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Crise organique et révolution passive : l’ennemi prend l’initiative

Publie le dimanche 12 novembre 2006 par Open-Publishing
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La gouvernabilité du capitalisme périphérique et les défis auxquels est confrontée la gauche révolutionnaire

de Néstor Kohan

Depuis Marx et Engels et jusqu’à Lénine, Trotski et Mao, depuis Mariátegui, Mella, Recabarren et Ponce et jusqu’à Che Guevara et Castro une grande partie des réflexions des marxistes à propos de la lutte des classes a tourné autour de la nécessité de faire en sorte que l’initiative politique appartienne aux travailleurs et au peuple.

Mais que se passe-t-il quand l’initiative appartient à nos ennemis ? Que faire quand les secteurs les plus lucides de la bourgeoisie tentent de résoudre la crise organique d’hégémonie, de légitimité politique et de gouvernabilité en faisant appel à des discours et à une symbolique « progressistes », en prenant la tête des changements pour désarmer, diviser, neutraliser et finalement pour assimiler ou diaboliser les secteurs populaires les plus intransigeants et radicaux ?

Pour penser ces moments difficiles, si complexes, Gramsci élabora une catégorie : la « révolution passive ». Il l’emprunta à des historiens italiens, mais il lui conféra une autre signification.

La révolution passive est, pour Gramsci, une « révolution-restauration », c’est à dire une transformation à partir d’en haut au moyen de laquelle les détenteurs du pouvoir modifient lentement les rapports de force pour neutraliser leurs ennemis d’en bas.

Au moyen de la révolution passive, les secteurs les plus politiquement lucides de la classe dominante et dirigeante essayent de « mettre dans leur poche » (l’expression est de Gramsci) leurs adversaires et opposants politiques en adoptant une partie de leurs revendications, mais dépouillées de toute radicalité et de tout péril révolutionnaire. Les demandes populaires changent de signification et finissent en miettes dans la moulinette de la domination.

Comment faire face à cette initiative ? Comment pouvons-nous mettre en échec cette stratégie bourgeoise ?

Il est relativement facile d’identifier nos ennemis quand ceux-ci adoptent un programme politique d’affrontement ou de répression à visage découvert. Mais l’affaire se complique considérablement quand le pouvoir essaye de neutraliser le camp populaire en adoptant un discours qui use d’une symbolique « progressiste ». Alors, affronter les tempêtes de cet océan qu’est la lutte des classes s’avère plus compliqué et plus délicat.

Dans ce conglomérat de vagues et de marées politiques qui s’entremêlent, tout n’apparaît pas sous une forme aussi claire et délimitée qu’on pourrait le croire. Dans la conjoncture politique que vit aujourd’hui l’Amérique Latine, nous constatons, par exemple, une différence considérable entre Cuba, le Venezuela et peut-être aussi la Bolivie (dans ce cas pas tellement en raison des positions politiques modérées de son président, mais avant tout en raison des puissants mouvements sociaux qui l’appuient) d’une part, et le Chili, l’Argentine et l’Uruguay, d’autre part.

Si Cuba et le Venezuela ont pris la tête de la rébellion contre l’empire, le second bloc de nations - situé dans le cône sud de notre Amérique - exprime plutôt un certain aggiornamento du modèle néolibéral. Dans ce sens, et bien que chaque société particulière soit confrontée à ses propres défis, ils existe des problématiques générales qui mériteraient bien d’être repensées en faisant abstraction des chants de sirènes enivrants - pour le moment hégémoniques - qui aujourd’hui espèrent réactualiser les vieilles illusions réformistes dont nous avons pâti il y a trois décennies et qui nous ont coûté tant de sang, tant de tragédies et tant de douleurs. S’agissant de l’Argentine, du Chili et de l’Uruguay, il ne s’agit plus aujourd’hui du vieux et mité « passage pacifique au socialisme », mais d’un projet beaucoup plus modeste : la réforme du capitalisme néolibéral au nom d’un soi-disant « capitalisme national » (dans le vocabulaire de Kirchner) ou d’un « capitalisme à l’uruguayenne » (dans le cas de l ’Uruguay) et ainsi de suite. Même le timide socialisme du « passage pacifique » se dilue et l’horizon, se rétrécit avec les vaines tentatives d’adoucir le capitalisme et de le rendre moins cruel et moins sauvage.

Dans cette situation complexe, dans le cône sud de l’Amérique Latine, un défi difficile nous est lancé : penser à partir du marxisme révolutionnaire, non pas à l’imminence de la prise du pouvoir ou d’une offensive ouverte des couches populaires, mais à ces moments du processus de la lutte des classes au cours desquels l’ennemi se propose de perpétuer le néolibéralisme de manière subtile et sournoise. Il n’entreprend pas de le faire n’importe comment. Paradoxalement, les classes dominantes essayent de résoudre leur crise organique, de consolider la gouvernabilité et de maintenir leurs juteux profits en brandissant nos propres mots d’ordre (re-définis avec opportunisme). Il est bien plus simple d’affronter et de frapper un ennemi de front qui essaye de vous écraser en brandissant des drapeaux néolibéraux et fascistes (les exemples emblématiques de Pinochet au Chili et de Videla ou Menem en Argentine en sont les archétypes). Mais cela devient très complexe de faire face politiquement quand le néolibéralisme prend le masque « progressiste », continue à servir le grand capital au nom de « la démocratie », des « droits de l’homme », de « la société civile », du « respect de la diversité », etc., etc., etc.

Ces processus et mécanismes de domination politique actuellement mis en ouvre par les classes dominantes du cône sud et leurs maîtres impérialistes s’appuient sur une longue et ample tradition antérieure. Ils ne sont pas nés par magie. Ils ne sont une « énigme insoluble » que si, comme nous l’a si souvent suggéré le postmodernisme, nous oublions notre histoire nationale et continentale.

La révolution passive au cours de l’histoire de l’Amérique Latine

Au cours du XIX siècle, durant la période de formation historique des états-nations latino-américains est apparue une relation particulière entre l’Etat et la société civile. Contrairement à certains schémas mécanistes et simplistes supposés « marxistes »1, en Amérique Latine, la relation entre la société civile et l’Etat a été dans une grande mesure différente de ce qu’elle a été dans les nations européennes2.

Chez nous, très souvent, l’Etat n’a pas été un produit postérieur qui venait renforcer une réalité antérieurement constituée sur ses bases propres, mais au contraire il a contribué activement à constituer une société civile. On ne peut pas expliquer, par exemple, l’insertion subordonnée et dépendante des formations sociales latino-américaines dans le marché mondial au XIXº siècle si on omet la médiation étatique. On ne peut comprendre le processus génocidaire des peuples originaires de notre Amérique, le pillage, l’expropriation de leurs terres et l’intégration de la production agricole et minière dans le marché mondial si on fait l’économie de l’intervention étatique. On ne peut pas comprendre la formation des grandes unités de production, comme les plantations, les mines, les haciendas, qui combinaient l’exploitation forcée d’une force de travail avec la production de valeurs d’échange destinées à être échangées et vendues sur le marché capitaliste mondial si on laisse de côté le rôle actif joué par l’Etat. Ce rôle central n’exista pas seulement dans ce qu’il est convenu d’appeler la première phase d’accumulation du capital latino-américain. Plus tard, lorsque le capitalisme et le marché étaient déjà en pleine activité en Amérique Latine sans besoin ni de béquilles ni de soutien, l’Etat a continué de jouer un rôle décisif.

Parmi les nombreuses institutions qui constituent la trame étatique ; une institution en particulier a tenu ce rôle central : l’Armée (comprise au sens large, comme synonyme de Forces Armées3) En même temps qu’ils menaient la répression impitoyable des très nombreux éléments de la société - peuples indigènes et noirs, gauchos, llaneros, etc. - rétifs à s’intégrer en tant que force de travail docile et soumise, les militaires latino-américains ont aussi occupé, créé et géré des tâches strictement économiques.

Ce rôle privilégié et très souvent prépondérant en Amérique Latine n’a pas été central seulement au XIXº siècle. Au XXº, le bonapartisme militaire4 a joué le rôle actif que n’ont pas joué et que ne pouvaient pas jouer les faibles, impuissantes et amaigries bourgeoisies autochtones latino-américaines (faussement appelées « bourgeoisies nationales » par leurs apologistes). Face à l’absence de projets vigoureux et authentiquement nationaux, les bourgeoisies latino-américaines ont perdu leur petite et faible autonomie, si tant est qu’elles en ont eue une un jour5 et elles ont fini par jouer le rôle soumis de sociétaires minoritaires et subsidiaires des capitaux multinationaux. C’est pourquoi un grand nombre des industrialisations latino-américaines du XXº siècle ont été, en réalité, des pseudo-industrialisations parce qu’elles n’ont pas modifié la structure antérieure laissée en héritage par les bourgeoisies agraires du XIXº6.

Il est aujourd’hui clairement évident qu’est erronée et inappropriée cette fausse image et cette illusoire dichotomie - construite artificiellement à partir de récits fallacieux et apologétiques - qui prétend que s’affrontent des « bourgeoisies nationales, démocrates, industrialistes, anti-impérialistes et modernistes » à des « oligarchies de grands propriétaires fonciers, traditionalistes, autoritaires et liquidateurs de la patrie » Notre histoire réelle, pleine de coups d’état, de massacres et de génocides planifiés, a suivi une voie sensiblement différente de celle donnée pour exemplaire par les commodes schémas classiques et complaisants construits à partir des principales formations sociales européennes. L’histoire latino-américaine n’a pas obéi à la logique européenne ; la lutte des classes empirique ne s’est pas laissée attraper par le schéma idéal ; le développement inégal articulé et combiné avec de multiples dominations sociales n’a pas écouté les conseils politiques qui prévoyaient une avancée par étapes, qui conseillaient d’accorder son soutien à cette fraction-ci ou à cette fraction-là de la bourgeoisie (appelée « bourgeoisie démocratique » par le réformisme stalinien, « bourgeoisie nationale » par le populisme) contre le supposé ennemi oligarchique. En Amérique Latine, les bourgeoisies sont nées oligarchies et les oligarchies se sont embourgeoisées au fur et à mesure qu’elles se sont modernisées. Les modernisations ne sont pas venues d’en bas, mais d’en haut. Elles n’ont été ni démocratiques ni plébéiennes, mais oligarchiques et autoritaires. Elles n’ont pas été le fruit de « révolutions bourgeoises antiféodales » - comme le récitaient certains manuels - mais de révolutions-restaurations, de « révolutions passives » conduites et impulsées par des oligarchies embourgeoisées.

Ce furent les oligarchies elles-mêmes, au moyen de l’appareil d’Etat et particulièrement au moyen des forces armées ; qui ont entrepris - par le sang, la torture et le feu - de moderniser leur insertion toujours subordonnée dans le marché capitaliste mondial7. Le libéralisme latino-américain n’a pas été, comme en France au XVIIº et XVIIIº siècle, progressiste, mais autoritaire et répressif. Dans nos patries éventrées à coup de baïonnettes et estropiées à coup de fouet et de gourdin, il n’y a jamais eu de modernisation économique sans répression politique.

Les bourgeoisies locales ont été historiquement trop faibles pour protéger l’indépendance de nos nations contre l’impérialisme, mais, en même temps, elles ont été suffisamment fortes pour neutraliser et bloquer les processus de lutte sociale radicale des classes populaires.

Les sanglantes dictatures militaires latino-américaines - dont les conséquences néfastes se font encore sentir aujourd’hui - qui ont dévasté notre continent durant les années 70 et 80 n’ont donc pas été un coup de tonnerre inattendu dans un ciel serein. Elles n’ont pas été une « anomalie », une exception à la règle, un interrègne entre deux périodes de normalité et de paix. Elles ont plutôt été la règle de nos capitalismes périphériques, dépendants et subordonnés à la logique du système capitaliste mondial.

Nouveaux temps de luttes et nouvelles formes de domination pendant la « transition vers la démocratie ».

Une fois épuisées les anciennes formes dictatoriales grâce auxquelles le grand capital - international et local - a exercé sa domination et a réussi à remodeler les sociétés latino-américaines en inaugurant à l’échelle mondiale le néolibéralisme8 nos pays ont assisté à ce qui a été appelé, encore de façon apologétique et injustifiée, « étapes de transition vers la démocratie »

Ça fait presque vingt ans, plus ou moins, que nous vivons cette « transition ». N’est-il pas temps d’en faire le bilan critique ? Pouvons-nous continuer de répéter joyeusement que les formes républicaines et parlementaires d’exercer la domination sociale sont « des transitions vers la démocratie » ? Jusqu’à quand allons-nous continuer à avaler sans mâcher ces fables académiques issues des girons des bourses universitaires payées par la social-démocratie allemande et des subsides alloués par les fondations nord-américaines ?

Nous pensons, sans prétendre catéchiser qui que ce soit, que la mise en place de formes et de rituels parlementaires est loin de ressembler un tant soit peu, et il s’en faut de beaucoup, à une authentique démocratie. Il est presque oiseux d’insister avec cette évidence : dans nos pays latino-américains, aujourd’hui comme hier, les mêmes secteurs sociaux continuent d’exercer leur domination, ceux qui possèdent les gros portefeuilles et les gros comptes bancaires. L’image n’est plus la même, la mise en scène n’est plus la même, le discours a changé, mais non le système économique, social et politique. Il s’est même perfectionné9.

Ces nouvelles formes de domination politique - principalement parlementaires - sont nées de la lutte des classes. Selon nous, elles n’ont pas été un cadeau gracieusement offert par sa majesté, le marché et le capital (comme le soutient une certaine hypothèse qui finit par présupposer, inconsciemment, la passivité totale du peuple), mais, malheureusement, elles n’ont pas non plus été uniquement le fruit de la conquête populaire et de « l’avancée démocratique de la société civile » qui, lentement, prend possession des mécanismes de décision politique et avance vers un avenir radieux (comme l’imaginent certains courants qui finissent par céder devant le fétichisme du parlementarisme). En réalité, les régimes politiques post-dictature, en Argentine, au Chili, en Uruguay et dans le reste du cône sud de l’Amérique Latine, ont été le produit d’une complexe et inégale combinaison de luttes populaires et de masse - dans le sillage desquelles le sommet est atteint par le soulèvement populaire en Argentine de décembre 2001 - avec la réponse tactique de l’impérialisme qui avait besoin de sacrifier momentanément quelque pion militaire néolithique pour ravauder les filets de la domination, changer un peu pour que rien, en définitive, ne change.

Avec ou sans un discours « progressiste », la mission stratégique que le grand capital transnational et ses associées les plus soumises, les bourgeoisies locales, ont assigné aux gouvernements « progressistes » de la zone - depuis la Front Large en Uruguay et le P.J. de Kirchner en Argentine, et jusqu’à la « concertation » de Bachelet au Chili - consiste à permettre un retour à la « normalité » du capitalisme latino-américain. Il s’agit de résoudre la crise organique en reconstruisant le consensus et la crédibilité des institutions bourgeoises pour garantir l’ORDRE. C’est à dire : la continuation du capitalisme. Ce qui est en jeu c’est la crise de l’hégémonie bourgeoise dans la région menacée par les rébellions et les soulèvements populaires - comme ceux qu’ont connu l’Argentine et la Bolivie - et leur éventuelle récupération.

Selon nous, et malgré ce qu’espèrent les couches populaires, la manipulation des drapeaux sociaux, l’abâtardissement des thèmes idéologiques de la gauche et le recyclage des identités progressistes ont pour but, actuellement, de freiner la révolte et de canaliser institutionnellement l’indiscipline sociale. Grâce à ce mécanisme d’aggiornamento censé être « de gauche », les bourgeoisies du cône sud latino-américain s’efforcent de rebâtir leur hégémonie politique. Il s’agit de redonner une légitimité aux institutions du système capitaliste, grandement dévaluées et discréditées par la crise du système de représentation politique, crise qui a atteint une ampleur inconnue sur notre continent depuis bien longtemps. Les équipes politiques des classes dominantes locales et l’impérialisme s’efforcent ainsi, de manière très subtile et intelligente, de continuer à isoler la révolution cubaine (que l’on continue de saluer, mais. comme quelque chose d’exotique, de lointain, de particulier aux Caraïbes.) de conjurer l’insolence que se permet le Venezuela bolivarien (à qui on sourit, mais. toujours de loin), de continuer à diaboliser l’insurrection colombienne et d’étouffer dans l’ouf le processus ouvert en Bolivie.

Les défis lancés à la gauche latino-américaine anti-impérialiste et anti-capitaliste face à sa propre histoire.

Comment faire face, par conséquent, à cet aggiornamento des formes politiques de domination, à cette tentative « guépardiste » de changer un peu pour que l’ORDRE soit toujours le même et que rien ne change au fond ?

Une fois écartée la vision naïve de cette euphorie optimiste qui postule dans le champ des mots d’ordre mobilisateurs un dangereux et trompeur triomphalisme - qui qualifie « d’avancée révolutionnaire » les gouvernements de Tabaré Vázquez, de Kirchner ou de Bachelet - nous devons comprendre où sont nos défis politiques à partir de note propre histoire et de nos propres besoins10. C’est ainsi que procéda Fidel Castro lorsqu’il prit la tête de la révolution cubaine, c’est ainsi que procède Chávez au Venzuela et c’est ainsi qu’ont procédé les sandinistes, les Salvadoriens et les tupamaros à leurs débuts (lorsqu’ils étaient radicaux et s’opposaient au système), et c’est ainsi que procèdent les FARC et l’ELN en Colombie, comme les zapatistes au Chiapas. Dans le cône sud latino-américain, la situation nous fait obligation de trouver notre propre stratégie et notre propre voie politique à partir de notre propre histoire. Nous devons étudier l’histoire et la prendre au sérieux !

Cela implique d’être vigilants devant toute manipulation opportuniste. Il est vrai que tout récit d’ordre historique induit que l’on construit des généalogies passées pour défendre et justifier des politiques qui concernent le futur. Mais tout a une limite. On ne peut retourner au passé, « manipuler », introduire et omettre à plaisir, selon les opportunités du moment. Par exemple, en Argentine, on ne peut pas mettre sur les drapeaux et les affiches les portraits de Santucho et de Che Guevara et puis, comme par magie, effacer ces symboles pour les remplacer par la photo de Juan Domingo Perón. Et ensuite, si les alliances politiques changent encore, remiser au placard vite fait Perón et remettre Santucho ou celui qui conviendra le mieux. Et toujours avec le même sourire cynique. Comme si tout ça c’était du pareil au même ! Ce n’est pas sérieux. C’est manipuler grossièrement l’Histoire selon les besoins du moment. Ce n’est pas comme cela qu’on construit une identité politique de masse capable de rassembler la jeunesse révoltée et la classe laborieuse combattive autour d’un projet d’émancipation radicale. Les Cubains appellent ces manouvres de la vulgaire « politicaillerie ». Lénine les appelait de « l’opportunisme ». Chacun des pays de notre Amérique Latine a un mot pour désigner cela.

L’histoire doit être notre véritable source d’inspiration, mais non un très pratique laissez-passer opportuniste.

Formation politique, hégémonie socialiste et internationalisme

Nous ne devons pas seulement nous inspirer de l’histoire. Dans la phase actuelles des rapports des classes sociales -qui se caractérise par l’accumulation des forces - il nous faut généraliser la formation politique de nos militants de base. Pas seulement de nos cadres dirigeants, mais de tous nos militants. Il est impératif de combattre le clientélisme et la pratique des « punteros » (ces négociants de la politique qui achètent avec les prébendes du pouvoir) en consolidant et en sédimentant une forte culture politique parmi la base de nos militants, laquelle doit avoir pour but l’hégémonie socialiste sur tout le mouvement populaire. Il n’y aura pas de transformation sociale radicale sans un mouvement des masses. Nous pensons qu’ils sont illusoires et fantasmagoriques ces rêves post-modernes et post-structuralistes qui nous invitent, de façon irresponsable, à « changer le monde sans prendre le pouvoir ». On ne peut obtenir des changements de fond sans affronter les institutions centrales de l’appareil d’Etat. Il nous faut viser la constitution, stratégiquement et à long terme - je parle pour une période de plusieurs années et non de quelques mois - d’organisations guevaristes de combat.

Pourquoi « des organisations » ? Parce que le culte aveugle de la spontanéité des masses est un mirage, certes sympathique, mais sans efficacité. Tous le mouvement populaire qui a suivi l’explosion des 19 et 20 décembre 2001, en Argentine, a vu son énergie de diluer et a fini par être phagocyté par l’absence d’organisation et le manque de continuité dans le temps - (une organisation populaire n’est pas l’addition de diverses factions qui se fixent comme but ultime de participer à chaque élection).

Pourquoi « guevaristes » ? Parce que, tout au long de notre histoire latino-américaine, le guevarisme est la traduction la plus radicale de la pensée de Marx et de Lénine et de tout le patrimoine révolutionnaire mondial, interprété à partir de notre réalité et de nos peuples. Le guévarisme s’approprie le meilleur de ce qu’ont produit les bolchevicks, les Chinois, les Vietnamiens, les luttes anticolonialistes de l’Afrique, la jeunesse étudiante et ouvrière d’Europe, le mouvement noir des Etats-Unis et toutes les révoltes qui ont fait palpiter tous les continents. Le guevarisme n’est ni décalque ni copie, il est une appropriation de l’histoire même du marxisme latino-américain dont le fondateur est indiscutablement José Carlos Mariátegui. Les recherches politiques, théoriques, philosophiques de Che Guevara sont, en permanence, une invitation à repenser le marxisme radical à partir de l’Amérique Latine et du tiers Monde. On ne peut pas le réduire à deux ou trois phrases toutes faites. Nous avons encore à faire une étude collective sérieuse de la pensée marxiste de Che Guevara et son appropriation critique par nos militants11.

Pourquoi « de combat » ? Parce que, tôt ou tard, nous nous heurterons à la force bestiale de l’appareil d’Etat et à son usage constant de la force concrète des armes. C’est ce que nous enseigne toute notre longue histoire. J’insiste : il faut prendre au sérieux l’Histoire ! Prétendre éluder cette confrontation, ça peut paraître très sympathique pour décrocher une bourse ou pour séduire les lecteurs d’un grand monopole de la (non)communication. Mais l’histoire de notre Amérique Latine nous démontre, de manière terriblement dramatique, qu’il n’y aura pas de révolutions véritables sans la lutte anti-impérialiste et anticapitaliste. Nous devons nous préparer pour cet affrontement à longue échéance. Ce n’est pas une tâche à faire en deux jours, mais bien sur plusieurs années. Nous devons livrer la bataille idéologique pour rendre légitime, au sein de notre peuple, la violence populaire, ouvrière et anticapitaliste ; la juste violence d’en bas contre l’injuste violence d’en haut.

Mais en identifiant le combat comme une voie stratégique, nous devons apprendre de nos erreurs passées en écartant la tentation militariste. Les nouvelles organisations guévaristes devront être étroitement rattachées aux mouvements sociaux. On ne peut pas parler « depuis l’extérieur » au mouvement de masse. Les organisations qui mèneront la lutte et traceront la route stratégique, en visant plus loin que le au-jour-le-jour, devront être en même temps « cause et effet » des mouvements de masse. Ne pas seulement parler et enseigner, mais aussi écouter et apprendre. Et écouter attentivement, avec l’ouïe bien affûtée ! La vérité de la révolution socialiste n’est la propriété d’aucune faction politique, elle se construira dans le dialogue entre les organisations radicales et les mouvements sociaux. Les avant-gardes - pardonnez-moi d’utiliser ce terme tellement déprécié dans les centres académiques du système - que nous allons devoir construire seront des avant-gardes de masse, non d’élites.

Si durant la lutte idéologique des années 90 - à l’époque du plein développement du néolibéralisme - nous avons dû batailler pour défendre Marx, en ramant contre le courant hégémonique, dans la décennie actuelle, Marx seul n’est plus suffisant. Aujourd’hui, il nous faut davantage et inscrire sur l’agenda de notre jeunesse, Lénine et Che Guevara (et toutes et tous leurs continuateurs). Remettre Che Guevara au cour de nos militants implique de récupérer la mystique révolutionnaire de la lutte extra-institutionnelle qui a nourri la génération des années 60 et 70.

Il nous faut penser et faire de la politique au delà des institutions, sans céder au trompeur « horizontalisme » - dont les partisans hurlent « Que personne ne commande ! » parce que, en réalité, ils veulent que ce soient eux ceux qui commandent - et sans nous faire piéger par le réformisme et le chantage institutionnel. Rien de mieux, alors, que de combiner l’esprit offensif de Guevara avec l’intelligence et la lucidité de Gramsci pour comprendre et affronter le traquenard du « guépardisme ». Savoir sortir de la politique de secte, assumer l’offensive idéologique et en même temps être suffisamment lucides pour faire face au transformisme politique des classes dirigeantes qui brandissent des drapeaux « progressistes » pour mieux nous dominer.

Comme San Martín, Artigas, Bolívar, Sucre, Manuel Rodriguez, Juana Azurduy et José Martí, comme Guevara et Fidel Castro, Santucho, Sendic, Miguel Enríquez, Inti Peredo, Carlos Fonseca et Marighella, nous devons unir nos efforts et nos volontés collectives sur le long terme dans une perspective internationaliste et continentale. A l’époque de la mondialisation impérialiste, ce qui n’est ni viable, ni possible, ni réaliste, ni souhaitable c’est « un capitalisme national ».

Nous ne pouvons pas continuer à accepter que les militants dévoués - présents dans diverses expériences réformistes du cône sud - deviennent une « base de manouvre » ou un élément de pression et de négociation pour l’aggiornamento des bourgeoisies latino-américaines. Les rêves, les espoirs, les souffrances, les sacrifices et toute l’énergie rebelle de nos peuples latino-américains ne peuvent pas continuer à être expropriés. Nous méritons mieux qu’un misérable « capitalisme à visage humain » mieux qu’une modernisation pourrie de la domination.

Octobre 2006-11-01

http://www.rebelion.org

Messages

  • Je trouve l’article de Nestor Kohan très important pour comprendre la situation politique en Amérique latine, si nous sommes effectivement capables de sortir des présupposés de notre marxisme européen. En tous cas si nous comprenons la nécessité pour l’Amérique latine d’ adjoindre Mariategui, Guevara, etc., à nos Marx, Lénine, Trotsky, Gramsci, etc..
    Le Mexique actuel est dans une situation particulièrement explosive dans la mesure où cohabitent avec force ces 2 orientations dont parle Kohan, en tendance celle autour du PRD d’un côté, et celle autour de l’EZLN de l’autre. Ce pays traverse une crise de gouvernabilité exceptionnelle, de l’importance de celle de la révolution mexicaine d’Emiliano Zapata et Pancho Villa des années 1910. Le problème semble le suivant : comment peut s’opérer la soudure entre les différentes masses, celles du NORD et celles du SUD, celles de Mexico ciudad, d’Oaxaca, du Chiapas et du Guerrero ? Comment unifier, nationaliser les luttes ?
    Bien malin qui peut prévoir l’issue, la proximité avec les USA complexifiant encore un peu plus la situation.
    La problématique pour une nation vaut aussi à l’échelle du continent. Le projet bolivarien est le début de la réponse.
    JO