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Dieu imprègne le festival de Venise. Ferrara aussi
Publie le jeudi 8 septembre 2005 par Open-Publishing
"Mary" par la grâce d’Abel
de Olivier SEGURET
Au sixième jour de la Mostra, il faut risquer une première hypothèse à propos d’une certaine couleur dont se teinte tout un pan du cinéma contemporain : la couleur Dieu. Vouloir extraire à tout prix des "tendances" est un exercice aussi rituel qu’oiseux en terrain festivalier, forcément distordu. Mais tout de même : après le fort théologique Miroir magique de Manoel de Oliveira, après le religieux et fervent Amants réguliers de Garrel, après Die Grosse Stile (le Grand Silence), film monacal, parlé latin et tourné dans la Grande Chartreuse par l’Allemand Philip Gröning, le Mary d’Abel Ferrara est venu enfoncer le clou sur la croix : God is coming back.
Mary, c’est Marie Madeleine, putain mythologique selon certains, première d’entre tous les disciples de Jésus selon d’autres, remise par ailleurs au goût du jour par le best-seller Da Vinci Code.
L’histoire est, au départ, celle d’un film dans le film : un metteur en scène américain tourne une vie de Marie Madeleine dont l’actrice Mary (Juliette Binoche, littéralement en état de grâce) tient si bien le rôle-titre que, après le tournage, elle s’identifie encore au personnage et décide de poursuivre son expérience mystique à Jérusalem. Parallèlement, le producteur d’une émission télévisée (Forest Whitaker, massif et impressionnant) prépare une série de débats autour de Jésus et subit lui-même, dans sa vie privée, la foudre dramatique d’un rappel à l’ordre du divin : accouchement-catastrophe de son épouse et nouveau-né entre la vie et la mort...
De chair et de sang. Tourné entre New York, Jérusalem et Rome, où Ferrara vit désormais, Mary fait l’effet d’un choc d’une puissance indiscutable. La question de savoir où placer le curseur de l’appréciation critique est ici presque secondaire : Mary est, violemment, un film... et cette seule appartenance catégorique à un cinéma tout en chair et en sang le distingue d’emblée des faux-monnayeurs. A la fois apaisé et furieux, existentialiste et mystique, il donne du cinéma de Ferrara une image nouvelle : il y expose comme jamais la sincérité de ses doutes artistiques et humains, nous prenant à témoin de ses tâtonnements de pauvre pécheur (j’y crois, j’y crois pas) et de ses propres crises de sulfureux créateur (évident autoportrait en cinéaste irascible et fourvoyé, rôle confié à Matthew Modine). Au terme du chemin de croix, la rédemption n’est pas garantie mais l’exercice de sincérité de Ferrara à propos de sa très grande et perpétuelle faute, l’aveu de ses bassesses et de ses trahisons, nous projette vers un constat en forme de révélation biblique : Abel est un cas, Abel est Caïn !
Tout festival produit son lot d’injustices et certains films qui, en d’autres circonstances, mériteraient peut-être qu’on s’y attarde davantage n’ont pas le muscle nécessaire pour s’imposer dans la mêlée. Tzameti (Treize) est l’un de ceux-là. Premier film, produit et tourné en France, du jeune Géorgien Gela Babluani, Tzameti repose sur un canevas très fabriqué, sinon astucieux, qui le fait vite ressembler à un court métrage distendu. Victime consentante mais aveugle d’une partie très originale de roulette russe, le héros occupe chaque plan sans jamais convaincre d’avoir peur pour lui, alors que le suspense est la matière première sur laquelle, théoriquement, le film aurait dû croître. Trop artificiel et référencé au cinéma russe des origines, Tzameti ressemble au book d’un impétrant à destination des producteurs : voyez tous mes talents, nous harangue-t-il. Certes, mais on aurait préféré un peu de discrétion.
Clair-obscur. On pourrait faire le reproche inverse à Man Push Cart, de l’Américano-Pakistanais Ramin Bahrani, touchant mais trop timide portrait d’un vendeur de coffee & donuts dans les rues de New York, qu’il arpente en poussant son petit chariot métallique. Filmé dans un élégant clair-obscur, subtil sur les mécanismes de domination sociale qui s’installent au sein même des communautés émigrées, Man Push Cart, attachant dans ses premières séquences, n’a ni les nerfs ni la cruauté indispensables à son projet. On surveillera néanmoins son auteur.
Eric Caravaca tient, lui, la promesse principale du Passager : la mélancolie, qui a donné lieu à tant de ciné-clichés, mais qu’il capture ici avec une belle gravité, prêtant à ce premier film une saveur de pierre sèche rarement goûtée. Comme, de surcroît, ce cinéaste-acteur sait regarder ses pairs (Julie Depardieu, Nathalie Richard, Maurice Garrel, Vincent Rottiers, tous formidablement vrais), il convainc vite que, malgré un dénouement confus, son film de deuil guidé par une sourde nécessité méritera toute notre attention à sa sortie, prochaine mais non encore programmée.