Accueil > Egypte : une Révolution prolétaire ?
Il y a cinq jours, plusieurs milliers d’ouvriers de l’entreprise de filature et de tissage Ghazl al-Mahalla sont entrés en grève. Leurs requêtes sont multiples : revendication d’une augmentation de leur salaire de base et de leurs primes pour la nourriture et le logement, doublée d’un intéressement annuel supplémentaire, demande de moyens de transport adaptés pour les employés de la compagnie les plus éloignés géographiquement, ou encore insistance sur de meilleures conditions d’accès aux services médicaux. A quoi s’ajoute, nouveauté intéressante dans le contexte égyptien, leur demande d’une démission du Président-directeur général de leur entreprise, qui a d’ailleurs été accompagnée du retrait de leur confiance au comité syndical.
On pourrait certes, de prime abord, voir dans cet événement le reflet d’une grogne générée par les mauvaises conditions faites par Ghazl al-Mahalla à ses employés. Replacer néanmoins cette réelle révolte de quelque 27000 ouvriers sur le temps long pousse pourtant à constater que cet épisode actuellement vécu par l’Egypte est loin de ne pouvoir s’expliquer que par des éléments ponctuels, ni même exclusivement micro-économiques.
Ce n’est en effet pas la première fois que l’on assiste à une grogne ouvrière dans le pays. Certes, le secteur du textile connaît des difficultés particulières, et pour cause : au lendemain de la guerre du Golfe de 1991, le président Hosni Moubarak avait pris la décision de se soumettre aux recommandations du Fonds monétaire international (FMI), dont les recommandations iront naturellement vers un encouragement du pays à privatiser les entreprises du secteur public. La promulgation par le gouvernement égyptien, en juin 1991, de la fameuse Loi 203 prévoira ainsi, sur le terme, la privatisation initiale de quelque 314 entreprises publiques égyptiennes. En juin 2002, 189 d’entre elles étaient effectivement allées au secteur privé, que ce soit de manière totale (pour 132 d’entre elles) ou partielle (57 d’entre elles). Depuis, les réticences affichées par le Parlement égyptien devant cette tendance accélérée à la privatisation de secteurs-clé de l’économie égyptienne (dont le secteur bancaire très particulièrement) n’a pas pour autant freiné le gouvernement dans sa course.
Certes, les chiffres officiels semblent conforter l’exécutif égyptien dans sa stratégie, comme l’indiquent les quelque 7% de moyenne de croissance annuelle. En parallèle, les non moins officiels 11% de taux de chômage paraissent ainsi, toujours du point de vue du gouvernement, peu problématiques, tant le pays est réputé pour la nature de ses problèmes géo-démographiques (la population du pays se concentre en effet le long du Nil, laissant le reste du territoire quasi-vide, en dépit de la promotion par le gouvernement de nombreux projets pour pousser les jeunes diplômés notamment à désengorger les rives du fleuve). Pourtant, une situation de crise économique semble bel et bien installée dans le paysage, et l’état du secteur textile, bien qu’étant loin d’être le seul touché, reflète très bien cette situation.
On se souvient qu’en décembre 2004, déjà, une série de manifestations avaient éclaté, de manière localisée tout d’abord, puis générale, suite à la signature par Le Caire de l’accord sur les Zones industrielles qualifiées (Qualified Industrial Zones, ou QIZ) avec chacune de Washington et de Tel-Aviv. Les manifestants exprimaient alors certes leur désaccord sur les conséquences économiques d’un engagement qui permettait l’établissement de zones franches sur leur territoire ; mais ils contestaient également l’une des principales dispositions qui sous-tendaient ces QIZ, à savoir l’impossibilité qu’il y aurait pour l’Egypte de manufacturer au sein de ces mêmes zones franches des produits si ceux-ci n’étaient pas composés à 11,5% au moins de matières premières israéliennes. En d’autres termes, on retrouvait du politique, de l’économique, et une fibre nationaliste dans les motivations des manifestants d’alors, qui pousseront d’ailleurs à la très timide ouverture par le régime égyptien de son champ politique le long de l’année 2005.
Parallèlement à cela, néanmoins, les manifestations à l’émanation d’ouvriers du secteur textile auxquelles l’on assiste aujourd’hui en Egypte restent susceptibles d’une interprétation double, au minimum. D’une part, en effet, elles traduisent le dépit des employés de ce secteur vis-à-vis des conditions économiques et sociales qui leur sont faites. Mais, d’autre part, elles restent tout aussi bien le reflet d’un malaise socio-économique qui traverse l’ensemble du pays.
Avec la politique des privatisations, le secteur privé en est en effet venu aujourd’hui à contrôler quelque 60% des compagnies spécialisées dans le filage du coton, contre 8% au début des années 1990. Cette situation rampante a ainsi connu ses premiers aboutissements sérieux au début des années 2000, et très précisément à partir de 2003. Faut-il y voir l’effet de la promulgation par le gouvernement égyptien de la Loi unifiée du Travail de 2003, en vertu de laquelle les employés égyptiens se verront reconnaître un droit de grève à la condition pour eux d’obtenir au préalable l’approbation de la Fédération générale des Syndicats égyptiens ? En tous cas, depuis le second trimestre de l’année 2003, on ne comptera plus les manifestations d’employés du textile, qui éclateront dans des proportions amplement révélatrices de l’état du malaise ambiant. A titre d’exemple, la révolte des employés de Mahalla al-Kobra, en mars 2006, les poussera à investir la rue pour faire valoir leurs revendications économiques… soit tout de même un total de 24000 manifestants.
Aujourd’hui, la révolte ouvrière de Ghazl al-Mahalla semble connaître une relative accalmie, le nombre de manifestants ayant baissé de moitié en l’espace de cinq jours, pour « ne plus concerner que » quelque 14000 employés. Mais la question de l’état économique de l’Egypte, ainsi que de l’ampleur des frustrations des Egyptiens devant la déficience gestionnaire de leurs gouvernants, ne trompe plus. Même la presse officielle égyptienne se voit ainsi contrainte de relayer, même si de manière très partielle, l’existence de ces manifestations.
Le régime de Hosni Moubarak se maintient pour l’essentiel du fait des méthodes musclées qu’il continue à développer et/ou à agiter vis-à-vis de sa population, et que conforte en parallèle l’absence d’émergence d’une/de figure(s) forte(s) de l’opposition politique. Un premier signal d’alarme concret et révélateur avait pourtant fait son apparition en 2005, quand les candidats des Frères musulmans réussiront, à l’occasion des élections législatives, à sextupler leur présence au Parlement, en dépit d’ailleurs des pressions, des répressions et des opérations de fermeture de bureaux de vote qui avaient été ordonnées par le régime de Hosni Moubarak. Force est de constater néanmoins que la situation politico-économique égyptienne est source de maints questionnements pour ce qui relève de l’avenir proche du pays. Sauf surprise de taille, la succession du président H. Moubarak devrait aller à l’un de ses fils, Gamal, d’ailleurs lui-même ardent défenseur d’options économiques néo-libérales. Dans l’intervalle, la montée en force des Frères musulmans sur la scène politique interne, ainsi que la grande difficulté qu’ont les partis de l’opposition dite laïque à s’affirmer à titre national, reste la plus grande preuve de ce que les Egyptiens restent à la recherche d’une alternative au pouvoir en place qui soit crédible et efficace.
Or, les subterfuges juridiques et constitutionnels développés par H. Moubarak le long de ces trois dernières années ne pourront en rien limiter la grogne grandissante des Egyptiens. Ceux-ci ont en effet un triple sentiment : celui de voir que leur pays a perdu sa position longtemps enviée dans la région de « phare du monde arabe » ; celui de constater que les options de leur président sont par trop pro-occidentales, et donc nécessairement synonymes d’une mise à mal de toutes notions de souveraineté et d’indépendance nationales ; et celui, enfin, de voir que l’étiolement de leur posture politique régionale n’a même pas pu être compensé par un rehaussement de leurs perspectives et de leurs horizons économiques.
L’Egypte pâtit ainsi aujourd’hui d’une succession de révoltes ouvrières révélatrices de l’échec de ses options macro-économiques avant que micro-économiques. Mais, en filigrane, transparaît tout aussi bien l’échec gestionnaire du régime de H. Moubarak sur un plan purement politique. C’est la conjonction de ces deux éléments qui a pour aboutissement le malaise social que l’on ressent de plus en plus dans le pays. Et, quand bien même les manifestations ouvrières actuelles ne préjugent en rien d’une explosion franche du chaudron égyptien, il va de soi qu’elles restent un signal d’alarme supplémentaire de l’urgence qu’il y a pour l’Egypte à mettre en place des réformes gestionnaires de fond. Le système actuel a en effet toutes les chances de se maintenir et de tenir tant qu’il sera tenu par le successeur de feu Anouar al-Sadate, méthodes coercitives aidant ; cette stabilité apparente sera par contre beaucoup moins à même de se perpétuer si le successeur de H. Moubarak, qui qu’il soit, venait à s’avérer prisonnier des mêmes logiques du régime.