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(Voir aussi : Économisons l’économie !) - Face à la violence extrême des attaques du néo-libéralisme la classe ouvrière accuse aujourd’hui des reculs historiques ou ça.
Alors que l’offensive idéologique de la bourgeoisie fait de la "crise" et de la "dette" le manche de la massue qui écrase les travailleurs sous la loi "naturelle" du "marché", nous attendons encore que « la masse des millions de prolétaires empoigne de ses mains calleuses la totalité du pouvoir d’État, tel le dieu Thor brandissant son marteau, pour l’abattre sur la tête des classes dominantes » (Rosa Luxemburg) [Remerciements à LL d’avoir ressorti ce texte fondamental et incontournable de la cette grande pédagogue... de l’"action"]. Les dernières résistances de la classe exploitée consistent principalement à mener des combats désespérés pour "négocier" des primes de licenciement avant chômage et misère.
Car « le dernier chapitre de la doctrine de l’économie politique, (c’est-à-dire) la révolution sociale du prolétariat mondial » n’est pas encore écrit. Malheureusement, « l’économie politique n’a trouvé son achèvement et sa conclusion » que « dans la théorie de Marx ». Il est vrai évidemment que « la lutte contre la chute du salaire relatif n’est plus une lutte sur le terrain de l’économie marchande, mais un assaut révolutionnaire contre cette économie », mais depuis l’époque du début du siècle dernier, qui ne connaissait pas la « nouvelle petite-bourgeoisie », le libéralisme a changé la donne (mais pas le fond) pour le prolétariat occidental. Le capitaliste est un grand magicien.
« Avant les Trente glorieuses, la société était organisée, on le sait, selon cette dualité : classe ouvrière, exploitée, et bourgeoise, potentiellement ou réellement consommatrice. Les uns produisaient sans jouir, les autres pouvaient jouir sans produire. Le déferlement des nouvelles couches moyennes a bouleversé cette répartition conflictuelle, de classe : maintenant, le conflit est dans les têtes, intériorisé, c’est la nouvelle structure de la conscience et de l’inconscient. Car ce sont les mêmes qui tantôt travaillent et tantôt consomment, selon les incontournables modèles de l’exploitation du travailleur et de la permissivité du temps libre, de la consommation libidinale, ludique, marginale ! Tantôt esclaves, tantôt maîtres du monde ! Alors s’opère un dédoublement schizophrénique, une causalité folle : pour jouir, je m’exploite moi-même. Je est un autre, mon contraire... mon patron ! (...) Cette nouvelle petite bourgeoisie est productrice et consommatrice, mais productrice de services et consommatrice de signes. » (Michel Clouscard)
Avec (et après) Clouscard, il faut remettre la main à la pâte : « Face à ce projet de civilisation, la stratégie progressiste devra procéder à des révisions déchirantes. Essentiellement : reconstituer les fondements théoriques de l’unité d’action et proposer de nouvelles alliances ». Ainsi, « la mutation sociale devrait autoriser la convergence des intérêts de la classe ouvrière et des nouvelles couches sociales. La concentration, l’automation, l’informatique auront comme effet tout un processus de nivellement par le bas. » Encore faut-il identifier sur quelles bases.
La difficulté conceptuelle avec la "classe" petite-bourgeoise c’est sa non représentation d’elle-même en tant que classe (ce qui peut justifier qu’on ne lui attribue pas cette dénomination). Elle se définit négativement : ni ouvrière, ni bourgeoise. Sa position "entre-deux" en tant qu’intermédiaire, extension de la bourgeoisie par ses fonctions de classe et exploitée elle-même en tant que « larbin » « faux-frais du capital » (Poulantzas), ne permet de la reconnaître en tant que classe (ou sous-classe, si l’on préfère, plutôt que fraction de classe) que par les « représentations » qu’elle exprime de sa vision du monde... de classe.
Sa représentation de l’économie en est un des éléments. Par ailleurs, sa représentativité hégémonique dans les allées du pouvoir (politique, médiatique, gestionnaire (administration, encadrement), reproducteur (éducation), réparateur (social), répressif et correcteur) est mise en cause par la violence dévastatrice de cette « oligarchie financière », ce « monde de la finance » (faux-nez des capitalistes) qu’elle dénonce.
Elle se trouvait très bien dans le cocon d’un capitalisme industriel d’apparence « national » qui lui accordait les miettes de cette reconnaissance qui est sa seule distinction. En échange, elle couvrait les besoins qu’avait celui-ci d’encadrement de la classe ouvrière pendant la période dite des Trente glorieuses. La forme dite "mondialisée" du capitalisme actuel (piège des mots : le capital a toujours été mondial) la confronte à sont tour (car il l’a toujours été pour la classe ouvrière) à la sauvagerie dudit capitalisme qui n’a que faire d’elle aujourd’hui et dispose des moyens technologiques d’une police omniprésente et suréquipée.
N’ayant pas l’"habitude" de cette violence que le prolétaire a apprise dans son corps, son apparent "déclassement" la pousse aujourd’hui à vouloir s’associer la classe ouvrière en l’assimilant dans le "salariat" qui aurait prétendument enpetitbourgeoisée cette dernière. L’offensive actuelle des politiciens se "préoccupant" soudainement de la « classe moyenne » est une tentative pour empêcher cette supposée alliance en la démarquant des ouvriers, des "vrais" pauvres (même si une partie de la petite-bourgeoisie inférieure peut s’y retrouver, via le "précariat" ) et de la « racaille » du lumpen prolétariat. Mais sa place, sa fonction de classe, la fait ambivalente : les "révoltes" des "indignés" ne doivent pas masquer sa participation à l’œuvre répressive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Il suffit de voir les caissières de supermarché se coulant dans la peau de flic pour contrôler les sacs que nous sommes sensés leur présenter "spontanément", ou encore ces employés municipaux qui se transforment en auxiliaires de police voyeurs de nos faits et gestes urbains dans les centres de contrôle de la vidéo-surveillance, et last but not least, le développement des « voisins vigilants », yeux de la police.
Sa participation, prétendument critique, à la propagande idéologique de l’« économie politique » est un phénomène révélateur de la lutte des classes aujourd’hui.
Je propose donc de "lire" le phénomène de cet engouement de la petite bourgeoisie comme l’expression de la représentation du monde, la « vision du monde » (Lukàcs), qu’alimentent les idéologues économistes (pléonasme), fussent-ils « atterrés », en sa direction (ce n’est pas un hasard s’il tiennent le haut du pavé en cette période) et expression de sa fonction de classe. La resucée du « financier à chapeau haut de forme et cigare » des années trente vise à récupérer dans cette association une partie de la classe ouvrière par la propagande massive dont la petite bourgeoisie est à la fois l’enjeu et le vecteur. Au risque d’entraîner une autre partie de la classe ouvrière, associée à la petite bourgeoisie dite traditionnelle et aux professions libérales (n’oublions pas que les médecins ont été la catégorie professionnelle proportionnellement la plus adhérente au nazisme), vers les manipulateurs professionnels de ce type de haine, recours de la bourgeoisie face au "péril" révolutionnaire.
L’engouement nouveau de la petite bourgeoisie pour l’économie politique concerne donc cette dimension des « forces aveugles, inconnues, indomptées, (qui) jouent avec le destin économique des hommes. (Cette) bouillie informe faite des résidus de toutes sortes d’idées scientifiques et de confusions intéressées (que) nos doctes bourgeois exposent, et de ce fait, ne cherchent nullement à étudier les buts réels du capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour défendre le capitalisme comme étant le meilleur, le seul, l’éternel ordre social possible. » (Luxemburg). Celle qui fait dire à François Baroin, "ministre de l’économie", qu’« être contre la finance, c’est comme être contre la pluie, contre le froid, contre le brouillard ».
Vingt cinq ans avant Bernard Maris, Jacques Attali et Marc Guillaume, membre aujourd’hui du Cercle des économistes avaient publié « L’anti-économique » (Puf, 1974, coll. "Économie en liberté" (sic)), bouquin qui mérite d’être revisitée tant on dirait qu’il est la source d’inspiration du programme du FdG, et qui montre en tout cas que si la dénonciation du « mythe » de l’économie politique n’est pas nouvelle (sans remonter jusqu’à Marx et Luxemburg certes) elle irrigue trente huit ans après les propositions et les jolies phrases (le « bien-être » à la Hollande) de la gauche et de la « gauche de la gauche ». Notons au passage la récupération des notions systématiquement utilisées de « dévoilement » et de « démystification » propres à la rhétorique du matérialisme dialectique.
Par cette dénonciation de l’économie politique comme mythe que l’on trouve chez Attali-Guillaume, ne s’agit-il pas « en définitive, d’instaurer une économie fondée sur l’usage des biens et non sur leur valeur d’échange. Plutôt donc qu’échafauder un système détaillé, c’est à la transition des structures et à l’évolution des mentalités qu’il faut réfléchir. On peut alors se demander si la théorie de l’utopie n’est pas prioritairement une théorie de la créativité plutôt qu’une théorie économique proprement dite. » (Attali, Guillaume)
Dans le programme du FdG :
« Le mode de production actuel ne vise pas la satisfaction des besoins humains. Il donne la priorité au profit à court terme, laisse de côté des besoins sociaux immenses parce que ceux-ci sont non rentables tout en encourageant les productions inutiles au bénéfice des plus riches. (…). Nous lui opposons un nouveau mode de production dont la finalité sera le développement de toutes les capacités humaines et l’épanouissement de chacun(e) plutôt que l’intérêt du capital. » (p. 43)
Aussi, « pour abolir les privilèges de notre temps, il nous faudra assumer puis remporter la confrontation avec la finance. (p. 10) Nous voulons que la volonté inflexible de résister à la finance devienne majoritaire à gauche et dans le pays. » p. 11)
« L’égoïsme social des possédants viole l’intérêt général. En partageant les richesses et en garantissant le droit de chacun à une vie stable et digne, nous permettrons à tous de vivre mieux. » (p. 13) Nous voulons rétablir le droit au travail, à l’emploi et au repos dans une nouvelle répartition des richesses. » (p. 14)
« Encourager d’autres formes de propriété. (Le FdG) veut aussi systématiser le recours à l’économie sociale et solidaire. Le soutien public à l’économie sociale et solidaire, et notamment aux coopératives, sera fortement augmenté. » (P. 47)
« Conclusion. Le monde fou que nous avons sous les yeux est le résultat de la domination accrue du capital financier sur le monde, le produit de deux décennies de politiques néolibérales qui ont jeté les germes d’un grave recul de civilisation. (…) Pour secouer la tyrannie des marchés, il suffit donc que le peuple se mette en mouvement. Cela commence par chacun de nous. » (P. 89)
L’opposition capital/travail n’est jamais mentionnée autrement qu’en terme de « répartition » des richesses.
Il ne s’agit donc pas d’écrire « le dernier chapitre de la doctrine de l’économie politique », mais plutôt, selon Attali-Guillaume d’aller vers « L’autogestion utopique ou capitalisme des travailleurs. Une proposition de rupture, de déconstruction du système économique, ne peut que se situer hors du capitalisme monopolistique et du socialisme bureaucratique, hors aussi de toute référence à un modèle existant, inévitablement compromettant. C’est-à-dire qu’elle doit être avant tout une remise en question de toute légitimité du pouvoir et une double négation de l’exploitation capitaliste et de l’aliénation totalitaire. L’idée d’autogestion (gestion directe des unités de production ou d’une collectivité par ceux qui y produisent ou y vivent) semble être pour l’instant la seule proposition réellement nouvelle disponible. (…) L’autogestion ne peut donc se concevoir que globalement : il importe que les ensembles amorphes de consommateurs, d’usagers, d’habitants se structurent suivant des groupes permanents et actifs afin que disparaisse l’inégalité entre les instances de production et de décision et ces ensembles qu’elles exploitent. (…) Une autogestion fondée sur des groupes actifs semble le seul moyen d’aboutir à des décisions collectives maîtrisant la complexité des problèmes posés ; le seul moyen de rétablir l’égalité entre les personnes et entre les personnes et les instances décisionnelles qui sont des structures permanentes. »
Remplaçons « autogestion » par « participation citoyenne » et « économie sociale et solidaire » pour avoir le programme du FdG.
Que dénoncent Attali-Guillaume dans cette économie politique qu’il faut « déconstruire » ?
D’abord, comme Maris, « cet enseignement (qui) devient ainsi un discours étroitement compartimenté, dogmatique et exerçant, par son développement formel, une illusoire fascination ; une pseudo-science, apologie du statu quo, occultant les conflits et les transformant en "problèmes" dont elle cherche et trouve, par construction, les "solutions". »
Notons que cette "méthode" n’est pas spécifique à l’économie : « C’est notamment le cas des énarques en France, qui sont promis à des postes clés au sein de l’administration. L’École Nationale d’Administration (ENA) s’est fait une spécialité du processus abstrait et logique. En un sens, dans toutes ces écoles, la formation est conçue de manière à développer non pas un talent pour résoudre les problèmes, mais une méthode permettant d’identifier les solutions qui satisfont le système. À partir de là, la logique interne établie fournira toutes les justifications nécessaires. » (John Saul, « Les bâtards de Voltaire », Payot, 1993) - « Questionner, c’est-à-dire, les pédagogues ne l’ignorent pas, enseigner comment répondre, tel est le but premier des multiples interventions de l’État (animation socio-culturelle, communication et autres appels à la participation) pour détecter les sources potentielles de conflits sociaux, les transformer en besoins et s’attacher l’appui des couches sociales aptes à relayer son activité de gestion des rapports sociaux, qu’il s’agisse de problèmes locaux ou socialement localisés. » (Paul Beaud, « la société de connivence », Aubier, 1984)
Ensuite, « dévoiler » ce que « cache » cette « réflexion économique (qui) se diffuse et s’impose comme un emboîtement de mythologies » selon trois niveaux : les spécialistes qui produisent « une syntaxe et un système d’interprétation qui donne à la syntaxe sa signification » ; les praticiens de l’économie « dont le rôle est notamment de préparer la prise de décision. » et « la rationalisation de la décision où interviennent parfois les mêmes praticiens et aussi les journalistes ».
« En se développant ainsi la science économique ne cherche ni ne trouve, elle cache. Elle défend un territoire pour le représenter à sa manière : conservatrice, impérialiste, réductionniste. L’homme y apparaît comme un système clos, doté d’une "nature" universelle, sans relation avec son environnement social et naturel. »
« Sous les développements les plus formalisés de l’analyse économique se cache en effet une fonction politique obscurcie et ambiguë. Ces formalisations jouent un rôle central, dans la science économique actuelle ; elles ne sont que mythologies, c’est-à-dire subjectivité masquée par l’objectivité qu’elles suggèrent. Il en résulte que toute la théorie économique (…) tend à se transformer en légitimation du rapport des forces existant dans la société, du statu quo. »
Mais il faudra comprendre que ce « rapport des forces » qu’il ne faut pas « légitimer » c’est l’opposition du travail et du capital, du salarié productif et du détenteur des moyens de production.
« Finalement, il faut conclure que les machines de la macroéconomie sont des machines politiques. Si l’on définit la science politique comme l’étude du conflit des représentations du système social, issu lui-même du conflit des classes sociales, les modèles macroéconomiques occupent une place cruciale dans ce champ. »
Quels sont ces « conflits » transformés en « contradictions » et en « problèmes » à résoudre ?
« À ces constructions de plus en plus irréalistes et prétentieuses, à ces catéchismes du dix-neuvième siècle, il faut opposer la réalité des contradictions mouvantes dans toutes les sociétés qu’elles soient capitalistes ou socialistes : l’aggravation des conditions de la vie dans les villes, la persistance des inégalités dans la répartition des richesses et des pouvoirs, les gaspillages et l’aliénation provoqués par une société de consommation massive et le développement des organisations, les destructions du patrimoine naturel. »
« La théorie ne doit pas séparer l’analyse de la réalité, mais se confronter aux problèmes d’injustice et d’inégalité sous toutes leurs formes, qu’ils s’agisse de pauvreté, du délabrement urbain, des déséquilibres naturels, de la concentration du pouvoir industriel et politique, du sous-développement. »
« À cette représentation unidimensionnelle de l’entreprise, il faudra opposer une vision de l’entreprise comme organisme complexe, où s’affrontent plusieurs objectifs éventuellement contradictoires : efficacité maximale dans l’organisation de la production, rémunération et formation des hommes, amélioration de leurs conditions de travail, maintenance de l’environnement. »
Or, « l’optimisme aveugle du libéralisme ou le catéchisme conflictuel du marxisme ne suffisent pas à proposer une espérance crédible ». Car, « le marxisme s’analyse comme la constatation objective d’un conflit entre deux classes pour le pouvoir économique. Mais faut-il donner le pouvoir à ceux qui ne l’ont pas ou tenter de le retirer à tout le monde ? »
Aussi vaut-il mieux y substituer une « nécessaire subversion par l’imagination ».
« L’essentiel n’est pas de définir un nouveau projet politique cohérent (ce qui serait retomber dans le piège du dogmatisme), mais de proposer une attitude imaginative nouvelle, radicale et subversive, qui seule permettrait de transformer la logique de l’évolution. »
« La théorie économique de l’utopie pourrait donc se demander comment une économie pourrait fonctionner avec d’autres comportements individuels (refus de l’égoïsme, de l’appropriation, du pouvoir) et pas seulement avec d’autres procédures. Elle pourrait aussi réfléchir aux nouvelles organisations politiques qui favoriseraient l’émergence de ces comportements. (…) En définitive, il s’agit d’instaurer une économie fondée sur l’usage des biens et non sur leur valeur d’échange. »
Ce qui n’exclut néanmoins pas un certain optimisme déterministe : « Nécessairement subversive, une telle réflexion suppose que la machine économique puisse cesser d’avoir comme fonction essentielle d’assurer la reproduction du système social. Or, le pouvoir politique, qui n’a, par essence, aucun intérêt au changement, est le seul capable de l’entreprendre. On peut penser que, les contradictions devenant insolubles, les pouvoirs politiques seront débordés. Il semble en effet que les contraintes écologiques et énergétiques vont rendre dans le long terme impossible une croissance associée intimement à l’inégalité des pouvoirs : les mentalités évolueront alors en fonction des nécessités des nouveaux rapports de production et d’organisation matérielle. Or, rien n’est plus dangereux pour l’équilibre sociopolitique qu’une prise de conscience généralisée du processus d’évolution. Elle permet un changement dans les mécanismes qui ont formé les besoins tels qu’ils sont aujourd’hui et donc un changement total. La réflexion utopique est donc à la base d’une réelle liberté d’esprit. »
Inspirée des théoriciens économiques de la New Left américaine, cette réflexion utopique a pour vecteur emblématique le « hippie » : « Au niveau du débat politique, le confusionnisme idéologique est aussi aggravé par un débat politique où le choix est limité à une alternative simpliste entre économie de marché et économie planifiée centralement, présentées comme les seuls systèmes sociaux possible alors qu’en fait ni l’un ni l’autre n’a jamais fonctionné nulle part. À entretenir ce blocage idéologique, que tentent de rompre les rares exclus (volontaires ou non) de la société (hippies, certes, mais aussi ceux qu’on désigne comme "fous", "asociaux" ou "rêveurs"), on risque de rendre définitivement impossible toute invention d’un autre avenir. »
Aussi, « aujourd’hui, privilégier l’étude des contradictions qui naissent au niveau du mode de production, c’est vouloir ignorer l’évolution historique. »
Il est alors "évident" que le « moteur de l’histoire » n’est ni la baisse tendancielle du taux de profit ni la lutte contre la baisse du salaire relatif, encore moins la « lutte des classes » : « Il y a là, à notre sens, un des éléments les plus fondamentaux permettant de supposer prévisible la fin du capitalisme dans les États très développés : le coût de la croissance étant de plus en plus supérieur aux avantages qu’on en retire, la prise en compte de ces coûts dans les prix de revient réduit le profit et donc l’intérêt (en terme de puissance) pour un capitaliste ou pour un État de s’approprier et de développer la production. »
Et non plus, « comme l’a démontré Marx, les tendances évolutives de la domination du capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage a un mode d’économie consciemment planifiée et organisée par l’ensemble de la société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne sombrent pas dans les convulsions d’une anarchie déchaînée. » (Luxemburg)
Pour Clouscard, « ce projet est l’accomplissement de toute la mutation de la société globale, comme mutation réussie par le néo-capitalisme qui aurait su neutraliser les classes et strates de classes qui font frein ou s’y opposent. Ce modèle a donc une énorme importance stratégique : un nouveau mode de consommation devrait dépasser tous les antagonismes et toutes les contradictions de classes de la nouvelle société. La contradiction des deux modèles de consommation (consommation traditionaliste et vertueuse de la rareté – consommation libertaire ou esthétisante des séries d’objets) devrait se révéler plus profonde que les contradictions de classes de la production et de la consommation. (…) Aussi, le modèle de la nouvelle consommation sera l’émancipation par la transgression. Ce modèle d’usage sera immanent à la marchandise. Le capitalisme a pu ainsi mettre dans le produit lui-même l’expression idéologique. Il vend de l’idéologie, du mode de vie, du style de vie. Consommer, c’est s’émanciper ; transgresser, c’est être libre ; jouir, c’est être révolutionnaire ! (…) On peut dire que technocratie et "hippisme" sont en parfait rapport d’expression : à la gestion technocratique d’une économie "d’abondance" correspond la consommation esthétique des surplus et des déchets. Ce sont les deux faces d’une même médaille ».
« C’est une idéologie (que Clouscard identifie en tant que freudo-marxisme) produite par une nouvelle intelligentsia comme reflet de la situation socioculturelle de nouvelles strates sociales produite par le néo-capitalisme. Le freudo-marxisme est d’abord le prétexte à une stratégie de diversion puis s’accomplit en philosophie de la contre-révolution ; s’il est le commencement et le camouflage du réformisme, il se révèle en sa perfection comme stratégie. (…) C’est le dernier maillon, et le plus essentiel, de la chaîne dialectique des générations bourgeoises. (…) Les idéologues du freudo-marxisme vont cacher le nouveau profit et la domination de la nouvelle bourgeoisie – essentiellement celle des services – en prétendant dénoncer l’intégration de la classe ouvrière au système, alors que cette intégration n’est en fait et uniquement que celle de cette nouvelle bourgeoisie. Ils vont substituer à la vocation révolutionnaire "défaillante" le "changer la vie" qu’est l’émancipation des valeurs traditionnelles de la bourgeoisie. La société de consommation sera la notion clé autorisée par l’inversion-transfert. Le camouflage idéologique consistera à inclure dans cette nouvelle société l’ouvrier, le producteur, et à exclure... le vrai bénéficiaire de la consommation transgressive. La contradiction interne est ainsi devenue surdéterminante et la contradiction bourgeoisie-classe ouvrière – subsidiaire. Ces révolutionnaires diront ce que disent maintenant les patrons (…) : travailleurs et patrons sont les deux partis confondus par la techno-structure. Ils participent à un même univers soumis à une évolution fatale ; l’antagonisme initial se dépasse par les urgences de la société post-industrielle (ainsi l’écologie) et par la commune consommation (acquise ou en voie d’acquisition) ».
Dans la transition de « l’idéologie du marché à l’économie de l’idéologie » (Clouscard) qu’opère « L’anti-économique », la question des « besoins » occupe une place centrale où « la morale sera la grille de lecture, par les classes dominantes, de la consommation d’une production qui est le travail des autres. » (Clouscard)
Pour Attali-Guillaume, « l’analyse classique admet implicitement que la relation de l’homme aux objets et à la nature est indépendante de la société et de la culture. Cela lui permet en particulier de poser la notion de besoin (à l’origine de la consommation) comme indépendante du mode et des rapports de production. (...) Selon Baudrillard ce sont les besoins tous ensemble qui sont produits comme "force consommatrice" dans le cadre général des forces productives ; après avoir socialisé les masses comme force de travail, le système industriel les auraient socialisées comme force de consommation : "le capital-besoin investi par chaque consommateur est aujourd’hui aussi essentiel à l’ordre de production que les capitaux investis par l’entrepreneur, aussi essentiel que le capital force de travail investi par le travailleur salarié." »
Ce qui, pour Attali-Guillaume, est la contradiction qui voue le capitalisme à sa perte, car, « lorsque les besoins les plus immédiats, ceux qui répondent à une nécessité physiologique, sont mieux satisfaits, leur rôle d’alibi pour tous les autres besoins fonctionnent de plus en plus mal ». Ce qui explique que les « classes favorisées » sont les premières « contestataires de la société de consommation ». Cette « incompatibilité entre la logique réelle du système capitaliste et la nécessité dans laquelle il est pris de développer sans cesse liberté, pouvoir et besoins imaginaires, (...) débouche sur une question : si la demande sociale qui résulte dialectiquement des besoins, des désirs et de l’offre sociale est ainsi prisonnière de toutes les contraintes du système productif, le contrôle politique de la production des besoins ne doit-il pas logiquement précéder celui de la production ? »
Nous retrouvons là la critique que Rosa Luxemburg porte à Grosse : « Grosse juge des rapports de production et de propriété des peuples d’après les vivres et autres objets de consommation au sens le plus large - ce en quoi il est un représentant typique de la science bourgeoise actuelle. S’il trouve que ce sont des individus qui prennent possession des objets de consommation et les consomment, le règne de la propriété privée est établi pour lui chez le peuple en question. (…) Bref, ce qui décide du caractère de la production, selon cette conception, c’est le droit de propriété touchant les biens de consommation, et non les moyens de production, c’est-à-dire les conditions de la répartition et non celles de la production. Nous sommes parvenus ici à un point central de l’économie politique, qui est d’une importance fondamentale pour comprendre toute l’histoire économique. »
Au contraire, « il est clair à première vue que la répartition des produits et l’échange ne peuvent être que des phénomènes dérivés. Pour que les produits puissent être répartis ou échangés entre consommateurs, il faut avant tout qu’ils soient fabriqués. La production est donc le premier et le plus important facteur de la vie économique de la société. Ce qui est décisif dans le processus de la production, c’est la question suivante : quels sont les rapports entre ceux qui travaillent et leurs moyens de production ? (...) Nous parlons des rapports sociaux entre la force de travail humaine et les moyens de production morts, et de la question : à qui appartiennent les moyens de production ? »
Pour Attali-Guillaume, la question n’est pas là : « Désir, progrès technique et renouvellement des objets sont à l’origine d’une double domination : le cycle de la demande semble fonctionner sans l’intervention des producteurs [entrepreneurs] à partir du moment où certains besoins fondamentaux des hommes sont détournés en termes de consommation. Consommation des consommateurs qui cherchent à suivre le comportement des consommateurs aisés (fétichisme de la marchandise). »
En oubliant que « l’entrepreneur moderne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en retirer de l’argent. Ce qui fait de lui un capitaliste et du travailleur un salarié. (Car), extorquer de la plus-value, et l’extorquer sans limites, tel est le but et le rôle de l’achat de force de travail. » (Luxemburg)
Aussi cette « domination » ne fait pas de distinction entre les comportements "consommatoires" de classe.
Pour Clouscard, c’est pourtant ce qui permet de comprendre que « la consommation mondaine est bien essentiellement une dégustation de classe. Un acte de participation à l’ordre social objectif. Acte "inconscient" de ratification. Non su comme tel. Ce qui est une autre source de jouissance : celle de la mauvaise foi, celle du jeune bourgeois qui cache son jeu. Mauvaise foi de la fausse innocence qui ainsi garantit son impunité. Alors qu’il s’agit d’une provocation objective, fondamentale, de classe. (…) Le principe de pouvoir – économique – naît de l’extorsion de la plus-value ; le principe de plaisir naît de la consommation de la plus-value. »
Pour la classe ouvrière au contraire, « les biens de subsistance sont nécessaires à la reproduction de la force de travail. (...) Les biens d’équipement [équipements collectifs, équipements des ménages], définissent un nouveau niveau de vie qui peut être, très relativement, celui de la classe ouvrière. Ce niveau de vie n’est que l’expression de la subsistance autorisée par le progrès des forces productives et des forces socialistes (luttes ouvrières). (…) La classe ouvrière n’accède donc pas à la société de consommation pour deux raisons essentielles : d’abord elle a produit les objets qu’elle possède. Ensuite, l’utilisation de ces objets n’est pas libidinale. Elle reste fonctionnelle, réduite à une technicité nouvelle de la vie quotidienne. L’investissement, esthétisant, qui commence avec le design, est encore insignifiant. (…) Pour la classe ouvrière, le genre de vie est l’immédiate expression du niveau de vie. »
La connotation bourgeoise du mot « liberté » est le voile jeté sur cette fausse liberté qui est la condition même du prolétaire rappelle Rosa Luxemburg : « La vente de la force de travail est une affaire privée de l’homme, elle est volontaire et repose sur la liberté individuelle totale. (...) Les paysans libres comme l’air et sans moyens n’avaient plus que la liberté de mourir de faim ou, libres qu’ils étaient, de se vendre pour un salaire de famine. »
Clouscard met en évidence que la non distinction entre reproduction de la force de travail et consommation a pour objectif « d’intégrer la classe ouvrière dans la société bourgeoise en tant que consommateur ! Mais cette opération idéologique est un ensemble : à partir de ces analyses pourront se justifier les nouvelles modalités de la consommation autorisée par le néo-capitalisme. »
En fait, « la société de consommation commence au niveau de la petite bourgeoisie, comme commencement de l’investissement libidinal de l’avoir. À distinguer selon : la petite bourgeoisie traditionnelle (vertu de l’épargne : économie de l’économie, accumulation, réinvestissement dans l’équipement) ; la nouvelle petite bourgeoisie moderniste des cols blancs, du nouveau secteur tertiaire (employés, petits cadres), de l’extension du secteur administratif, de gérants des petites et moyennes entreprises semi-publique ou privées, des services et fonctions du néo-capitalisme dont le "traitement" constitue le capital virtuel qui, par le crédit, lui permet d’accéder au superflu. Le standing, consommation qui, sans pouvoir accéder au confort et au luxe de la bourgeoisie et de la fraction supérieure de la petite bourgeoisie, a une signification de classe, non par l’avoir mais par les signes de l’avoir, la représentation. C’est cette situation... de dupe, pourrait-on dire, qui est caractéristique du petit-bourgeois de la nouvelle société : c’est le lieu effectif de la société de consommation (et qui prend alors valeur de modèle). Entre les biens de subsistance-équipement (acquis) et les biens de luxe (désirés), les biens de consommation, en tant qu’objets produit en série, sont à la fois un niveau et une barrière, une promotion et une compensation.
(…) À partir de la consommation de biens de série par la nouvelle petite bourgeoisie la stratégie d’intégration du néo-capitalisme consiste à faire de cette pratique locale un modèle exemplaire pour toute la société. Le secteur promotionnel de séduction, des biens d’émancipation, sera donc à la pointe de cette intégration. Mais le coup de génie de l’idéologie néo-capitaliste est de proposer le phénomène d’intégration, de participation au désordre nouveau voulu par les marchands de nouvelles libidinalités "libératrices", comme rupture avec la société de consommation ! Alors que les deux modèles de consommation ont la complémentarité du modèle sélectif et du modèle de masse, de la consommation sexuelle de privilégiés et de la consommation de la masse de la petite bourgeoisie, de la rupture avec un ordre et de la participation à un autre. Quel prodigieux exemple de manipulation ! » ».
Les publicitaires ne se privent d’ailleurs pas pour utiliser cette manip. Normand Baillargeon raconte dans sa préface à « Propaganda » d’Edward Bernays comment celui-ci a amené, à la demande du président de l’American Tobacco qui voulait s’attaquer à ce tabou, les femmes américaines à fumer : « La ville de New-York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leur vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d’éclat. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était des "flambeaux de la liberté". Bernays avait auparavant consulté un psychanalyste qui lui avait expliqué que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel des mâles : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir alors les femmes, en possession de leur propre pénis, fumeraient. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes explosèrent ».
Exemple paradigmatique de la conquête d’une « liberté » qui consiste à intégrer les normes du dominant, qui plus est en s’aliénant à un produit nocif. Que peuvent alors les campagnes de désintoxication contre une liberté si chèrement payée ?
Clouscard peut donc conclure : « C’est la production qui non seulement satisfait les besoins mais qui surtout... les produit : c’est l’objet du désir qui définit le désir. Celui-ci n’est qu’un effet des rapports de production. (...) L’authentique libération du désir sera tout d’abord la réappropriation par la classe ouvrière de sa production ».
Ainsi, si certaines critiques de l’économie politique, « système mythologique intensément politique » (Attali-Guillaume), de la part des économistes « contestataires » peuvent paraître pertinentes, il est néanmoins clair qu’elles ne mettent nullement en cause le procès de l’exploitation capitaliste (l’extorsion de la plus-value) mais au contraire le nient. « Cet intellectuel de gauche présente ses nouveaux privilèges comme des conquêtes révolutionnaires. Et nous venons lui demander de reconnaître qu’il est pris la main dans le sac, alors qu’il prétend, de cette main, brandir le flambeau de la liberté. » (Clouscard)
Si cela met en effet « l’intellectuel de gauche » face à son hypocrisie, cela explique aussi l’engouement nouveau (comme le Beaujolais) de la nouvelle petite bourgeoisie (de "droite" comme de "gauche") pour l’économie politique et la facilité avec laquelle elle se soumet à la fiction, au mythe, au dieu marché, tout en le critiquant.
« Aujourd’hui, sous la domination du capital, le point névralgique du système social ne réside plus dans la croyance en la mission de la terre au sein de l’azur céleste, mais dans la croyance en la mission de l’état bourgeois sur la terre. Et comme aujourd’hui, sur les les puissantes vagues de l’économie mondiale, de graves ennuis commencent déjà à surgir et à s’amonceler, que des tempêtes s’y préparent qui balaieront le "microcosme" de l’état bourgeois de la surface de la terre comme un fétu de paille, la "garde suisse" scientifique de la domination capitaliste se précipite aux portes du donjon, c’est-à-dire de l’"État national", pour le défendre jusqu’à son dernier souffle. » (Luxemburg, même si son « aujourd’hui » est notre « hier »).
Fondé, selon Clouscard, sur « la négation de l’éthique immanente au procès de production, la négation de ce négatif qu’est le prolétaire, (...) paradoxe même de la morale ("bourgeoise" serait redondant) puisqu’elle doit son fondement, dans la réalité, au travail de l’autre, (…) cette morale est refus du principe irréel (Dieu) et du principe de réalité (le prolétariat) ». Coincée entre bourgeoisie et prolétariat, la nouvelle petite-bourgeoisie ne peut alors qu’investir de ses illusions cette mythologie de la contestation que lui donne en pâture les économistes de la « troisième voie, troisième force, celle de du triomphe de la logique du libéralisme, stratégie de la séduction qui devrait aboutir à la "classe unique" ».
« La non-participation à la production infrastructurelle va se radicaliser en non-travail – et cela en tant que dérive maximale de l’accumulation. (…) La dérive de l’accumulation et l’éloignement de la production sont maximaux pour créer une situation combien paradoxale – celle du système de la marginalité. Alors, c’est le plus grand éloignement possible de l’accumulation. Possible, en ce sens que son effet, aussi lointain et dégradé qu’il soit, doit encore empêcher la participation aux forces productives, au monde du travail. La paupérisation, certes, peut être grande. Mais relative en ce sens que l’accumulation, aussi entropique soit-elle, empêche encore de "tomber" dans l’univers ouvrier. Le plus démuni des bourgeois ne deviendra pas l’ouvrier. Ce système de garanties du statut est semblable à celui de la chevalerie. Le plus pauvre des chevaliers ne devait jamais devenir un vilain. (…) La névrose, d’abord production familialiste, s’investit donc en fantasmes idéologiques. Elle construit un ensemble culturel qui va habiter l’activisme politique. Elle a trouvé les supports "scientifiques" qui justifient la culture bourgeoise du néo-capitalisme puis qui justifieront l’action contre-révolutionnaire. Elle a défini un ordre des choses que la production industrielle a "perverti" mais qui peut être retrouvé : le Paradis perdu, l’âge d’or, l’innocence naturelle et spontanée ».
L’ennemi est désigné : les « pouvoirs financiers », le « capital financier », « la tyrannie des marchés ». La « résistance » aux méfaits du néo-libéralisme s’exprime alors par la tentative de déjouer les économistes sur leur propre terrain, l’économie politique, en devenant expert parmi les experts de la manipulation de milliards qui se multiplient comme des petits pains dans les ordinateurs de ces grands enfants joueurs démiurges que sont les traders au fond des caves virtuelles des banques. Ça ne mange pas de pain (justement) et ça évite de s’interroger sur son statut de classe.
Il est vrai que plus de deux siècles de bourrage de crâne (tout le monde ne lit pas Rosa Luxemburg) rendent difficile de démêler ce qui relève de l’économie politique ou de l’économie sociale, humaine.
« Avoir transformé un domaine qui est très proche de chacun de nous, écrivent Attali-Guillaume, car nous pouvons en faire l’expérience quotidienne en tant que travailleur, consommateur ou citoyen, en un tissu d’abstractions, telle est l’absurde performance des économistes. À la pédagogie actuelle de l’économie qui procède de la seule abstraction il faut aussi substituer une autre pédagogie fondée sur le concret, l’expérience vécue et la sensibilité de chacun. (…) Par ces moyens, apprendre à voir. Laing : "Notre capacité de voir, d’entendre et de sentir est à ce point étouffée sous les voiles de la mystification qu’une discipline intensive tendant à désapprendre est nécessaire à chacun avant qu’il puisse commencer à redécouvrir le monde avec innocence, lucidité et amour". »
Mais “voir” quoi ? Certainement pas ce que voulait montrer Carlo Cafiero (« Abrégé du capital de Karl Marx », Le chien rouge, 2008 (1878)) aux révolutionnaires : « De beaucoup plus modeste est ma tâche. Je dois seulement guider une troupe d’adeptes empressés, par le chemin le plus facile et le plus sûr au temple du capital ; et là démolir ce dieu, pour que tous puissent voir de leurs yeux et toucher de leurs mains les éléments dont il se compose ; et arracher les vêtements de ses prêtres, afin que touts puissent voir les tâches de sang humain qui les souillent, et les armes cruelles avec lesquelles ils immolent chaque jour un nombre sans cesse croissant de victimes. »
Là est bien la difficulté. Apprendre à "lire" dans le livre de la vie ce qui ne se "voit" pas et se cache entre les lignes. « Voir » suppose une gille de vision.
Pourquoi un petit artisan va-t-il "voir" dans la surcharge d’une salle d’attente d’hôpital une "invasion" d’ "immigrés" "privilégiés" par les services sociaux plutôt que l’effet d’une surcharge d’un service public (collectif) délesté de ses moyens par les représentants du capital pour, in fine, faire baisser le coût de la reproduction de la force de travail, y compris la sienne ? Pourquoi cette « vision » ?
Pourquoi tel petit-bourgeois nouveau va-t-il "voir" la main griffue de capitaliste financier jongler avec des chiffres virtuels et non les doigts crochus du capitaliste industriel rapinant le surtravail à l’ouvrier ?
« Si nous voulions exposer à tel paysan de Haute-Ecosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, explique Rosa Luxemburg, les questions professorales habituelles d’économie politique concernant le "but de l’économie", la "naissance et la répartition de la richesse", il ouvrirait de grands yeux : "Nous produisons ce dont nous avons besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre" ». Or, continue-t-elle, « la société actuelle produit ce qu’elle ne veut pas et dont elle n’a pas besoin : des crises ; elle produit de temps en temps des moyens de subsistance dont elle n’a pas l’usage, elle souffre périodiquement de famines, alors qu’il y a d’énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d’obscur, de mystérieux. (...) D’où cela provient-il ? Et quelles lois obscures se combinent-elles derrière le dos des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges résultats ? (…) Ce qu’il y a de plus remarquable dans tout cela, c’est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme une épreuve du ciel, à la façon par exemple d’un orage, d’un tremblement de terre ou d’une inondation. »
Comment "voir", puisque « c’est une puissance invisible, un simple effet mécanique de la concurrence et de la production marchande qui arrache au travailleur une portion toujours plus grande de son produit et lui en laisse une toujours plus petite, une puissance qui agit sans bruit, derrière le dos des travailleurs et contre laquelle la lutte est impossible » ?
Et ce, avec en plus sur le dos, les effaceurs de mémoire : « Lorsqu’en 1873, à l’Assemblée nationale française, on régla le sort des malheureux Arabes d’Algérie par une loi instaurant de force la propriété privée, on ne cessa de répéter, dans cette assemblée où vibrait encore la lâcheté et la furie meurtrière des vainqueurs de la Commune, que la propriété commune primitive des Arabes devait à tout prix être détruite, “comme forme qui entretient dans les esprits les tendances communistes”. » (Luxemburg)
Avec une grande limpidité, Rosa, elle, nous le "montre".
« Pour participer aux fruits de la production sociale, et au travail social, il faut produire des marchandises. Mais personne ne dit à qui que ce soit que son travail est reconnu comme socialement nécessaire ; l’individu en fait l’expérience quand sa marchandise est acceptée en échange. Sa participation au travail et au produit de la communauté n’est assurée que si ces produits sont marqués du sceau du travail socialement nécessaire, de la valeur d’échange. Si son produit ne peut être échangé, il a créé un produit sans valeur, son travail est donc socialement superflu. (…) “ La société n’a pas besoin de toi, mon petit ami, ton travail n’était pas du tout nécessaire, tu es donc un homme superflu qui peut tranquillement aller se pendre ! ” (...) C’est comme si chacun travaillait chez soi, aveuglément et droit devant lui, puis apportait ses propres produits achevés sur une place où on examinerait les objets puis leur mettrait un tampon : pour celui-ci, pour celui-là, le travail a été socialement nécessaire, ils sont acceptés en échange ; alors que pour ces derniers-là, le travail n’était pas nécessaire, ils sont nuls et non avenus. Ce tampon veut dire : ceci a une valeur, cela n’en a pas et reste le plaisir ou le malheur privé de l’intéressé. (…) Ce que personne ne lui dit, il ne peut l’apprendre que sur le marché.
Le contact avec la société, notre cordonnier ne l’établit que par une paire de chaussures échangeables ou, plus généralement, par une marchandise ayant valeur d’échange. »
« Les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s’échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs, c’est-à-dire vers leurs possesseurs. (...). Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de marchandises, leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à titre de personnes dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte que la volonté de l’un est aussi la volonté de l’autre et que chacun s’approprie la marchandise étrangère en abandonnant la sienne, au moyen d’un acte volontaire commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. (...) Les personnes n’ont affaire ici les unes avec les autres qu’autant qu’elles mettent certaines choses en rapport entre elles comme marchandises. Elles n’existent les unes pour les autres qu’à titre de représentants de la marchandise qu’elles possèdent. Ce qui distingue surtout l’échangiste de sa marchandise, c’est que pour celle-ci toute autre marchandise n’est qu’une forme d’apparition de sa propre valeur. Naturellement débauchée et cynique, elle est toujours sur le point d’échanger son âme et même son corps avec n’importe quelle autre marchandise, cette dernière fut-elle aussi dépourvue d’attraits que Maritorne », avait dit Marx.
L’acheteur et le vendeur, porteurs de leurs marchandises, "ne voient" en celles-ci que l’argent qu’elles indiquent (le prix sur l’étiquette : je vaux tant !). Comment peuvent-il "voir" ce qu’elles contiennent vraiment, ce dont elles sont l’expression : les moyens de production, la sueur de l’ouvrier, la main voleuse du patron, le travail humain et animal accumulé en technologies depuis des temps qui n’anticipaient pas le capitalisme ? Comment voir qu’elles transmettent dans leur froid échange arithmétique la « loi de la valeur », le machinisme (la "volonté" de la machine) et le calcul, le vampirisme du capital sur le travail, la table rase de peuples entiers aux cultures adaptatives multiformes, l’idéologie du progrès et de la croissance éternelle. Tout au plus voit-il parfois son résidu en déchet et pollutions, et sa propre effroyable solitude... Mais le « fil invisible », mais la « main invisible » ?
« L’échange lui-même, continue Rosa Luxemburg, règle maintenant toute l’économie de façon automatique, un peu comme une pompe : il crée un lien entre les producteurs individuels, il règle la division du travail entre eux ; il détermine leur richesse et la répartition de cette richesse. L’échange gouverne la société. »
Ainsi son produit s’est-il détaché du travailleur et le voilà dirigé par une puissance extérieure qui l’oblige, par un lien invisible mais aussi un cruelle menace visible et ressentie : la misère !, à vendre (et en donner, ou plutôt se faire voler, une grande partie) l’usage de lui-même, de son corps, de sa force et, pour se reconstituer, à acheter les produits qu’il a fabriqué sous forme de marchandises, c’est-à-dire de temps de force de travail. « Alors il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps ». (Marx)
« On pourrait croire, écrit Rosa Luxemburg, qu’il n’y a rien de plus clair et qui aille plus de soi que de dire que l’échange des marchandises repose sur le travail accumulé en elles. L’habitude générale et exclusive prise d’exprimer la valeur des marchandises en or avait masqué cet état naturel.
Découvrir que dans la valeur d’échange de toute marchandise, dans l’argent aussi, il y a simplement du travail humain, et qu’ainsi la valeur de toute marchandise est d’autant plus grande que sa production a exigé plus de travail et inversement, ce n’est reconnaître que la moitié de la vérité. L’autre moitié de la vérité consiste à expliquer comment et pourquoi le travail humain prend la forme étrange de la valeur d’échange et la forme mystérieuse de l’argent. »
La valeur de la marchandise “ force de travail ” est donc représentée par la quantité de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance pour le travailleur.
« La marchandise “ force de travail ” ne se distingue en rien des autres marchandises sur le marché, si ce n’est qu’elle est inséparable de son vendeur, le travailleur, et qu’elle ne supporte pas d’attendre trop longtemps l’acheteur »
En effet, cette marchandise s’use et se "vide". Il faut régulièrement la reconstituer au moins en partie suffisante pour reprendre le travail.
« Pour que la force de travail puisse être une marchandise, il ne suffit pas que l’homme puisse travailler quand on lui donne des moyens de production, il faut qu’il puisse travailler plus qu’il n’est nécessaire à son propre entretien. La force de travail a effectivement cette propriété. (…) Cette productivité du travail qui confère à la force du travail de l’actuel travailleur salarié la propriété de fournir du surtravail n’est pas une particularité physiologiques innée de l’homme, c’est un phénomène social, le fruit d’une longue évolution. Le surtravail de la marchandise "force de travail" n’est qu’un autre nom de la productivité du travail social, qui permet au travail d’un homme d’en entretenir plusieurs.
Dans le travail salarié moderne, l’ouvrier ne produit pas pendant la première partie de sa journée de travail les objets dont il a besoin : nourriture, vêtements, etc., et ensuite d’autres choses pour le patron. L’ouvrier d’usine produit toute la journée le même objet, un objet dont il n’a besoin lui-même que pour une très petite part ou même pas du tout : des ressorts d’acier ou des courroies de caoutchouc ou du tissu de soie ou des tuyaux de fonte. Dans leur masse indistincte, les ressorts d’acier ou les courroies ou le tissu qu’il produit au cours de la journée se ressemblent tous, on n’y remarque pas la moindre différence, qu’une partie d’entre eux représente du travail payé et une autre du travail non payé, qu’une partie soit pour l’ouvrier et une autre pour le patron.
La différence, invisible au travailleur, apparaît dans les comptes du patron, quand il calcule ce que lui rapporte la production de ses ouvriers. »
Voilà l’être humain, sans plus aucun moyen de production personnel, obligé par la faim de vendre unes de ses propriétés constitutives (mais à reconstituer et et qui s’use) et mettre de son temps au service d’un autre, qui le vole, après l’avoir rendu prolétaire, et par son propre travail collectif, de produire son propre cadre d’existence fabriqué selon la logique d’une puissance invisible [le capital] qui applique des critères purement monétaires et concurrentiels à tous les aspects de la vie humaine : urbanisme, transport, cadre de travail, vie domestique, habitat, loisirs, culture. Et Condorcet inventa la "mathématique sociale", les "données démographiques", les "services statistiques". Quételet l’"homme moyen" et la "physique sociale". Un tas de philosophes se sont relayés pour fabriquer l’image de l’"homme nouveau rationnel marchand bourgeois" qu’ils voulaient faire correspondre au nouveau mode de production. Pascal inventa le "progrès". D’autres ont mis en place l’"organisation scientifique du travail", la pointeuse et le chronomètre... Puissance invisible mais au service des propriétaires du temps de la force de travail, des moyens de production et des marchandises, n’hésitant pas à associer à cette « fabrication » des conditions d’existence (« notre » "environnement") les éléments de surveillance, de contrôle et de répression pour anticiper, régler ou éliminer à l’aide d’algorithmes puissants toute velléité de remise en cause radicale de ses intérêts.
Et cela se passe "sous nos yeux" ! Voilà plus de cent ans que Rosa nous l’explique patiemment sous tous les angles possibles. Combien l’ont entendue ?
« La tâche de la recherche scientifique, c’est de découvrir le manque de conscience dont souffre l’économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l’économie politique. (…) Le but fondamental de toute forme sociale de production : l’entretien de la société par le travail, la satisfaction des besoins, apparaît ici complètement renversé et mis la tête en bas, puisque la production pour le profit et non plus pour l’homme [l’"humain" ! dirait le FdG] devient la loi sur toute la terre et que la sous-consommation, l’insécurité permanente de la consommation et par moments la non-consommation de l’énorme majorité de l’humanité deviennent la règle. (…) On comprend maintenant pourquoi les avocats scientifiques officiels du capitalisme essaient de masquer la réalité par tous les artifices du verbe, de détourner le regard du cœur du problème vers son enveloppe extérieure, à savoir de l’économie mondiale vers l’"économie nationale". »
Parce que cette « nouvelle science de l’économie politique naquit ainsi pour devenir l’une des armes idéologiques les plus importantes de la bourgeoisie dans sa lutte contre l’État féodal du Moyen Âge et pour l’État capitaliste moderne, (…) le rôle de l’économie politique comme science sera terminé dès que l’économie anarchique du capitalisme fera place à un ordre économique planifié, organisé et dirigé consciemment par l’ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière moderne et la réalisation du socialisme signifient la fin de l’économie politique comme science. C’est ici que se noue la relation particulière entre l’économie politique [entendue alors comme « la manière dont un peuple exécute tous ces travaux, dont il répartit les biens produits parmi ses différents membres, dont il les consomme et les produit à nouveau dans l’éternel mouvement circulaire de la vie »] et la lutte de classe du prolétariat moderne. Le lien spécifique propre à l’économie politique et à la classe ouvrière moderne est basé sur une réciprocité. Si, d’une part, l’économie politique, telle que Marx l’a développée [c’est-à-dire comme « critique »], est plus que toute autre science le fondement irremplaçable de l’éducation prolétarienne, le prolétariat conscient constitue d’autre part le seul auditeur réceptif et capable de comprendre la théorie économique. (…) [Ainsi] la doctrine de Marx est fille de la théorie économique bourgeoise, mais sa naissance a tué la mère. (...) Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l’économie politique scientifique ne cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. »
Disons une partie du prolétariat... Mais quel renversement en effet ! Ici, c’est l’ouvrier le mieux à même de "voir" (i.e. "comprendre") le lien invisible qui l’enchaîne au « travail », et non les « classes favorisées » , "éclairées" par leur "détachements" des soucis bassement "matériels".
Mais quid alors des alliances "objectives" avec la petite bourgeoisie de Michel Clouscard ?
« Pas de morale sans science et pas de science sans lutte des classes. La conscience libérale peut accéder, évidemment à certaines conditions, à la compréhension scientifique de sa situation. Et consentir à se faire l’alliée du travailleur collectif. (…) Lorsque la conscience morale accède à la connaissance de ses conditions politiques, alors elle s’abolit en tant que telle et cet acte est l’acte moral lui-même. La morale s’accomplit quand elle devient critique radicale de la situation de classe, lorsque son concept peut être produit. Alors, l’agent moral peut être l’allié de l’éthique : le sujet retrouve le lieu objectif de sa réalisation. Mais alors que le prolétaire, porteur de l’ordre éthique, c’est-à-dire d’une morale immanente à la logique de la production, est déjà au résultat – car agent et sujet de la production – la conscience bourgeoise doit, elle, assumer le passage. Elle doit porter le négatif, porter ce malheur du négatif : le romantisme, la conscience malheureuse, le gauchisme. Et mourir à elle-même ».
Optimisme prolétarien ? Peut-être...
Citations de Michel Clouscard tirées de : « Néo-fascisme et idéologie du désir » (éditions Delga, 2007 (1973)), « Le frivole et le sérieux (éditions Delga, 2010 (1978), « Les Métamorphoses de la lutte des classes » (éditions Le Temps des Cerises, 1996).