Accueil > Faire primer l’instinct de survie
de MARCO GREGORI
Faut-il espérer l’élection de John Kerry aux dépens de celle de George W. Bush ou, partant du principe que les deux candidats sont similaires, n’en privilégier aucun ? Dans ce second cas, les regards se tournent vers Ralph Nader, le seul candidat suffisamment connu à incarner une réelle volonté de changement. Agé de 70ans et actif en politique depuis quatre décennies, Ralph Nader se lance dans la course à la Maison Blanche pour la troisième fois.
Sa première tentative en 1996 est presque passée inaperçue, contrairement à la seconde qui a fait couler beaucoup d’encre.
Certains lui imputent la défaite du candidat démocrate Al Gore lors l’élection de Bush junior en 2000. L’explication se veut arithmétique : Bush a obtenu 537 voix de mieux que Gore en Floride, alors que Nader en avait obtenu au total près de 20000. Sans ce troisième larron encombrant, dit-on, le démocrate aurait eu la poignée de voix nécessaires à son élection.
L’argumentation paraît pour le moins spécieuse. Cela fait fi du libre arbitre qu’implique la participation à un processus démocratique. Moyennant le respect de certaines règles préétablies, n’importe quel candidat peut se présenter à une élection et l’électeur a parfaitement le droit de choisir selon ses convictions. Cela passe également par pertes et profits les nombreux abstentionnistes. D’ailleurs, Ralph Nader met le doigt là où cela fait mal : « Contre Bush et son programme anti-travailleurs, anti-consommateurs, anti-environnement, le Parti démocrate devrait normalement l’emporter par un raz-de-marée. C’est un parti décadent, qui pourrit. Il est trop faible pour résister au pouvoir des grandes entreprises.
Depuis dix ans, il montre qu’il est incapable de gagner contre le pire des candidats, que ce soit aux élections locales ou nationales », déclarait-il récemment à notre confère Libération.
Cependant, pour légitime qu’elle soit, la candidature de Ralph Nader n’en contient pas moins sa part d’ambiguïté. Il se profile comme le vrai candidat du changement -ce qui, à la lecture de son programme, est une évidence. Mais il omet de dire que la métamorphose à laquelle il aspire n’est, pour l’heure, pas possible à ce niveau. La construction d’une véritable force d’opposition au Etats-Unis ne passe pas par une candidature aux présidentielles accaparées financièrement, idéologiquement et médiatiquement par les démocrates et les républicains (lire ci-dessus).
Ainsi, l’historien et anthropologue afro-américain Robin Kelley affirme, dans une interview au quotidien il manifesto et reprise par Le Courrier : « Je ne pense pas qu’un troisième parti puisse bénéficier d’un espace politique crédible sans la destruction du Parti démocrate. » Pourtant, le chercheur souhaite la victoire de Kerry. Schizophrénie ? Non, selon lui, l’élection du sénateur démocrate à la présidence des Etats-Unis permettrait ni plus ni moins que la sauvegarde du mouvement social.
« Pensez à deux figures clés de l’administration Bush comme John Ashcroft et Dick Cheney : le premier vise à réprimer toute forme d’opposition sociale et de mouvement contestataire ; le second est l’expression d’un capitalisme global criminel, qui n’a même plus la pudeur de se voiler la face. Kerry est un désastre néolibéral, mais il n’opère pas sur un plan criminel. » Avec Kerry président, considère Robin Kelley, le mouvement social pourra continuer à bâtir la résistance en commençant par des actions quotidiennes à petite échelle et urbaines. Utopie de chercheur ?
Si tel est le cas, il n’est pas seul à la défendre. Il trouve comme allié le professeur au MIT de Boston Noam Chomsky qui écrivait dans Le Monde diplomatique de mai 2004 : « Il arrive que les deux factions de ce qu’on appelle le « Parti des patrons » aient des politiques différentes. De petits écarts, au départ, entre l’un et l’autre candidat peuvent se traduire, à l’arrivée, par des impacts gigantesques et de nature très contrastée selon que l’élu sera Bush ou Kerry. Ce sera vrai en novembre prochain comme ce le fut en 2000 quand s’opposèrent Bush et Al Gore. »
Au fond, espérer en une victoire de John Kerry revient peut-être à faire primer l’instinct de survie sur l’idéologie, aussi louable soit-elle.