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En marge du sommet de Guadalajara : l’arbre généalogique de l’Union européenne

Publie le dimanche 13 juin 2004 par Open-Publishing

par José Steinsleger, 7 juin 2004

Pensant à l’or et aux esclaves, Marco Polo prit au XIVe siècle la route de l’Asie. Polo servait Venise, le pays qui revendait au Moyen- Orient les esclaves chassés en Europe centrale. Le Génois Christophe Colomb, son admirateur, prit à la fin du XVe siècle la route d’Occident en pensant à l’or et aux esclaves. Colomb servait la Castille, la couronne qui finança Hernán Cortés, Francisco Pizarro, et d’autres conquistadors, qui pensaient seulement à l’or et aux esclaves.

Les banquiers de Lyon, qui pensaient seulement à l’or et aux esclaves, financèrent les incursions de Giovanni da Verrazano, pirate florentin spécialisé dans l’attaque des vaisseaux envoyés depuis le Mexique par Cortés. Le vicomte Jean D’Ango, célèbre parmi les riches bourgeois de Paris, arma les premiers pirates des Caraïbes avec une licence de corsaire octroyée par le roi de la France.

Acharné à couper le cou des femmes qui ne lui donnaient pas d’enfant mâle, le roi Henry VIII laissa aux pirates le négoce de la marine marchande. Ni maladroits ni paresseux, les "entrepreneurs privés" de l’époque suivirent le chemin des Espagnols et des Portugais : vendre aux Caraïbes des esclaves chassés en Guinée et en Sierra Leone.

Tout comme l’accumulation originaire des banquiers allemands Fugger et Welser, la grandeur de l’Espagne et de l’ "empire britannique" au XVIe siècle ne naquit d’aucune gloire, mais du génocide et du pillage de l’Amérique et de la traite des esclaves impulsée par la Compagnie anglaise des Indes orientales.

Les "fueros" (chartes) parlementaires du négrier William Hawkins, un riche de Plymouth, permirent aux comtes de Pembroke, de Leicester et au maire de Londres sir Thomas Lodge d’acquérir des actions de la compagnie négrière, aux mains de Francis Drake et du redoutable pirate John Hawkins, son fils.

En un peu plus de 200 ans, l’extinction violente de millions de personnes nées en Amérique et en Afrique permit à cette abstraction que nous nommons « culture européenne » de prendre forme. Au XVIIe siècle, convaincu que le "paradis perdu" était aux Antilles, le poète pieux John Milton rédigea pour le "démocrate" Oliver Cromwell le Scriptum domino protectoris contra hispanos, un manifeste de guerre contre l’Espagne.

Henry Morgan, pirate au service de sa majesté, brûlait le visage des prisonniers avec des feuilles huilées, il les pendait par les pouces et allumait des allumettes entre leurs doigts. Avec l’aide de son ami John Locke, celui des écrits sur la "tolérance", il rédigea les instructions pour le bon gouvernement de la Jamaïque. Locke fut l’auteur de livres sur la liberté civile et religieuse et il eut une forte influence sur l’homme politique esclavagiste Thomas Jefferson, mentor de la démocratie yankee.

Et le lyrique "contrat social" de Jean-Jacques Rousseau ? Ne s’est-il pas abreuvé aux textes du père dominicain Du Tertre, l’auteur d’une Histoire générale des Antilles habitées par les Français dans laquelle il distingue le noir du mulâtre, et le mulâtre du blanc café- au-lait par une marque mystérieuse qui, selon ses dires, apparaît au- dessus du cul ? Voltaire était plié de rire.

John Pym, puritain au Massachusetts et négrier ami des pirates à la Tortue (appelée par les boucaniers "île des cochons" et à Londres "Île d’Association"), devança de 350 ans l’ALCA : il élut la ville hondurienne de Trujillo pour fonder une république indépendante de pirates, modèle de "libre commerce" chez les gouvernants qui aujourd’hui, à vitesse d’incendie, détruisent le tissu social des pays latino-américains.

Piet Heyn passa de pirate à amiral de la flotte hollando-danoise. En Guinée, sa compagnie avait d’immenses parcs d’esclaves. À Amsterdam, il cultivait d’exquis jardinets. Son protecteur, le roi Christian II, propriétaire d’une autre "compagnie" qui avait un pied en Afrique et l’autre en Amérique, était l’ami personnel d’Erasme, celui de l’Éloge de la folie.

Le laid Du Casse, chef des pirates du Roi Soleil, a été nommé "chevalier de l’ordre de Saint Louis". L’ayant promu amiral de la flotte, le roi Louis XIV offrit à Du Casse un petit livre de sa composition intitulé Mémoires de l’art de gouverner. Le pirate écossais William Patterson fut le premier directeur de la Banque d’Angleterre.

Au sommet qui s’est tenu la semaine passée à Guadalajara [1], l’Union européenne (UE) a exhibé l’orgueil qu’elle tirait de ses ancêtres et laissé clairement entendre que sa notion de "souveraineté" valait pour les juridictions des pays qui la composent. Mais pas pour l’Amérique latine et les Caraïbes, terrain de chasse souverain de l’empire yankee (« soberano » (« souverain » ) et « soberbia » (« fierté ») ont-il une racine étymologique semblable ?)

Fidel Castro, homme d’Etat absent qui fut présent comme jamais, a dit dans son message au peuple mexicain : "Tout a été organisé de façon qu’il ne puisse pas y avoir de vrai débat libre, ouvert et public, sur des sujets vitaux qui concernent les destinées de notre hémisphère et du monde".

Qui aura la raison ? Fidel, le communiste ou l’écrivain anticommuniste colombien Germán Arciniegas (1900-99), ce puits d’érudition, auteur de la merveilleuse Biographie des Caraïbes à laquelle nous avons emprunté les données précédentes ?

NOTES :

[1] Troisième sommet des Chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne et de l’Amérique latine.

Source : La Jornada, mercredi 2 juin 2004.
http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=999
Traduction : Hapifil, pour RISAL (hapifil@yahoo.fr).