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Dénoncer ses voisins pour faire comme eux

Publie le lundi 3 mai 2004 par Open-Publishing

Petit à petit, par lente accoutumance aux tirs à vue, l’œil une fois habitué au brouillard qui entoure le terrain de chasse, passée la stupeur du lapin chopé par les oreilles, on finit par regarder les choses plus posément : non, les mesures gouvernementales ne dégringolent pas par génération spontanée.

Chacune a son histoire, ses racines, ses lignes de force. Les radiations de chômeurs ont pour géniteur le Plan d’aide au retour à l’emploi (PARE) de 2001 et pour ancêtre le chacun pour soi. Le RMA conjugue les chromosomes du Service du travail obligatoire (STO) de 1941 à ceux des Contrats emploi-solidarité, intérims et emplois jetables conditionnés à la chaîne depuis quinze ans. La loi sur la sécurité intérieure (LSI) de Sarkozy arrive après la loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) de Vaillant. Les intérêts du Medef sont les héritiers des intérêts du CNPF. Et ainsi de suite. Petit à petit, nos yeux myxomatosés apprennent à discerner le grand arbre généalogique dont les branches taillées en pointe masquent le tronc.

Il en va de même pour l’avant-projet de loi sur la « prévention de la délinquance ». Déjà approuvée en conseil des ministres, cette nouvelle pierre à la forteresse sécuritaire prévoit de transformer les éducateurs de rue en indics à l’usage des autorités locales. Extrait du programme : « Tout professionnel intervenant au titre de l’action éducative, sociale ou préventive est tenu d’informer le maire de la commune de résidence de la personne au bénéfice de laquelle il intervient, ou le représentant désigné par le maire. » C’est la fonction même d’éducateur de rue qui se trouve ainsi dépouillée, rackettée de sa substance. « Si le projet passe, les travailleurs sociaux devront signaler au maire toute personne qui vient leur demander de l’aide, explique Nathalie Nief, éducatrice à Aubervilliers et membre du Collectif 93.

Or les éducateurs de rue sont les seuls travailleurs sociaux à respecter l’anonymat des gens. C’est grâce à cette garantie qu’on peut intervenir sur des populations qui sont souvent méfiantes envers les institutions. Il y en a qui viennent vers nous après avoir refusé d’aller voir une assistante sociale, de peur d’être signalés, justement. Si on nous demande d’être l’œil de la mairie, on perdra leur confiance et donc notre raison d’être. Demain, on n’aura plus qu’à mettre un uniforme. Et dans cinq ans on nous fera porter des armes... »

Ce coup de masse sur quelque trois mille éducateurs a cependant été précédé par une longue et intense période de rodage. Les contrats locaux de sécurité (CLS) multipliés durant les années Chevènement avaient développé le principe d’un « partenariat » entre les éducateurs, les collectivités locales et les institutions, policières notamment. La territorialisation a fait le reste : de plus en plus d’associations de prévention spécialisée - au sein desquelles travaillent les éducateurs de rue - ont le privilège de compter des élus locaux dans leur conseil d’administration.

En attendant de passer de la tutelle des Affaires sociales à celle des maires, comme le prévoit le projet Sarkozy, elles se familiarisent avec la culture du chiffre : « Tous les ans, témoigne Nathalie, on nous demande de rendre un rapport d’activités censé mesurer nos "résultats." A savoir, le nombre de jeunes qu’on a réussi à ranger dans les cases ANPE, stage, formation, apprentissage... Nous on s’y refuse : on n’est pas là pour ravitailler les boîtes d’intérim. » Nathalie n’est pas prise au dépourvu par l’avant-projet sarkozien, qui lui paraît accentuer une tendance qui prévalait déjà sous la gauche.

« Depuis quelques années, on perçoit une volonté très nette de faire disparaître les éducateurs de rue au profit des médiateurs, moins formés et recrutés par la mairie. Ça saute aux yeux : on veut à la fois déqualifier le travail social et accroître le contrôle sur la population. » Les éducateurs ont prévu de manifester le 17 mars pour protéger leur peau, celle aussi de tous ces voisins qu’il faut épier, lorgner, surveiller, délationner.

Publié dans CQFD n°10, mars 2004.