça ils ont redressé la croix, afin de le présenter, de manière à ce que même la plus petite personne de la foule puisse le voir de contorsionner deci-delà.

Vous pouvez imaginer des gens faire ça à quelqu’un ?

Pas de problème. C’est du spectacle. Demandez au dévôt Catholique et Romain Mel Gibson qui, par un acte de piété, vient de gagner une fortune avec un film sur la manière dont Jésus a été torturé. Peu importe ce que Jésus pouvait dire.

Pendant le règne d’Henry VIII, le fondateur de l’Eglise Anglicane, on a bouilli vif un faux-monnayeur en public. Encore du spectacle.

Le prochain film de Mel Gibson devrait s’appeler "Le Faux-Monnayeur". Comme ça les records du Box-Office seront battus à nouveau.

Une des bonnes choses des temps modernes : si vous mourrez d’une façon horrible à la télévision, vous ne serez pas mort pour rien. Vous nous aurez distrait.

Et qu’est-ce que le grand historien anglais Edward Gibbon, 1737-1794 Apr.JC, ajoute à son tour aux archives de l’humanité ? Il a dit :"l’Histoire est en réalité un peu plus que le registre des crimes, des folies et des déboires de l’espèce humaine."

On peut dire la même chose de l’édition du "New-York Times" de ce matin.

L’écrivain Franco-algérien Albert Camus, lauréat du Prix Nobel de Littérature en 1957, écrivait : "Il n’y a qu’un seul vrai problème philosophique, c’est le suicide."

Dans la littérature aussi, on trouve des tonnes de trucs tordants. Camus est mort d’un accident d’automobile. Ses dates ? 1913-1960 Apr.JC.

Ecoutez. Toute la bonne littérature traite de la nullité qu’il y a à être un être humain : Moby Dick, Huckleberry Finn, The Red Badge of Courage, l’Iliade et l’Odyssée, Crime et Châtiment, la Bible, et la Charge la la brigade légère.

Mais je voudrais dire ceci pour la défense du genre humain : Peu importe dans quelle époque de l’histoire, y compris le jardin d’Eden, tout le monde s’est simplement trouvé être là. Et à l’exception du jardin d’Eden, il y avait déjà à l’oeuvre toutes ces jeux de tarés, qui peuvent vous rendre dingue, même si vous n’y êtes pas prédisposé. Certains de ces jeux qui étaient là avant que vous débarquiez comme l’amour et la haine, le libéralisme et le conservatisme, les automobiles et les cartes de crédit, le golf ou le bascket féminin.

Plus fou encore que le golf, il y a la politique américaine contemporaine où, merci à la télévision et aux facilités qu’elle apporte, vous ne pouvez appartenir qu’à deux sortes d’être humains, soit libéral, soit conservateur.

En fait, c’est la même sorte de chose qui est arrivée aux anglais il y a des générations, et Sir William Gilbert, du groupuscule radical Gilbert et Sulivan, écrivit à l’époque ces mots dans une chanson sur le sujet :

Je trouve souvent comique

Que la nature souvent en sorte fasse

Que tout gars et toute fille

Qui soient venus au monde

Soient sinon un peu libéral,

alors un peu conservateur.

De quel bord êtes-vous dans ce pays ? C’est pratiquement une loi de la nature que vous deviez être l’un ou l’autre ? Si vous n’êtes ni l’un ni l’autre, alors vous pourriez aussi bien être un beignet.

Bon, si vous ne décidez toujours pas, je vais vous faciliter les choses.

Si vous voulez m’interdir de posséder mes flingues, que vous êtes tous pour assassiner des foetus, si vous adorez que les homosexuels se marient, et vous voudriez même leur offrir un trousseau, et que vous êtes pour les pauvres, vous êtes libéral.

Si vous êtes contre ces perversions et pour les riches, vous êtes conservateur.

Quoi de plus simple ?

Mon gouvernement a déclaré la guerre à la drogue. Mais rendez-vous compte : les deux drogues au monde les plus usitées, destructrices et occasionnant la plus grande dépendance sont toutes les deux parfaitement légales.

L’une d’elle, bien sûr, c’est l’alcool éthylique. Et le Président Georges W. Bush, pas moins, et il le reconnait lui-même, était déqualqué, éméché ou complètement saoul la majeure partie du temps entre l’âge de 16 ans et celui de 41 ans. Quant il a atteint 41 ans, Jésus lui est apparu et a lui fermé le flacon, et décoloré le nez.

D’autres pochards ont vu des éléphants roses.

Et savez-vous pourquoi les arabes l’énervent tant ? Ils ont inventé l’algèbre. Les arabes ont aussi inventé les chiffres qu’on utilise, y compris le symbole pour zéro, que personne ne connaissait avant. Vous trouvez que les arabes sont bêtes ? essayez de faire une longue division avec des chiffres romains.

Nous répandons la démocratie, n’est-ce pas ? De la même manière que les explorateurs européens répandirent la Chrétienté chez les indiens, ceux qu’on appelle aujourd’hui les "Américains Natifs".

Quels ingrats ils ont été ! Quel ingrat est aujourd’hui le peuple de Baghdad.

Alors allégeons une nouvelle fois les impots des super-riches. ça apprendra à Ben Laden un leçon qu’il n’est pas près d’oublier. Hourra pour le Chef.

Ce chef et ses cohortes qui ont aussi peu à voir avec la démocratie que les européens avaient à voir avec la chrétienté. Nous, le peuple n’avons absolument rien à dire sur ce qu’ils choisiront de faire ensuite. Au cas où vous n’auriez pas remarqué, ils ont déjà vidé la caisse, pillé le trésor, le refilant aux copains de guerre et autres racketeurs sur la sécurité nationale, laissant notre génération et la suivante face à une dette colossale qu’il nous sera demandé de rembourser.

Personne n’a bronché quand ils vous ont fait ça, puisqu’ils ont débranché les signaux d’alarme prévus dans la constitution : la Chambre des représentants, le Sénat, la Cour Suprême, le FBI, la presse libre ( qui, pour avoir été enrôlée, oublie le premier amendement) et nous, le peuple.

A propos de mon histoire personnelle avec l’abus de certaines substances. J’ai été lâche en fuyant l’Héroïne, la cocaïne, le LSD, etc., parce que j’avais peur qu’elles puissent me faire complèment partir. j’ai fumé un joint de marijuana une fois avec Jerry Garcia et les Gratefull Dead, juste pour me montrer sociable. Je n’ai rien senti de particulier ou autre, et donc je n’ai jamais recommencé. Et par la grâce de Dieu, ou qui on voudra, je ne suis pas un alcoolique, certainement pour des raisons de gènes. Je bois un verre ou deux de temps en temps, comme je vais le faire ce soir. Mais deux c’est ma limite. Pas de problème.

Bien sûr je suis réputé accro aux cigarettes. Je continue à espérer qu’elle auront ma peau. Une flamme à un bout et un crétin à l’autre.

Mais je vais vous dire une chose : une fois j’ai tellement planné que même le crack ne pourrait faire pareil. C’est quand j’ai eu le permis de conduire ! Eh les mecs, regardez, voilà Kurt Vonnegut.

Et par l’arrière ma voiture, une studebaker si je me souviens bien, était propulsée par ce qui transporte et fait fonctionner à peu près toutes les machines aujourd’hui, les centrales électriques, les hauts-fourneaux, par la plus abusivement utilisée, la plus dépendante et la plus destructrice de toutes les drogues : les carburants fossiles.

Quand vous êtes venu au monfe, même quand moi-même je suis venu au monde, ce monde industriel était déjà irrémédiablement dépendant des carburants fossiles, et bientôt il n’y en aura plus. Cold Turkey.

Serais-je entrain de vous dire quelque chose de vrai ? Je veux dire, ceci ne ressemble pas à un journal télévisé, non ?

Voici ce que je pense être la vérité : Nous sommes tous des drogués accrochés aux carburants fossiles, entrain de nier notre état, Cold Turkey.

Et comme tant de toxicomanes sur le point de manquer, nos dirigeants s’adonnent à des crimes violents pour obtenir ce qui reste de cette substance à laquelle nous sommes accrochés.

Kurt Vonnegut

(*)N.D.T.
Cold turkey est la moins doulouseuse et donc la meilleure manière de rompre avec une mauvaise habitude. Par exemple tôt ou tard il y aura un moment où vous fumerez votre dernière cigarette. Cold Turkey ne signifie pas s’arrêter au moment même où vous y pensez. Cela veut dire programmer une date, de préférence quelques semaines à l’avance, et s’arrêter à cette date.

P.S.
Kurt Vonnegut est écrivain. Il est très célèbre aux E.U. pour avoir écrit entre autre "Slautherhouse 5" (Abattoir 5), "Cat’s Craddle" (Le berceau du Chat), ou "Hocus Pocus" (Abracadabra).
Je vous poste ce texte, dont on trouve de nombreuses copies - mais non traduites - sur internet, à l’occasion de la visite de Georges W. Bush, non seulement parce que l’attitude affligeante du gouvernement américain réveille souvent des réactions primaires généralisatrices à l’égard des américains, mais également parce qu’il situe la problématique irakienne dans un contexte qui nous implique tout aussi directement.
Traduction v1.1 Copyleft. 31 mai 2004. P.M. Clampin