Accueil > En Allemagne, les "manifestations du lundi" craignent la récupération

En Allemagne, les "manifestations du lundi" craignent la récupération

Publie le mercredi 1er septembre 2004 par Open-Publishing

de Georges Marion

A Magdebourg, les manifestants ont repris l’expérience des comités de citoyens qui ont hâté la chute du régime communiste en 1989. Leur hantise : ces "inconnus" qui prennent le micro et dont l’éloquence trahit l’appartenance à quelque organisation politique ou syndicale.

Magdebourg (Saxe-Anhalt) de notre envoyé spécial

Elle ne pouvait partir que de la place de la Cathédrale où, après la réunification, fut érigé un monument à la mémoire des citoyens qui se levèrent contre la dictature du parti unique de l’ancienne RDA. Lundi 30 août, donc, à 18 heures, comme annoncé dans les tracts et sur le site Internet des organisateurs, la "manifestation du lundi" qui parcourt à date fixe les rues de Magdebourg (Saxe-Anhalt) s’est ébranlée pour la cinquième fois consécutive avec les mêmes slogans : contre les réformes gouvernementales du système de protection sociale et, plus particulièrement, contre la loi dite "Hartz IV" qui réduit l’indemnisation du chômage de longue durée.

"Nous manifesterons jusqu’à l’abrogation de la loi, affirmait, en fin de cortège, Andreas Ehrholdt, qui fut à l’origine du mouvement. Ou cette loi est annulée, ou - le chancelier Gerhard - Schröder sera balayé en 2006, lors des élections législatives." Le propos se voulait résolu, mais les faits ne sont pas au diapason : pour leur cinquième tour de la ville, le nombre estimé des manifestants était inférieur à celui de la semaine précédente (6 000 contre 8 000) et, surtout, le mouvement est apparu divisé sur ses objectifs et ses modalités d’action, craintif devant les dangers de la récupération que des groupes politiques sont accusés de préparer.

Andreas Ehrholdt est "la" célébrité de Magdebourg. Agé de 42 ans, cet ancien employé des chemins de fer est au chômage depuis de longues années. En juillet, révolté par les nouvelles lois en préparation à Berlin, il a rédigé, tiré et distribué tout seul quelques dizaines de tracts de protestation appelant ses concitoyens à se rassembler, le lundi suivant, sur la place de la Cathédrale. Il en attendait 200 ; quelque 600 s’y sont rendus ; la semaine suivante, ils étaient 6 000 et la semaine d’après plus de 10 000. Rapidement l’exemple a gagné d’autres villes de l’est de l’Allemagne.

Depuis, Andreas Ehrholdt conduit tant bien que mal un mouvement où règne une démocratie directe sourcilleuse et parfois maladroite. De l’ancienne RDA, les protestataires ont repris l’expérience des comités de citoyens qui, en 1989, hâtèrent la chute du régime communiste ; ils en ont aussi gardé une certaine méfiance à l’égard des appareils politiques ou syndicaux, soupçonnés de vouloir récupérer le mouvement à leur profit.

Une suspicion identique se manifeste à Leipzig, où l’apparition d’Oskar Lafontaine, ancien président du SPD et ancien ministre de Gerhard Schröder passé dans les rangs de ses adversaires les plus déterminés, a suscité une forte polémique dans les différents comités qui structurent le mouvement.

PRIS À LA GORGE

Ce lundi, comme les lundis précédents, Andreas Ehrholdt, juché sur une scène improvisée, tient le micro devant la foule qui s’amasse avant que ne démarre le cortège. Quelques mots où il annonce l’élection de délégués chargés des relations avec la presse et appelle ses auditeurs à ne pas se laisser diviser, puis il passe le micro au suivant. Ce "micro ouvert" est désormais un rituel : durant une heure, parle qui veut ou qui peut. Certains lisent avec application un texte, d’autres se laissent emporter par leur colère.

Tous décrivent la réalité qui les a pris à la gorge. Les visages sont gris, les vêtements modestes. La foule écoute, manifestant son approbation ou, parfois, son opposition, notamment lorsque parlent des "inconnus" dont la rhétorique trop bien huilée trahit l’appartenance à une organisation politique.

Une heure plus tard, la foule se met en marche... pour s’arrêter quelques mètres plus loin. Un groupe de syndicalistes tente de prendre la direction des opérations en introduisant en tête de cortège sono et camionnette ; derrière, le comité des citoyens bloque et regroupe ses troupes autour de sa propre sono. On s’interpelle à travers les haut-parleurs, les premiers demandant aux seconds de ne pas en faire une affaire personnelle ; ces derniers n’en démordent pas : ils sont "la" manif et entendent le rester. "Ils tentent de faire leur trou" commente, désabusé, Andreas Ehrholdt qui marche entouré des membres du comité. Malgré les arguments de ceux qui appellent à cesser ces divisions, la distance entre les deux cortèges sera maintenue jusqu’à la fin.

Derrière, les manifestants n’ont rien remarqué. Ils sont parfois âgés et souvent en couple, portent la pancarte qu’ils ont eux-mêmes fabriquée, donnant libre cours à leurs sentiments. "On ne nous enlèvera pas notre travail, notre argent et notre honneur, mais on va prendre les comptes des bureaucrates", dit l’une d’elle. Une autre prédit un score électoral de 0 % à tous les partis politiques, néocommunistes du PDS exceptés. Sur les larges avenues reconstruites en style néo-stalinien après les bombardements de 1945, l’atmosphère est à l’entêtement, comme si tout le monde savait l’incertitude du combat engagé. "Nous voulons un mouvement puissant, au-dessus des partis", explique, après la manif, une responsable en appelant les siens à rester mobilisés. "De nouvelles menaces se profilent, ajoute-t-elle. Après les allocations chômage, ce sera au tour de la santé."

Comme à Magdebourg, des dizaines de milliers de manifestants ont pris la rue à Berlin, Halle, Dessau, Chemnitz, Dresde, Gera, Jena, Cottbus et Rostock. Les organisateurs annoncent entre 70 000 et 100 000 manifestants dans quelque 200 villes de toute l’Allemagne. Mais les gros bataillons sont surtout venus de l’Est, soulignant une nouvelle fois la division qui s’est installée entre les deux parties du pays.

Le nouveau parti de gauche n’est pas né

La probabilité d’un nouveau parti de gauche dont des protestataires du SPD agitent la perspective depuis plusieurs mois, n’est pas sortie renforcée de la présence d’Oskar Lafontaine à Leipzig, lundi. L’ancien président du SPD, devenu un opposant résolu à la politique du chancelier Gehrard Schröder, voulait propager l’idée qu’une alternative politique est possible entre les sociaux démocrates et les néocommunistes. Des applaudissements, mais également des sifflets, et même un œuf, ont accompagné sa prestation. Il avait fallu près de deux semaines pour que les organisateurs des manifestations de Leipzig tombent d’accord sur les conditions de la présence d’Oskar Lafontaine.

Même flottement chez les néocommunistes du PDS. Constatant son faible impact à l’ouest, l’ancien chef du parti, Gregor Gysi, a récemment estimé qu’il était temps d’en tirer les conséquences : un nouveau parti de gauche ferait à l’ouest mieux l’affaire que le PDS. Plusieurs responsables ont vivement critiqué M. Gysi pour ses propos. - (Corresp.)

http://www.lemonde.fr/web/imprimer_article/0,1-0@2-3214,36-377268,0.html