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Déficits publics : d’où viendra le financement ?
Publie le mercredi 27 mai 2009 par Open-Publishing1 commentaire
Dette publique des Etats-Unis au 26 mai 2009 : 11 305 594 490 199 dollars, soit 79,25 % du PIB.
John Mauldin écrit le 23 mai 2009 :
Cette semaine, la dette publique des États-Unis atteint 11 300 milliards de dollars et continue d’augmenter rapidement. L’Administration Obama projette de lever 1 850 milliards de dollars en 2009 (13 % du PIB), et encore 1 400 milliards de dollars en 2010.
Le Congressional Budget Office (CBO) prévoit près de 10 000 milliards de dette supplémentaire entre 2010 et 2019. En janvier dernier, le déficit pour 2009 était estimé à « seulement » 1 200 milliards. Les choses se sont rapidement dégradées (le déficit sera de 1 841 milliards en 2009).
Mais il y a également de quoi être préoccupé par ces estimations. Le CBO table sur une reprise plutôt solide en 2010, avec une croissance à 3,8 %, puis ensuite 4,5 % en 2011. Fait intéressant, le CBO prévoit un chômage à 8,8 % pour cette année (nous en sommes déjà à 8,9 % et il augmente tous les mois), devant passer à 9 % l’an prochain. Ce serait un bien étrange redémarrage où l’activité économique bondirait à 4 % avec un chômage ne diminuant pas. (Vous pouvez voir leurs feuilles de calcul et tous les détails sur www.cbo.gov, à condition toutefois d’avoir vérifié votre tension artérielle au préalable.)
Quelques remarques rapides. Cette année, le gouvernement se propose d’emprunter 50 % de chaque dollar dépensé. Le CBO prévoit que le PIB nominal augmentera de près de 50 % au cours des 10 prochaines années (ce qui est historiquement raisonnable), mais également que les revenus vont doubler, ce qui suggère des hausses d’impôt massives par rapport au PIB.
Fait intéressant, le Fonds monétaire international indique que la croissance l’année prochaine sera au mieux plutôt faible. Le déficit en 2010 atteindra encore près de 10 % du PIB. Le déficit prévu est proche de 1 000 milliards de dollars en moyenne pour les dix prochaines années. Dans dix ans d’ici, le déficit est estimé à 1 200 milliards. Et ce à condition que les dépenses gouvernementales n’augmentent pas et que l’inflation moyenne soit de 1,1 % pour les six prochaines années.
Procédons à un rapide tout d’horizon mondial. Au cours du premier trimestre, l’économie allemande s’est contracté de 14 %, l’économie du Japon de 15 %, l’économie du Mexique de 21 %, et l’économie de l’Angleterre de près de 8 %.
Le commerce mondial s’est tout simplement effondré. Le tableau ci-dessous est le pire jamais connu. Les exportations chinoises sont en baisse de 41 %, les exportations japonaises en baisse de 38 %, les exportations allemandes de 32 %, et ainsi de suite (graphique sur le site variantperception.com)
Permettez-moi de citer la très intéressante étude réalisée par l’équipe de Variant Perception :
« Comme nous l’avons dit à maintes reprises, l’Espagne se dirige vers une longue et douloureuse déflation qui va se manifester par un taux de chômage dramatiquement élevé, un effondrement de l’immobilier, et des faillites bancaires. Considérez ceci : la valeur de l’encours des prêts aux développeurs immobiliers espagnols est passée de 33,5 milliards d’euros en 2000 à 318 milliards d’euros en 2008, soit une hausse de 850 % en 8 ans. Si vous ajoutez les dettes du secteur de la construction, l’ensemble de la valeur de l’encours des prêts aux développeurs et aux entreprises de construction s’élève à 470 milliards d’euros. C’est près de 50 % du PIB espagnol. La plupart de ces prêts seront défaillants.
Les banques espagnoles sont désormais confrontées à de très sombres perspectives. En Espagne, le taux de chômage a atteint plus de 17 % le mois dernier, il y a maintenant quatre millions de chômeurs, et plus d’un million de familles où personne n’a d’emploi. L’Espagne et l’Irlande ont les pires bulles immobilières au monde, et désormais l’Espagne a un nombre plus grand de maisons invendues que les États-Unis, bien que les États-Unis soient environ six fois plus grands.
Pourquoi les banques espagnoles ne sont-elles pas en faillite ? Elles ne pratiquent pas la comptabilisation de leurs prêts immobiliers aux cours du marché. Nous nous sommes interrogés sur le fait qu’il n’y ait pas plus de victimes de l’effondrement de l’immobilier en Espagne. La réponse est simple, selon un article paru dans l’Expansion, l’équivalent espagnol du Financial Times, intitulé « Les banques espagnoles contrôlent la moitié de toutes les évaluations immobilières ». Cela ne s’invente pas. Nous n’avons même pas commencé à voir le pire en Espagne pour le moment.
Les banques européennes sont dans une situation bien pire que leurs homologues américaines. Elles ont un effet de levier beaucoup plus important, d’environ 30 en moyenne. Comment est-ce possible, alors que c’est censé être un secteur conservateur ?
Les banques européennes sont régulées sur la base d’une pondération du risque de leurs actifs, contrairement aux Etats-Unis où c’est le ratio de levier total qui compte. La plupart des banques européennes ont acheté des actifs qui ont été notés par Moody’s et S & P, et pour tout ce qui n’était pas très bien noté, elles ont acheté des CDS ou des garanties à AIG et à MBIA. C’est la raison pour laquelle les banques européennes ont été en mesure de pratiquer un effet de levier bien plus important que leurs consoeurs américaines. Compte tenu de ces ratios de levier plus importants et de la détérioration générale de la valeur des collatéraux, nous pensons que toutes les pertes en Europe ne sont pas encore apparues. »
Les banques européennes ont en bilan des actifs qui représentent environ 330 % du PIB de la région, par rapport aux États-Unis où les actifs bancaires représentent environ 50 % de celui-ci.
De plus, les banques européennes ont octroyé plus de 700 milliards de dollars de prêts à des entreprises asiatiques (qui subissent l’effondrement de leurs exportations) et 1 300 milliards de dollars de prêts à l’Europe de l’Est qui traverse une très grave récession, et un grand nombre de ces prêts vont tout simplement perdre toute valeur. Autrement dit, il va y avoir un besoin massif d’argent pour renflouer les banques européennes, ou nous allons tout simplement voir leurs économies imploser.
D’où viendra l’argent pour le sauvetage ? D’Allemagne ? Ce sera difficile à vendre politiquement dans un pays qui subit une récession bien pire que les États-Unis. Comment peut-on annoncer aux citoyens qu’il est nécessaire de renflouer avec l’argent de leurs impôts les banques d’autres pays ? Les banques italiennes et autrichiennes vont avoir besoin de beaucoup de capital, plus que leurs gouvernements ne peuvent leur en fournir. Cela posera un grave problème.
Les gouvernements du monde entier répondent à la récession mondiale par des déficits budgétaires massifs. Outre les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, la Russie, l’Espagne et l’Irlande ont tous des déficits supérieurs à 10 %.
Et, comme dans le cas des États-Unis, ce ne seront pas des déficits sur une seule année. Le FMI prévoit que l’économie britannique se contractera à nouveau l’an prochain et que la reprise aux États-Unis sera au mieux modeste. En 2010, l’économie américaine devrait croître de 0,2 % (loin des projections optimistes de divers organismes du gouvernement américain), les nations de la zone euro vont enregistrer un gain modeste de 0,1 %, et le G7 aura dans l’ensemble une croissance de 0,2 %. Le FMI prévoit également que l’économie japonaise stagnera l’an prochain.
Voyons maintenant ce qui provoque mon inquiétude. Le monde entier va devoir financer plusieurs milliers de milliards de dollars de dette au cours des prochaines années. Prenons une estimation. Je pense que le chiffre de 5 000 milliards de dollars est vraisemblable, dont 3 000 milliards de dollars prévus pour les seuls États-Unis, si les prévisions actuelles sont correctes.
D’où cet argent pourrait-il venir ? Le déficit commercial américain est tombé à moins de 350 milliards par an. La Fed peut en monétiser mille milliards. Peut-être. Observez la courbe des taux de la dette publique des États-Unis reproduite ci-dessous (Bloomberg). L’épargne américaine va augmenter, mais où sera l’incitation à acheter de la dette à dix ans rapportant 3,5 % ? La dette à quatre ans, avec un rendement de moins de 2 % ne permet pas de faire croître votre épargne. Même avec la monétisation et l’achat de notre dette par les Chinois grâce à l’argent que nous leur donnons, cela laisse encore sur le marché obligataire 1 500 milliards sans acheteurs, à plus ou moins 100 milliards de dollars près.
Le monde entier est en train de liquider ses dettes. Les différents types de titrisations ont fortement ralenti. Les banques réduisent le volume des prêts. Le prix de l’immobilier baisse dans le monde entier. L’immobilier commercial doit se refinancer et les banques du monde entier sont exposées. « La récession transforme les centres commerciaux en villes fantômes » titre le Wall Street Journal. L’épargne des ménages s’accroit et la courbe des ventes au détail est plate ou en baisse. Le taux de chômage est à la hausse.
Tout ceci devrait être massivement déflationniste. Les taux d’intérêts devraient baisser ou tout au moins ne pas augmenter. Mais il se passe quelque chose d’étonnant. Au cours des deux derniers mois, le rendement des obligations de dix ans a augmenté de 1 %. Elles ont gagné 0,38 % en seulement deux semaines. Observez le graphique ci-dessous. Que se passe-t-il ?
Selon Merrill Lynch, la taille du marché obligataire mondial est estimée à environ 67 000 milliards de dollars, les titres des États-Unis, de la zone euro, et du Japon représentant moins de 50 % de ce total. (PIMCO)
La note attribuée à la dette de l’Angleterre a été mise sous observation avec un avis négatif. Bill Gross a déclaré le 22 mai qu’il n’était pas impensable que les États-Unis puissent perdre leur note AAA. Je pense que le marché obligataire observe cette montagne de dettes qui devront être vendues et il se demande d’où proviendra une somme si colossale. Où trouver 10 000 milliards de dollars au cours des dix prochaines années pour financer la dette américaine ?
Et ce n’est là que le besoin de financement des États-Unis. Où trouver 5 000 milliards de dollars pour financer les nouvelles dettes mondiales dans les deux prochaines années ? Dans un monde où l’on liquide la dette ? De combien les autres pays ont-ils besoin ? Qu’en est-il de l’argent nécessaire pour financer les entreprises ? et les prêts hypothécaires ? et les cartes de crédit ? et ainsi de suite ?
Si vous ajoutez 10 000 milliards aux 11 300 milliards de dette actuelle (y compris le fonds de la sécurité sociale, etc..), la dette publique des Etats-Unis s’élèvera à 21 000 milliards en 2019. Soyons généreux et imaginons que les taux d’intérêt ne soient en moyenne que de 5 %. Cela se traduirait par une charge d’intérêt de plus de 1 000 milliards de dollars. Cela représente 25 % des prévisions de recettes et 20 % des dépenses prévues. Et cela suppose que l’on ait une croissance nominale de plus de 4 % durant les dix prochaines années. Si la croissance est inférieure, les recettes fiscales le seront également.
Je pense que le marché des obligations anticipe les années à venir et estime que les déficits de 1 000 milliards de dollars ne peuvent tout simplement pas être financés. Et si la dette est monétisée, l’inflation va alors devenir un problème très grave.
Lorsque les déficits sont situés dans les 4 %-6 %-8% ou plus du PIB nominal, à un certain point les choses s’équilibrent. Pouvons-nous continuer ainsi quelques années ? Certainement. Le Japon s’apprête à voir son ratio de dette par rapport au PIB atteindre près de 200 %. Mais le monde entier ne peut pas procéder ainsi au même moment.
Appelons cela le paradoxe du déficit. Nous avons eu aux USA un important déficit commercial pendant des années, parce que ceux qui voulaient nous vendre des « choses » (la Chine, le Japon et le Moyen-Orient) ont eu la gentillesse d’investir leur argent dans nos obligations. Ce qui a produit la « perplexité » de Greenspan, tout en contribuant à maintenir les taux d’intérêts bas aux Etats-Unis (et mondialement). Mélangez cela avec une augmentation massive de l’effet de levier, un peu de bulles, et nous en arrivons maintenant à une véritable crise.
Les déficits ne sont pas nécessairement un mal s’ils restent sous contrôle et si les autorités font preuve de retenue. Mais tout le monde ne peut pas avoir des déficits au même moment.
Si nous n’achetons pas pour 700 milliards de dollars de marchandises, alors cet argent ne peut pas être recyclé dans le financement de notre dette. C’est aussi simple que cela.
(Aujourd’hui, la Chine et le Brésil s’apprêtent à commercer dans leurs propres monnaies au lieu du dollar. C’est très avisé de leur part.)
L’Europe, le Japon et les États-Unis ne peuvent pas tenter d’emprunter 5 000 milliards durant les deux prochaines années sans provoquer une grave distorsion du marché obligataire, sans parler de l’ensemble du paysage économique.
J’ai longtemps cru que le « moment crucial », la fin de partie, se situerait autour de 2013-14. Mais je n’avais jamais imaginé que nous pourrions avoir presque 2 000 milliards de déficit. Ce dingue, au coin de la rue, qui nous répète que « la fin est proche », a peut-être bien raison.
Bien avant que nous soyons en 2015, sans même parler de 2019, je pense que les marchés obligataires mettront un terme aux déficits de 1 000 milliards. Il y aura une vraie crise. Les déficits ne pourront pas être financés à un taux d’intérêt qui soit supportable par le budget. Les impôts augmenteront au delà de ce qu’ils étaient dans les années Clinton. Le budget d’ Obama fait des hypothèses très optimistes sur les économies provenant d’une maîtrise des dépenses de santé. La crise pourrait se produire beaucoup plus tôt si son projet de loi d’assurance santé universelle est adopté tel que proposé, sans être compensé par des réductions de dépenses effectuées ailleurs.
Il vaudrait mieux avoir un budget excédentaire, mais la partie n’est pas perdue si les déficits restent raisonnables. Elle est perdue lorsqu’ils ne peuvent plus être financés, à moins de recourir à la monétisation. Et cela fera sombrer le dollar, sauf face aux devises des pays qui monétisent leur dette.
Messages
1. Déficits publics : d’où viendra le financement ?, 28 mai 2009, 22:27
Zweig, Stephan, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Paris, coll. ’’Le Livre de Poche", p. p. 341 à 346, extraits
Bientôt on vit naître une nouvelle profession, celle d’"accapareur", ainsi qu’on l’appelait. Des hommes sans occupation se chargeaient d’un ou deux sacs à dos et allaient trouver les paysans les uns après les autres ; ils prenaient même le train jusqu’à des endroits particulièrement rentables afin d’amasser par des voies illégales toutes sortes de vivres qu’ils détaillaient ensuite à la ville pour le quadruple ou le quintuple du prix qu’ils les avaient payées. Tout d’abord, les paysans étaient heureux de la quantité de papier-monnaie qui pleuvait dans leur maison en échange de leurs œufs et de leur beurre, et qu’ils "accaparaient" de leur côté. Mais dès qu’ils allaient à la ville avec leur portefeuille bien garni, ils découvraient avec amertume que, tandis qu’ils n’avaient exigé que le quintuple pour leurs denrées, les prix de la faux, du marteau, du chaudron qu’ils voulaient acheter avaient entre-temps été multipliés par vingt, par cinquante. Dès lors, ils ne songeaient plus qu’à se procurer des objets manufacturés et exigeaient le paiement en nature, marchandise contre marchandise. Après avoir déjà, dans ses tranchées, reculé avec succès jusqu’à l’âge des cavernes, l’humanité abolissait aussi la convention millénaire de l’argent monnayé et retournait au système primitif du troc. Un commerce grotesque s’instaura dans tout le pays. Les citadins emportaient chez les paysans tout ce dont ils pouvaient se passer, vases de porcelaine de Chine et tapis, sabres et carabines, appareils photographiques et livres, lampes et bibelots (…) Des biens tangibles, de la "substance", pas d’argent, tel était le mot d’ordre. Beaucoup durent retirer l’alliance de leur doigt et la ceinture de cuir qui entourait leur corps, afin de pouvoir nourrir ce corps.
Finalement, les autorités intervinrent pour arrêter ce trafic, dont la pratique ne profitait qu’aux riches ; de province en province, des escouades entières furent disposées, qui reçurent pour mission de saisir les marchandises des accapareurs circulant à bicyclette ou en chemin de fer et de les remettre aux offices de ravitaillement des villes. Les accapareurs ripostèrent en organisant à la manière du Far West des transports nocturnes ou en corrompant les agents chargés de la surveillance, qui avaient eux-mêmes à la maison des enfants affamés (…) De semaine en semaine, le chaos augmentait, la population s’excitait davantage. Car de jour en jour, la dépréciation de la monnaie se faisait plus sensible. Les Etats voisins avaient remplacé les billets de banque austro-hongrois par les leurs propres et avaient plus ou moins imposé à la petite Autriche la charge principale de rembourser l’ancienne "couronne". Le premier signe de la défiance que nourrissait la population fut la disparition de la monnaie métallique, car un petit morceau de cuivre ou de nickel représentait quand même de la "substance", relativement au simple papier imprimé. L’Etat, il est vrai, fit rendre au maximum la planche à billets, afin de fabriquer le plus possible de cet argent artificiel, selon la recette de Méphistophélès, mais il ne parvint pas à suivre le mouvement de l’inflation ; c’est ainsi que chaque ville, petite ou grande, et finalement chaque village, se mit à imprimer son propre "argent de secours", que l’on se voyait refuser dès le plus proche village, et que l’on jetait tout simplement, le plus souvent, après avoir bien reconnu qu’il était sans valeur. Un économiste qui saurait mettre en relief toutes les phases de l’inflation, en Autriche d’abord puis en Allemagne, pourrait facilement, à mon avis, surpasser n’importe quel roman par le caractère passionnant de ce qu’il décrirait, car le chaos revêtit des formes de plus en plus fantastiques. Bientôt, plus personne ne sut ce que coûtait un objet. Les prix faisaient des bonds tout à fait arbitraires ; une boîte d’allumettes coûtait, dans un magasin qui en avait fait monter le prix au bon moment, vingt fois plus que dans un autre, où un brave homme vendait encore naïvement sa marchandise au prix de la veille ; en récompense de son honnêteté, son magasin se vidait en une heure, car on se le disait, chacun courait et achetait ce qui était à vendre, qu’il en eût besoin où non. Même un poisson rouge ou un vieux télescope était encore de la "substance", et tout le monde voulait de la substance au lieu de papier. C’est sur les loyers que cette disposition produisit ses effets les plus grotesques : le gouvernement, pour protéger les locataires (qui représentaient la grande masse), avait interdit toute augmentation, au détriment des propriétaires. Il se trouva bientôt qu’en Autriche le loyer annuel d’un appartement moyen coûta moins au locataire qu’un seul déjeuner ; toute l’Autriche a en quelque sorte été logée gratuitement pendant cinq ou dix années (car plus tard aussi toute résiliation de bail fut interdite). Dans ce chaos insensé, la situation se faisait de semaine en semaine plus absurde et immorale. Qui avait économisé pendant quarante ans et, en outre, patriotiquement placé son argent dans les emprunts de guerre était réduit à la mendicité. Qui avait contracté des dettes en était déchargé. Qui s’en tenait correctement à la répartition des vivres mourait de faim ; seul celui qui la transgressait effrontément mangeait son soûl. Qui savait corrompre faisait de bonnes affaires ; qui spéculait profitait. Qui vendait en se réglant sur le prix d’achat était volé ; qui calculait soigneusement se faisait quand même rouler. Dans cet écoulement et cette évaporation de l’argent, il n’y avait point d’étalon, point de valeur fixe, il n’y avait plus qu’une seule vertu : être adroit, souple, sans scrupule, et sauter sur le dos du cheval lancé au grand galop, au lieu de se faire piétiner par lui.
A cela s’ajoutait que durant cette dépression des valeurs où les gens en Autriche avaient perdu toute mesure, bien des étrangers avaient reconnu que chez nous il était fort avantageux de pêcher en eau trouble. Les seules valeurs demeurées stables dans le pays pendant l’inflation – qui dura trois ans et dont le rythme se précipita de plus en plus – c’étaient les monnaies étrangères. Les couronnes autrichiennes fondant entre les doigts comme gélatine, chacun voulait des francs suisses, des dollars américains, et une foule considérable d’étrangers exploitaient cette conjoncture pour dévorer le cadavre palpitant de la couronne autrichienne. On "découvrit" l’Autriche, qui connut une funeste "saison touristique". Tous les hôtels de Vienne étaient pleins de ces vautours ; ils achetaient tout, depuis la brosse à dents jusqu’au domaine rural, ils vidaient les collections des particuliers et les magasins d’antiquités avant que les propriétaires, dans leur détresse, soupçonnassent à quel point ils étaient dépouillés et volés. De petits portiers d’hôtel venus de Suisse, des sténodactylographes de Hollande habitaient les appartements princiers des hôtels du Ring. Si incroyable que paraisse le fait, je puis le certifier, parce que j’en ai été le témoin : le célèbre et luxueux Hôtel de l’Europe de Salzbourg fut loué pendant assez longtemps à des chômeurs anglais qui, grâce aux généreuses allocations que l’Angleterre accordait à ses sans-travail, y vivaient à meilleur compte que chez eux dans leurs taudis. Tout ce qui ne tenait pas à fer et à clou disparaissait ; peu à peu se répandit toujours plus largement le bruit qu’en Autriche on pouvait vivre et acheter à vil prix. (…) Même l’Allemagne, où l’inflation progressa d’abord à un rythme beaucoup plus lent – il est vrai que ce fut pour dépasser ensuite la nôtre d’un million de fois – utilisait son mark contre la couronne qui se dissolvait. Ville frontière, Salzbourg m’offrait la meilleure occasion d’observer ces razzias quotidiennes. Par centaines, par milliers, les Bavarois venaient des villes et des villages voisins et se répandaient à travers la petite ville. (…) Finalement, à l’instigation du gouvernement allemand, on établit une surveillance à la frontière pour empêcher que tous les objets de première nécessité, au lieu d’être achetés dans les magasin du pays, ne le fussent à Salzbourg, où ils étaient moins chers (…) Un article, cependant, demeurait libre et ne pouvait être saisi : la bière qu’on avait absorbée. Et les buveurs de bière bavarois calculaient tous les jours, en consultant les cours, si dans la région de Salzbourg ils pourraient, du fait de la dépréciation de la couronne, boire cinq ou six, ou dix litres pour le prix qu’il leur fallait payer un litre chez eux. On ne pouvait imaginer tentation plus alléchante (…) Bien sûr, ils ne se doutaient pas, ces joyeux Bavarois, qu’une revanche terrible les menaçait. Car lorsque la couronne se stabilisa et que le mark tomba dans des proportions astronomiques, ce furent les Autrichiens qui partirent de la même gare pour aller s’enivrer en face à bon marché, et le même spectacle se produisit une seconde fois, mais en sens inverse. Cette guerre de la bière au cours des deux inflations est un de mes souvenirs les plus singuliers parce que, avec son caractère pittoresque et grotesque, c’est peut-être elle, qui montre le plus clairement, en petit, tout l’égarement qui sévissait durant ces années.