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Économisons l’économie !

par AA

Publie le vendredi 20 janvier 2012 par AA - Open-Publishing

« Ces derniers mois, les Français parlent de plus en plus d’économie. Vous avez énormément de presses populaires qui parlent d’économie, qui essayent de comprendre ce qui se passe sur la crise, et moi j’y vois un signal d’espérance. Les Français, y z’aiment la politique, y z’aiment l’économie, y s’intéressent à leur avenir. » Valérie Pécresse France 2, 13heures 15, 20 novembre 2011.

Voilà « les Français » passionnés par l’économie. Les forums et les blogs, qui, on le sait, sont majoritairement fréquentés par les prolos, sont saturés de discussions échauffées sur les méandres de la dette, du triple A, de la TVA sociale, et "on" se balance à qui mieux-mieux des milliards en plus ou en moins comme le premier économiste de Harvard venu, ou la dernière vidéo qui explique en une minute le sempiternel problème de la baignoire dont il faut calculer à l’aide de savantes équations le temps qu’elle met pour se vider puis se remplir à l’aide des vases communicants et de robinets fuyants.
Et chacun de se "traiter" à coup de son expert économiste “attéré” de référence. De l’extrême droite à la gauche de la gauche, à chacun les siens.
Ben, moi aussi j’en ai un tas.

N’est-ce pas l’ami Patrick Mignard (prof. d’éco.) qui en 2002 déjà publiait son « Manuel d’économie à l’usage de celles et de ceux qui n’y comprennent rien » et « qui sont tout aussi certains(es) qu’ils(elles) n’y comprendront jamais rien » : « Ce manuel est né en réaction à l’idée qu’en économie on peut dire tout et n’importe quoi, tout et son contraire, ce qui est la meilleure manière pour que l’immense majorité n’y comprenne jamais rien, (…) car ce n’est pas la matière qui fait problème mais la manière dont elle est enseignée ». Ah bon ! Il est vrai que « l’économie ne peut donc être que politique. Être citoyen(ne) c’est avoir conscience des rapports sociaux dans lesquels on est, et se donner les moyens de les transformer ». Grâce aux économistes bien sûr qui s’attaquent à la « pensée unique » : « le fondement même de ce que l’on appelle la pensée unique, c’est de faire croire que la réalité économique échappe, pour des raisons mystérieuses ou rationnelles, aux individus qui composent la société et que donc, ils ne peuvent que s’y soumettre. »
Car il y a bien une « réalité » économique.

Pourtant, Bernard Maris (l’ « Oncle Bernard » du Charlie-Hebdo de l’« ami de Carla » qu’il a retrouvé à France-Inter, sacré « meilleur économiste » en 1995, et qui vient d’être nommé le 21 décembre par le nouveau président du Sénat au Conseil d’administration de la Banque de France considérant qu’en définitive « la soupe (y) est bonne ! » ainsi qu’il l’écrivait en 1998 dans son livre écrit avec Philippe Labarde : « Ah Dieu ! que la guerre économique est jolie ! » mais pour vilipender alors les « experts », appelant à mettre « les crosses en l’air », à entrer en « résistance » car « il faut savoir désobéir ») l’avait précédé en 1999 avec sa « Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles ».
En exergue de son bouquin il mettait la citation : « La théorie économique est vide. Et la réalité économique a encore plus horreur de la théorie que la nature n’a horreur du vide » (O.B.) Ce doit être là un vide qui remplit néanmoins les poches !

« L’expert est la bête noire de ce livre. Avec quelques autres : ceux qui causent sans pudeur dans le poste, ignorants drapés dans la « Science » et d’une nullité astronomique, en direct de la Bourse, et en temps réel, s’il vous plaît ! Les aboyeurs, les sergents recruteurs de la guerre économique, les embusqués qui braillent à la flexibilité, les cumulards des jetons de présence qui veulent supprimer le SMIC, les planqués donneurs de leçons, les nantis hurlant aux privilèges, les idéologues du libéralisme, plus verrouillés que ne le furent les crânes de fer de l’idéologie marxiste, les staliniens du marché. » Faut croire que la fréquentation « dans le poste » de ces « bêtes » a adouci ses mœurs et lui a permis de revenir dans le droit chemin « de l’expertise, du conseil, du gourou ».

Et d’oublier qu’il voulait, il y a 13 ans, « se poser les vrais questions : de quoi parlent les économistes ? À quoi servent les économistes ? Qui t’a fait roi, l’économiste ? (…) À quoi sers-tu, l’économiste, quelle est ton utilité, toi l’apôtre de l’utilitarisme ? »

Et y répondre : « L’économie savante est donc devenue un système où l’on s’emploie à tirer les conclusions logiques impliquées par des ensembles quelconques d’axiomes ou de postulats. La validité de l’inférence mathématique ne doit absolument rien à la signification qui peut être attachée aux termes ou aux expressions contenus dans les postulats. "Profits, rationalité, utilité" n’ont pas plus de sens que "point" ou "droite" dans la géométrie de Riemann. La validité des démonstrations économiques repose sur la logique des assertions qu’elles contiennent, et non sur la nature particulière de ce dont elles parlent. L’économie du savant est vraie indépendamment de ce dont il parle (spéculation, prix, confiance, investissement, salaire, chômage, intérêt, capital, travail, production, consommation, répartition, que sais-je ?). Pour paraphraser Russel, "l’économie est cette discipline où on ne sait pas de quoi on parle, ni si ce qu’on dit est vrai". (…) (S’appuyant sur) la "statistique", au croisement de l’autorité de l’État et de l’autorité de la science (le calcul des probabilités et l’économétrie), () née pour servir le Prince. (…) La statistique classe, quadrille, met en cases, et surtout assomme sous une rhétorique glacée, froide, brutale, inébranlable, la rhétorique du chiffre ».

Citant même Bourdieu : « Toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l’intuition ou de la vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides ». Car, en effet, continue Maris, « si l’économie est une religion, ce que pensent, finalement, beaucoup d’économistes ayant pignon sur colloque ou place dans les conseils du Prince ("L’économie est la religion de notre temps", Serge Latouche ; "L’économie politique est la religion du capitalisme", Michel Aglietta et André Orléan), indiscutablement le marché, sa divinité, a une certaine allure : la Raison, le Progrès, le Bonheur, la Démocratie et autres candidats fort acceptables à l’essence éternelle sont tous contenus en lui. (…) La "main invisible", ruse hégélienne de la raison, raison dominant la raison des hommes, est un avatar du Saint-Esprit ».

Alors, « À quoi servent les économistes ? »

« Indiscutablement les "experts", les marchands de salades économiques ont une fonction d’exorcisme de l’avenir. Dans un monde sans religions, ils ont la même fonction que les gourous et les chefs de sectes – et nombre d’entre eux cumulent les deux métiers. Ils jouent aussi le rôle de griots, de chamanes, ou de sorciers des tribus indiennes, qui parlent sans cesse pour éviter que le ciel ne tombe sur les têtes. Ils sont les conteurs intarissables des sociétés irrationnelles, crédules, analphabètes d’écriture et non de culture, mais sans doute plus sereines que les nôtres. »

L’économie est donc un mythe, une fiction. Mais performative, qui produit des effets réels. Ainsi que le dit Pierre Bourdieu pour l’État : « L’État est cette illusion fondée, ce lieu qui existe essentiellement parce qu’on croit qu’il existe. (…) Cette réalité mystérieuse existe par ses effets et par la croyance collective dans son existence, qui est le principe de ses effets. (…) C’est une fiction tout à fait dangereuse, qui nous empêche de penser l’État. En préambule, je voulais dire : attention, toutes les phrases qui ont pour sujet l’État sont des phrases théologiques – ce qui ne veut pas dire qu’elles soient fausses dans la mesure où l’État est une entité théologique, c’est-à-dire une entité qui existe par la croyance ». (« Sur l’État », cours au Collège de France 1989-1992 – Raisons d’agir/Seuil, janvier 2012)
Même d’anonymes penseurs s’y mettent.

Ce qui explique certainement que malgré les déconstructions telle celle du magistral petit bouquin de Laurent Cordonnier (économiste lui aussi, on n’en sort pas) : « Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage » (Raisons d’agir, octobre 2000) - « C’est en tout cas ce que tente d’accréditer le grand mythe de l’économie du travail. Selon ce mythe, les pauvres et les chômeurs sont les seuls responsables de leur infortune » -, nous continuons à nous « soumettre », non pas à « la manière dont elle est enseignée » mais à la « matière » elle-même.
Occasion de citer Moishe Postone : « Pour Marx, le travail ne constitue pas le point de vue à partir duquel critiquer le capitalisme : il est lui-même l’objet de la critique . (...) L’idée que le travail constitue la société et qu’il est la source de toute richesse ne se réfère pas à la société en général, mais à la seule société capitaliste" » (« Temps, travail et domination sociale, Une réinterprétation de la théorie critique de Marx », Fayard, collection Mille et une nuits, 2009)

Ne pas voir, par exemple, que lorsque que nous acceptons la notion d’« utilité » - « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux » Baudelaire - nous acceptons dans le même mouvement que certains parmi nous soient considérés comme « nuisibles », au sens où les chasseurs et les agriculteurs parlent d’animaux nuisibles, donc à détruire (en profitant au passage pour épanouir leurs pulsions prédatrices).

Certes, les directions syndicales réformistes n’y sont pas pour rien comme le rappelle Rosa Luxemburg : « Après l’échec du chartisme et du mouvement oweniste, la classe ouvrière se détourne du socialisme et se tourne vers les revendications exclusivement quotidiennes. La classe ouvrière groupée, quoique d’une façon très imparfaite, dans la Grand Trade-Union d’Owen, s’éparpille complètement en différents syndicats travaillant chacun pour son propre compte. L’émancipation de la classe ouvrière fut remplacée par la confection la plus favorable possible du "contrat de louage", la lutte contre l’ordre existant, par l’effort en vue de s’installer le plus confortablement possible dans ce régime, en un mot, la lutte de classe pour le socialisme fut remplacée par la lutte bourgeoise pour l’existence bourgeoise. (...) Si, d’une part, le patronat était arrivé à cette conception que les grèves étaient "inévitables lors des négociations commerciales sur l’achat du travail", le travail se résigna, d’autre part, à ne les considérer que comme simple objet de "négociations commerciales". » (« Les lunettes anglaises » Leipziger Volkszeitung, 9 mai 1899, marxiste.org)

Mais pour l’entendement ordinaire, confronté quotidiennement à l’usage de la « monnaie » pour percevoir son salaire et faire ses courses, la polysémie du mot « économie » trouble le sens.
« Faire des économies », « économiser quatre sous », nous renvoie à la gestion domestique. N’est-ce pas sur ce sens que joue le glissement opéré par les idéologues de l’économie (pléonasme), fut-elle « citoyenne » ?
« Il n’est de véritable question économique que celle qui concerne la satisfaction des besoins de l’ensemble des femmes et des hommes de cette planète. » Patrick Mignard
« Economie, oikos nomos, gestion de la maison. Qu’avez-vous fait de la maison, vous qui utilisez l’économie pour vendre des salades ? » Bernard Maris
« En Grèce antique, dès l’époque homérique, chaque personne était rattachée à un oikos (du grec ancien οἶκος, "maison"), un ensemble de biens et d’hommes rattachés à un même lieu d’habitation et de production, une "maisonnée". Il s’agit à la fois d’une unité familiale élargie – des parents aux esclaves – et d’une unité de production agricole ou artisanale », nous dit-on sur Wikipédia. L’oikonomia est la politique, la loi qui régit cette unité d’habitation.
Elle-même inscrite dans le "dème". « Le dème est une circonscription administrative de base instaurée lors de la révolution isonomique de Clisthène (laquelle eut lieu de 508 ou 507 à 501 av. J.-C. à Athènes). Le dème est directement lié à la marche d’Athènes vers la démocratie. » (Wikipédia) L’isonomie est cette « relation réciproque et réversible, égalitaire » (Paul Blanquart) qu’institue la pratique de l’es meson : « l’assemblée de guerriers, côté grec, forme un cercle au milieu duquel sont déposés le butin ou les prix mis au concours. Ainsi s’établit une équivalence entre le milieu et ce qui est commun, public, appartenant à tous. Cette assemblée est aussi le lieu où chacun peut également prendre la parole : quiconque veut s’exprimer sur ce qui intéresse le groupe s’avance au milieu et prend le sceptre en main. (…) Une activité proprement politique, distincte du religieux et autonome se constitue. Elle est inséparablement, comme le démontrent clairement les travaux de Jean-Pierre Vernant, une nouvelle organisation de l’espace. » Ce lieu, l’agora, cette pratique, l’es meson, et cette relation politique, l’isonomie, s’inscrivent dans « l’organisation inédite qu’exige la mise en place d’un nouveau système social : le synœcisme (réunion de plusieurs villages en une cité, avec égalité des droits entre ses diverses composantes, et formation d’institutions politiques et culturelles unifiées). »

Même si le « dème » forme notre vocable « démocratie », la conception que celle-ci recouvre est évidemment fondamentalement différente.
En effet, sous le terme de démocratie, il n’est question pour nous que du gouvernement des hommes par eux-mêmes, et non de ce qui fait la spécificité du régime grec, à savoir le "dème", la circonscription de résidence, laquelle ne se comprend qu’à partir de la condition de l’habitation à laquelle est ordonnée l’existence des grecs, unité de polis et psyché. Le « peuple » (la Cité), nous ne le concevons plus que comme une réunion d’individus dont nous ne nous demandons surtout pas comment ils ont pu se trouver là.
Même si de lointains atavismes et le fait que nous habitons forcément « quelque part » nous rattachent à la perception de l’« économie » domestique, nous sommes, dans notre « démocratie », dans l’abstraction d’un gouvernement d’individus-sujets, prenant leur égo-nomie de « porteurs de marchandises » (Marx), atomes supposés rationnels mus par leurs intérêts bien compris, pour une autonomie citoyenne.
En tout cas veut-on nous réduire à cela, et nous le sommes en partie. Mais ce « nous » est-il homogène ? Je renvoie là aux divers échanges de ces derniers jours sur la question des classes.

Se « soumettre » concerne ici la soumission au mythe de l’« économie politique » (c’est-à-dire capitaliste) comme « idéologie pratique » de la domination, et non à la seule domination des experts par rapport à laquelle il suffirait que le « citoyen » s’empare de la connaissance des mécanismes financiers et capitalistes pour recouvrer (?) sa souveraineté, sans rien changer aux structures de l’exploitation. Devenons expert à la place des experts.

Aussi ce discours, notamment du Front de Gauche qui peut nous être proche par ailleurs (aura-t-on le choix si nous arrivons aux élections ?), échappe-t-il difficilement à la critique que lui fait Roberto Ferrario : « Bref, que nous propose le FDG ??? : Ils nous propose de se rallier aux capitalistes nationaux-français dans la "résistance" contre les attaque de la bourgeoisie mondiale voire américaine... »

Cette question ne peut être esquivée, sous peine d’en devoir répondre très vite. "L’engouement" nouveau des petits-bourgeois de gauche pour l’économie politique, comme celui pour la constitution européenne en 2005 (là aussi, le « non » majoritaire ne doit pas masquer la diversité des motivations et le nombre relatif de ceux qui se sont réellement confrontés aux textes. Une « autre Europe » a peu à voir avec l’internationale des travailleurs.) ne révélerait alors que le clivage récurrent pointé dans le texte de Rosa Luxemburg (« Socialisme ou barbarie ») cité par LL dans le même fil de commentaires que celui de Roberto.

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Voir aussi :
 Économisons l’économie (2)