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Double peine pour le travail au noir

Publie le mardi 23 septembre 2003 par Open-Publishing

Un article, passé inaperçu le 8 juillet dans le projet de loi sur l’immigration, propose de punir les étrangers salariés en situation irrégulière d’une amende de 3 750 euros et de trois ans d’interdiction du territoire. Un bouleversement dans le code du travail, qui visait jusqu’ici l’employeur.

L’amendement est passé inaperçu, sans discussion. L’Assemblée nationale a adopté le 8 juillet, en pleine nuit, un nouvel article au projet de loi sur la maîtrise de l’immigration, proposé par la commission des lois et accepté par le gouvernement, qui rend passibles d’une amende de 3 750 euros et de trois ans d’interdiction du territoire "les étrangers qui exercent une activité professionnelle salariée en France sans autorisation de travail". En clair, l’article 14 bisvise l’étranger coupable de travail au noir et envisage de l’expulser. Une mesure qui révolutionne le code du travail. Et invente une nouvelle forme de double peine.

L’alerte a été donnée par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), et relayée par les inspecteurs du travail. Cette disposition constitue en effet une entorse à l’esprit du code du travail et à la loi du 11 mars 1997, qui estiment que, dans les cas de travail dissimulé, comme dans toute autre situation de sujétion entre patron et salarié, la relation est inégale et le rapport de forces toujours favorable à l’employeur. En conséquence, le droit protège le salarié contre les abus éventuels de ce lien de subordination. Au regard de la législation, la personne responsable du travail dissimulé est clairement l’employeur.

La loi avait donc mis en place des outils pour pallier les situations d’emploi extrêmes : dans le code du travail, le travailleur clandestin est "assimilé à un travailleur régulièrement engagé". Il a donc des droits comme le paiement de ses salaires, une indemnité forfaitaire de licenciement et peut, pour les réclamer, se faire assister d’un syndicat ou une association.

CORESPONSABLE DE L’INFRACTION

L’esprit de la loi a été régulièrement défendu par la direction interministérielle de lutte contre le travail illégal (Dilti) : en 2000, son directeur des études d’alors, Claude-Valentin Marie, avait réaffirmé dans un rapport de l’OCDE que, "victime de la dissimulation de son emploi, le salarié ne peut être tenu pour responsable ou correspondant de son délit". Cette philosophie a également sous-tendu la pratique des inspecteurs du travail contre les patrons employant des ouvriers au noir.

L’amendement voté, à l’inverse, introduit une notion de coresponsabilité du salarié et de l’employeur. Le texte initial du projet de loi ne prévoyait pas cette inflexion dans le code du travail. L’idée est venue à la commission des lois. "Nous avons voulu dissuader toutes les formes de travail clandestin et remédier au fait que le travailleur n’était jamais sanctionné pour une situation dont il bénéficiait aussi", explique le rapporteur (UMP) Thierry Mariani.

L’apparent bon sens n’a pas convaincu le ministère des affaires sociales, qui assure avoir "découvert" l’amendement après son adoption. Au cabinet de François Fillon, on avoue une "certaine incompréhension de la philosophie"de la mesure. Le ministre doit aussi faire face à la fronde des inspecteurs du travail, qui seraient, d’après la loi, chargés d’un contrôle des papiers et donc de l’application des sanctions.

Les réactions syndicales ne se sont pas fait attendre, comme celle du Syndicat national unitaire travail emploi formation (Snuitef), qui a dénoncé "un vrai recul" du droit du travail. "Cette pénalisation des plus démunis va poser des problèmes déontologiques majeurs aux inspecteurs", affirme son secrétaire, Luc Beal-Rainaldy. La question est d’autant plus sensible que, en 1997, des opérations conjointes avec la police avaient amené des reconduites à la frontière de clandestins.

Une majorité des agents de contrôle dénoncent aussi le détournement du droit du travail pour lutter contre l’immigration clandestine. "Ce serait le seul article qui vise le salarié et le considère comme coresponsable de l’infraction au droit du travail, alors qu’il est dans un lien de subordination. Cela bouleverse la philosophie fondatrice du droit du travail", s’insurge Marie-Jésus Labado, inspectrice du travail à Paris.

Une vision partagée par Michel Miné, professeur de droit privé associé à l’université de Cergy-Pontoise : "Cette mesure renoue avec une conception répressive du droit du travail pour la partie la plus faible. Elle ignore la réalité concrète de la relation de travail : l’infraction est commise par l’employeur qui a le choix d’être ou non dans la légalité. L’étranger, lui, ne l’a pas."

La réforme est par ailleurs critiquée pour son inefficacité. La Dilti reconnaît qu’en 2002, seulement 7 % des verbalisations pour travail au noir ont concerné des étrangers sans-papiers. L’immense majorité des amendes et peines prononcées visaient des employeurs de Français ou d’étrangers avec une autorisation de travail. "Si le motif avancé pour justifier cette réforme - lutter contre le travail au noir - était sincère, pourquoi l’avoir limitée aux seuls étrangers clandestins et ne pas l’avoir étendue aux Français et aux étrangers réguliers ? On est bien dans un type de mesure discriminatoire", estime François Brun, du Centre de l’étude et de l’emploi.

"CADEAU AUX EMPLOYEURS"

Enfin, l’adjonction d’une peine complémentaire d’interdiction du territoire a choqué les associations. "C’est un nouveau cas de double peine, en complète contradiction avec la politique affichée", remarque Adeline Toullier, juriste membre du Gisti. Compte tenu de la lourdeur de l’amende - équivalente à 4 à 5 mois de salaire d’un sans-papiers -, il est fort probable que les étrangers ne pourront pas payer. "On ne retiendra alors que la peine complémentaire", estime Mme Labado.

Retournement du droit, inefficacité, injustice... "Cette disposition est juste destinée à fragiliser les sans-papiers, affirme Alain Maurice, anthropologue au CNRS. Et c’est un formidable cadeau aux employeurs : plus un seul clandestin n’osera demander une augmentation ou des conditions de travail plus décentes !"

Avant l’examen de la loi par le Sénat, début octobre, la mesure doit être encore discutée en réunion interministérielle. Le ministère du travail, favorable à sa suppression, espère un arbitrage favorable de Matignon.

Sylvia Zappi

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3226--335088-,00.html