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Confidences trop intimes : histoire d’un acte manqué heureux
Publie le vendredi 11 mars 2005 par Open-Publishing
de Katia ROSSI traduit de l’italien par karl&rosa
Thriller sentimental de Patrice Leconte présenté au Festival de Berlin, Confidences trop intimes n’est pas, au moins selon les intentions déclarées de l’auteur, un film contre la psychanalyse. Mais on pourrait assez facilement soutenir le contraire. Le film raconte l’histoire d’un acte manqué, d’un coup pour rien qui conduit ainsi, par hasard, la patiente potentielle Anna (Sandrine Bonnaire), sur le point de se rendre chez un psychanalyste pour la première fois, chez le conseiller fiscal William (Fabrice Luchini) dont la porte se trouve un peu plus loin, sur le même palier.
Si le docteur Monnier (Michel Duchaussoy), le psychanalyste "patenté" qui l’attendait, arbore un parfait "physique du rôle" - souligné par un complet noir impeccable -, le conseiller fiscal semble plus désinvolte dans son costume rayé, pourtant également impeccable.
Si le premier égrène des lieux communs du genre une fois ouverte la porte qui donne sur le mystère féminin, il est difficile de la refermer et, pour se donner un air, cite Baudelaire : Des divans profonds comme des tombes, le second se limite plus modestement à considérer que dans le fond, nous traitons le même type de névroses : ce que l’on déclare et ce que l’on dissimule.
Au début, Anna ne sait pas qu’elle a devant elle quelqu’un d’autre que le docteur Monnier : elle est tellement oppressée par le poids de sa souffrance que, pas plus tôt installée, elle commence déjà à déballer à son auditeur ses sentiments les plus intimes, les difficultés existentielles d’une vie passée auprès d’un mari qui ne la touche plus. Le timide et placide William n’y arrive vraiment pas, à interrompre ce flot de paroles qui, petit à petit, fondent dans les larmes : il la regarde stupéfait et déjà ému, complètement étourdi face à ce coup de tonnerre dans un ciel serein. La "séance" va se conclure qu’ il n’a pas encore eu le courage de l’arrêter, au contraire, plus passent les minutes et s’amoncellent les mots, moins William réussit à s’y glisser pour déclarer : désolé mais vous vous êtes trompée de porte. Anna est tellement lancée dans sa nouvelle entreprise qu’à peine pense-t-elle avoir fini qu’elle se lève et demande un autre rendez-vous auquel notre homme ne sait pas dire non. La scène se répète à la deuxième séance où la tâche de lever le masque se fait de plus en plus ardue pour William. Mais la mise en scène ne peut pas durer éternellement, il le sait bien, et finalement, au troisième rendez-vous, il est obligé de révéler le malentendu à Anna. Evidemment elle se fâche, se révolte, mais le ressentiment passe tout de suite pour faire place à cette confiance extrêmement précieuse qui s’est désormais instaurée entre eux deux, grâce à cette rencontre fortuite, et qui ne vaut vraiment pas la peine d’être brisée.
Si les premières séances se déroulent sans obstacles - elle parle, parle, parle ; il la regarde sidéré, stupéfait, compréhensif, avec parfois un regard caressant -, les suivantes obligent William à réagir d’une manière ou d’une autre : le conseiller fiscal se sent alors mis en cause et peut-être inapte à soutenir ce qui devrait être, a tout point de vue, une psychothérapie. Il se tourne alors vers le "collègue", le véritable psychanalyste, qui lui révèle, contre toute attente, que la personne étrange, c’est lui. Oui, parce qu’il n’y a absolument rien d’anormal à ce qu’une personne sur le point de commencer une psychanalyse, c’est-à-dire d’affronter une mise en discussion radicale de son être avec tout ce que cela entraîne comme souffrance, préfère y renoncer. Ce qui est par contre un peu plus insolite, c’est l’attitude de William qui, tout en sachant qu’il usurpe un rôle qui ne lui appartient décidément pas, s’y attarde, irrésistiblement attiré par un rapport fait de mots, de récits, de regards. Et s’il y a une leçon à tirer de cette rencontre fortuite avec la psychanalyse, avertit Monnier, c’est que malgré un aspect soigné et une cravate toujours bien en place, on ne peut pas toujours tout contrôler.
Sur le moment, William ne réalise pas tout ce qu’il y a de vrai dans cette simple déclaration mais la suite de l’histoire révèlera que cette psychothérapie hors normes, construite, pas à pas, par la rencontre de deux âmes qui ne pourraient pas être plus différentes - elle, inquiète et bouleversante, et lui, tranquille et contrôlé - les a tous les deux transformés pour toujours. Oui, car dans cette version inédite, l’inconscient n’est pas réduit ou conjuré en tant que négatif - wo es war, soll Ich werden - mais il est libre de produire ses énoncés. Si la psychanalyse se réalise en effet dans l’art de l’interprétation, pour laquelle elle dispose d’une grille parfaite où quelque chose renvoie toujours à quelque chose d’autre - métaphore ou métonymie - , l’inconséquence de William laisse le désir de Anna enchaîner quelque chose par rapport à un Dehors (au sens de Maurice Blanchot et de Michel Foucault), à un devenir, à des intensités, ouvrant une ligne de fuite. C’est-à-dire que ses états vécus ne sont pas traduits par des représentations ou des fantasmes, ils ne sont pas monétisés - et ce n’est peut-être pas un hasard si la relation contractuelle bourgeoise qui institue normalement une psychanalyse est remplacée dans le film par un rapport complètement gratuit - mais libres d’être, tels des flux qui portent de plus en plus loin.
L’inconscient pourrait donc ne pas être ce qui était à la place duquel le moi doit advenir, il pourrait être enfin libéré de l’appareil théorique qui l’enferme dans le théâtre familial - mère, père, Œdipe, castration, régression - pour être au contraire considéré comme quelque chose encore à produire (comme le suggéraient G.Deleuze et F.Guattari dans L’anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie). Avec la théâtralisation qui remplace les réelles forces productrices de l’inconscient par de simples valeurs représentatives, la psychanalyse risque de se réduire pour de bon à un grand appareil de répression. En effet, dans une psychanalyse on croit pouvoir parler et on accepte de payer pour cela mais en réalité il ne s’y trouve aucune possibilité effective de parler, ni d’agir du moment qu’elle semble être faite exprès pour empêcher les gens de le faire (la scène de l’ascenseur est hilarante, où Anna pousse un des patients du docteur qui n’est pas encore prêt à l’affronter à faire ce voyage jusqu’au dernier étage avec succès). Le silence de William a remplacé ce qu’auraient été les tristes commentaires résignés de l’analyste dans une prévarication autoritaire inévitable, en laissant l’espace à son désir à elle, un désir qui reste toujours sur le point de se réaliser et qu’il serait réducteur d’attribuer au classique transfert. Le désir devient palpable comme quelque chose qui voltige entre eux, quelque chose qui glisse petit à petit, rendant l’atmosphère plus limpide et les vêtements de Anna plus colorés et plus légers, réveillant William de cette torpeur qui depuis trop longtemps - le temps de sa vie qui a reproduit celle de son père qui à son tour avait reproduit celle de son grand-père - l’avait assujetti à une vie bourgeoise qui ne lui avait jamais appartenu. En effet, si le divan de Monnier est profond comme une tombe, un puits sans fond, interminable de droit, la chaise longue accueillante de William semble être dés le début une sorte de trampoline dont on repart de manière autonome.
Une fois là, il est légitime de se demander : aurait-il été préférable pour Anna de prendre la "bonne "route ? Ou plutôt, aurait-il été préférable pour elle d’entreprendre une psychanalyse orthodoxe ? Il faudrait peut-être tourner un autre film pour le découvrir mais Leconte nous laisse deviner que la clef se trouve précisément dans ces rencontres impossibles ou bizarres qui rendent le métier du cinéaste voisin de celui de l’alchimiste : dans une ampoule, une goutte de ceci, une goutte de cela et l’on voit ce que cela donne. Dans son précédent film L’homme du train, ce sont un vieux professeur de français à la retraite et un bandit qui étaient restés foudroyés par une rencontre aussi fructueuse qu’improbable, ce sont à présent une femme malheureuse et un homme résigné qui font des étincelles, démontrant que si l’on reste seul dans un coin on ne peut pas changer : on ne peut changer que dans la rencontre avec les autres.
Cette position apparemment banale contient en elle une grande sagesse que l’on peut éclaircir a minima à partir de l’éclatante théorie des affects présente dans la pensée de Spinoza qui avait déjà compris à sa manière que la conscience n’était qu’un rêve aux yeux ouverts ("Ceux qui croient parler ou se taire, ou faire quelque chose par libre décision de l’Esprit, rêvent les yeux ouverts", Ethique. Démontrée avec la méthode géométrique.) Pour Spinoza, l’éthique est comme le corollaire de l’ontologie, d’une théorie de l’Etre. Si l’ontologie pure spinozienne se présente en fait comme la position d’une Substance unique absolument infinie, qui est l’Etre, les êtres ne seront alors pas des êtres mais simplement des modes d’être cette Substance. D’où le sens le plus immédiat de l’éthique comme science pratique des modes d’être qui a poussé Gilles Deleuze à écrire une Philosophie pratique à partir de Spinoza. Selon la lecture que le philosophe français nous a laissée du grand philosophe du XIVème , sa philosophie est la seule qui procède radicalement dans la critique des formes essentielles ou substantielles, arrivant à des éléments qui n’ont plus ni forme ni fonction, des éléments abstraits bien que réels. Pour Spinoza en effet, tout individu est composé avant tout d’une infinité de parties extensives données actuellement - corps simples infiniment petits - qui lui appartiennent sous des rapports caractéristiques de mouvement et de calme, lesquels expriment un degré de puissance qui constitue une essence singulière. Une telle philosophie est alors "[...] le déploiement d’un plan commun d’immanence où se trouvent tous les corps, toutes les âmes, tous les individus. [...] L’important, c’est de concevoir chaque individualité de vie, non pas comme une forme, ou un développement de formes, mais comme un rapport complexe de vitesses différentielles, entre ralentissement et accélération de particules" (G.Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique).
La théorie des affects qui en découle place au centre le thème de la rencontre fortuite. Joie et tristesse sont en effet les effets des rencontres/confrontations entre les corps : " nous éprouvons de la joie quand un corps rencontre le nôtre et se combine à lui, quand une idée rencontre la nôtre et se combine à elle et nous éprouvons de la tristesse quand, au contraire, un corps ou une idée menacent notre cohérence" (ibidem, p.30). Quand je rencontre un corps dont le rapport ne se combine pas au mien, qui est mauvais pour moi, une sorte de fixation advient dans la mesure où une part de ma puissance d’agir est complètement consacrée à localiser la trace, sur moi, de l’objet qui ne me convient pas, dans la tentative d’en circonscrire l’effet et de le conjurer. Dans l’effort pour empêcher qu’une telle chose ne détruise mes rapports caractéristiques, une part de ma puissance est diminuée, m’est littéralement soutirée : c’est cela la tonalité affective de la tristesse. Si par contre, je rencontre quelque chose qui me convient, qui convient à mes rapports, qui est bon pour moi, mon corps s’y combine : ma puissance est augmentée, est en expansion et éprouve de la joie. Grâce à la célèbre thèse du parallélisme de Spinoza qui réfute le dualisme esprit/corps, en renversant le principe moral selon lequel les actions de l’esprit correspondent aux passions du corps, le raisonnement à propos des corps est aussi valable à propos des esprits et des idées. L’unité spinozienne d’esprit et de corps est le présupposé pour une anthropologie et une éthique matérialistes où les rencontres qui adviennent entre les corps, tout comme entre les âmes, représentent un dynamisme vital productif.
Le film dépeint justement, par touches intimistes et délicates, une rencontre joyeuse qui rend Anna et William maîtres de leurs joies actives et, par là même, finalement libres et dignes d’agir : l’une laissera son mari pour partir vers un nouveau commencement, l’autre pourra finalement laisser derrière lui l’appartement exigu, écrin/prison de son passé familial. Quand au fond, on pourrait alors renvoyer - et c’est ce que nous avons tenté de faire jusque là - à cette psychiatrie matérialiste ou schizoanalyse proposée dans les années 70 par Deleuze et Guattari qui introduit la production dans le désir et le désir dans la production : l’immanence des machines désirantes comme force vivante, amas de désirs qui se singularise avec créativité, qui se fait existence (ibidem, p.12). Il faut certes avoir en tête qu’il s’agit d’une entreprise très ardue, qui doit régler leurs comptes aux "passions tristes", aux hommes du ressentiment qui méprisent la vie et invoquent l’absolu de la transcendance - une transcendance qui s’oppose à la production -, lesquels hommes se cachent parfois dans les cabinets de psychanalyse.
tiré de la revue "Psicopatologia cognitiva" n. 2 2005.