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Egypte : des paysans du delta en révolte contre les grands propriétaires

Publie le samedi 7 mai 2005 par Open-Publishing

Des paysans du delta en révolte pour ne pas être privés de leurs terres par les grands propriétaires

de Cécile Hennion, Sarando, Damanhour (Delta du Nil, nord de l’Egypte)

Dans le tribunal de Damanhour, règne un invraisemblable désordre. Des paysans ont accouru de tous les villages alentour pour assister au procès qui se déroule dans une salle exiguë du premier étage. Ceux qui ont eu la chance de pouvoir se frayer un passage parmi la foule se serrent sur des bancs, à côté de femmes en fichu qui gémissent et reniflent bruyamment. Face à eux, sept accusés en pyjama blanc sont enfermés dans une cage. Ce sont des paysans originaires de Sarando, village situé non loin de Damanhour, dans le delta du Nil, devenu depuis plusieurs mois le théâtre d’une "guérilla" que rien ne semble endiguer. De leur sort dépend celui de dix mille habitants et, indirectement, de plusieurs villes du delta.

Il n’y a pas si longtemps, rien ne différenciait Sarando du reste de la région. Ses champs faisaient vivre hommes, femmes et enfants qui y cultivaient blé et coton sur de petites parcelles au faible rendement. Depuis janvier, leurs terres sont à l’abandon. Il n’y a plus un homme au village. Quelques dizaines d’entre eux sont en prison, les autres en cavale. Dans les maisons aux portes parfois cassées et aux lignes téléphoniques coupées par la police, seuls demeurent les femmes et les enfants. Sarando vit en état de siège, soumis au couvre-feu, encerclé par les forces de l’ordre.

A l’origine, l’histoire s’apparente à une jacquerie, comme il s’en produit régulièrement en Egypte. Elle est aujourd’hui devenue le symbole des "violences policières" dénoncées avec vigueur par une partie de l’opposition. Salah Nawar, riche propriétaire agricole, qui avait dû céder une partie de ses terres aux paysans de Sarando, lors de la réforme agraire lancée par Gamal Abdel Nasser dans les années 1950, décide de les récupérer, fin 2004. Il s’appuie pour cela sur une loi, en vigueur depuis 1997, qui autorise, sous certaines conditions, les anciens propriétaires à récupérer leurs biens. Nawar s’y emploie par la méthode forte, en pénétrant dans le village, le 6 janvier, accompagné d’une centaine d’hommes armés. Les paysans ripostent. Les combats font un mort dans le camp de Nawar. Le lendemain, la police de Damanhour lance ses propres forces, aux côtés du riche propriétaire. Certains, comme Abdel Razek, sont alors arrêtés et, "après avoir reçu des coups et des menaces, forcés de signer" des documents stipulant que la terre ne leur appartient plus.

ROUÉE DE COUPS

Tandis que les interventions des forces de l’ordre se multiplient, les paysans de Sarando prennent le maquis "pour ne pas avoir à signer" , expliquent leurs épouses. Des mandats d’arrêt sont lancés contre les fugitifs pour "vol de récolte" et "possession illégale d’armes" . Le 5 mars, à l’aurore, la police lance un nouveau raid, particulièrement violent. Les hommes ayant déserté les lieux, treize femmes et cinq jeunes enfants sont interpellés. "Les policiers nous ont menottées et liées deux par deux par les cheveux, affirme Sabria Abdallah. Ils déchiraient nos robes et nous humiliaient devant les enfants. Ils nous ont dit que nous serions libérées si nos hommes se rendaient." Faouza Fiqi, l’une des doyennes du village, raconte qu’après avoir été rouée de coups, elle est parvenue à s’enfuir et qu’elle est restée cachée deux semaines dans un entrepôt à blé.

Au Caire, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) alertées s’emparent de l’affaire et organisent des manifestations appelant à la libération des femmes de Sarando. Une vingtaine d’avocats de la capitale décident de prendre bénévolement la défense des paysans. "Les témoignages des villageoises sont accablants, insiste Magda Fathi, avocate. Elles ont parfois été baladées par la police pendant plusieurs jours, yeux bandés, et sans nourriture. Certaines ont été torturées." Le 14 mars, elles sont toutes libérées. Parmi elles, Nafissa Marakti, 38 ans, est admise le jour même, dans le coma, à l’hôpital de Damanhour et décède la nuit suivante. "Le rapport médical fait état de "choc nerveux", dit Ahmed Charaf, autre avocat. Mais sa famille a constaté des marques noires sur son visage. Elle a ensuite été enterrée à la va-vite, sans autopsie."

Depuis, la police maintient la pression. Les hommes ne sont toujours pas rentrés à Sarando. Ceux qui ont été arrêtés devront passer devant la justice. A commencer par ces sept hommes en pyjama blanc, détenus depuis plusieurs semaines et jugés ce 12 avril à Damanhour. Dans la salle bondée, la tension est attisée par l’expulsion d’une douzaine de paysannes de la salle d’audience. Une rumeur, apparemment initiée par l’un des avocats de la défense, provoque ensuite une nouvelle perturbation : un "journaliste étranger" serait présent dans la salle. Le nom de "Li Mound" circule, transformé au fil des chuchotements en "CNN" ...

4 500 PROCÈS

Le juge, excédé, menace d’évacuer tout le monde. Silence. A la barre, l’avocate Magda Fathi se lance alors dans un vibrant plaidoyer en faveur de "ces paysans qui ne possèdent rien, sauf peut-être le droit à la justice" . Elle dénonce "les institutions iniques" , les mandats d’arrêt "illégaux" , le "manque de sérieux" des investigations policières menées en présence de membres de la famille Nawar, les tortures et les humiliations dans les postes de police, la mort de Nafissa...

Le juge clôt la séance en déclarant les prisonniers libres et convoque "la presse étrangère" pour vérification de papiers. Le tribunal est en proie à la surprise et à l’euphorie collectives. Les villageoises lancent des youyous stridents. Dans la cage, les paysans brandissent le V de la victoire et remercient Dieu, la justice et CNN.

L’affaire est pourtant loin d’être réglée. Abdoul Razek, libéré dès le mois de janvier après avoir accepté de signer un document en faveur de Nawar, se désole : "La plupart des paysans n’ont rien à faire avec la politique. Chez nous, les gens n’achètent pas plus d’un journal tous les deux ans, et c’est la première fois de ma vie que j’entends parler de cette chose qu’on appelle les "droits de l’homme". Mais la terre nous est plus précieuse que nos propres enfants. Sans elle, nous ne sommes rien. Si nous l’abandonnons, c’est la vie qui nous abandonne."

Tout le problème, selon la police de Damanhour, réside dans le fait que Salah Nawar est dans son bon droit et que les paysans devront bien finir par s’y résoudre. Dans le delta, les paysans de quinze autres villages sont en litige avec Badrawi Achour, le gros propriétaire terrien local, pour des motifs identiques. Certains se sont organisés en une "ligue des paysans révolutionnaires" qui collecte des fonds destinés à payer les frais de justice. Selon Adel Hadi Al-Machad, chef de cette ligue, plus de 4 500 procès seraient en attente.

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