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Féminisme, vieillesse, euthanasie... entretien avec Benoîte GROULT (2008)
Publie le mardi 4 mai 2010 par Open-PublishingMarc Alpozzo : Votre dernier ouvrage, La touche étoile (Grasset, 2007), le qualifiez-vous de « roman » ?
– Benoîte Groult : Oui ! C’est un roman ! Parce que Alice, je l’ai faite pire que moi, si j’ose dire. Elle est née en 12 ou 15, elle n’a pas eu le droit de vote avant 45 ans, donc elle n’a jamais été une citoyenne. Moi, je suis née en 1920, donc j’ai eu le droit de vote de justesse, et de justesse j’ai eu les différents droits.
Donc c’est très romanesque au fond. J’ai connu ce qu’il y avait avant, mon éducation catholique c’était presque le dix-neuvième siècle, faîte par des femmes et qu’avec des petites filles. J’ai voulu faire une femme encore plus marquée que moi par les siècles passées, les habitudes. Et il y a également une héroïne plus jeune, sans quoi, je suis certaine que les gens auraient fermé le livre aussitôt.
Alice est une femme du siècle dernier, elle en a connu toutes les étapes. Mais on ressent en ce personnage des regrets.
– Certainement ! Pour sa vie personnelle, et professionnelle : elle s’est occupée du courrier du cœur alors qu’elle aurait voulu faire autre chose, et aurait sûrement pu faire autre chose. C’était tellement difficile pour une femme née en 1915. Aujourd’hui, certes ça n’est pas facile, mais le choix est là !
Le thème de ce roman, c’est la vieillesse.
– Étrangement, quand je l’ai apporté chez Grasset, qui est mon éditeur depuis toujours, ce n’était plus la même équipe, elle est composée d’hommes exclusivement, et on m’a reproché de parler de la vieillesse, d’être encore féministe, et puis de n’avoir plus rien écrit depuis neuf ans, craignant que les femmes m’aient oublié. Ils croyaient de fait, que le livre ne partait pas avec les fées sur son berceau. Au bout de trois semaines, le livre explosait, et c’est celui qui a le mieux marché chez Grasset de toute l’année. Ils n’avaient donc rien compris à cette nécessité des femmes de lire des livres sur ce qu’elles pensent de la vie, et pas seulement ce que les hommes en pensent. Il y a une véritable existence du féminisme. Mais on n’ose plus dire que l’on est féministe, aujourd’hui.
N’y a t-il pas quelque chose de négatif dans le féminisme, une sorte d’anathème. Par exemple, il y a aujourd’hui un féminisme américain très redoutable. Ne trouvez-vous pas le mouvement dévoyé à présent ?
– Le féminisme est un mouvement varié. On voudrait que les féministes partent d’une seule voie, qu’elles soient toutes d’accords. Alors que c’est une révolution qui concerne l’Afrique, l’Orient, les pays développés. Forcément il y a des écoles différentes. J’étais par exemple, contre l’idée d’Elisabeth Badinter qui était contre la parité politique, et toute mesure qui favoriserait les femmes en politique. Alors qu’on est défavorisées en tant que femmes. Elle voulait que nous soyons des individus comme les autres. Mais nous ne sommes pas des individus comme les autres ! Pas encore. Ségolène Royal n’a pas fini de souffrir. La parité politique est une plaisanterie en France. On est 18%. Avant-dernières en Europe. On ne s’occupent pas des affaires de l’Etat. Quant aux travaux domestiques, ce sont toujours les femmes qui s’en occupent. Or, aujourd’hui elles travaillent. C’est donc miraculeux que les femmes parviennent tout de même à profiter de leur liberté en France. Mais les hommes doivent descendre de leur piédestal, et je peux comprendre que ce soit très dur !
Les femmes ont fait le chemin en Occident surtout…
– Certainement. Mais enfin, les jeunes femmes qui ont fait des études dans le monde, il y en a de plus en plus. En ce qui concerne l’excision, de plus en plus de femmes osent en parler et n’excisent plus leurs filles. Le Burkina-Faso a déclaré cela illégal. Les mutilations sexuelles sont en voie de diminution. Je n’ai pas dit disparition. Il reste des superstitions très tenaces. Ce sont des pays de traditions. Et comme les filles ne vont pas à l’école, car quand il y a de l’argent c’est pour le fils, c’est encore délicat. Dans un pays où les femmes n’ont aucune liberté, ce sera en effet très long.
Dans quel sens voyez-vous le combat des femmes évoluer aujourd’hui ?
– Je viens de recevoir une lettre d’Yvette Roudi me disant que le front machiste s’organise au PS pour barrer la route à Ségolène Royal. Et comme chez eux il n’y en a pas un qui sort du lot. Hm ! N’empêche, ils préfèrent perdre que la voir gagner !
Voient-ils cela comme un précédent ?
– C’est vrai que, symboliquement, ce serait extraordinaire. Le passage à l’acte reste tout de même difficile. La femme cela continue de paraître comme un acte fondateur, révolutionnaire. Mais les femmes continuent de manquer de confiance en elles. Et puis c’est l’habitude. Même les académiciennes continuent de se laisser appeler « Madame l’académicien »… Alors que l’Académie est le gardien du bon langage. Pourtant elles n’osent pas bousculer les conventions ! Et elles sont au sommet de l’intelligence. C’est impressionnant !
N’est-ce pas parce que la femme est finalement éduquée pour être obéissante ? Elle n’a pas le droit d’être révolutionnaire.
– Oui ! La femme en effet ne doit pas être révolutionnaire. On a pris les grands moyens quand la femme explosait. Elle est guillotinée. Pas le droit de monter à la tribune, mais le droit de monter à la guillotine. C’est un combat à la vie à la mort.
Puisqu’on parle de la mort, ce roman parle bien sûr du combat des femmes, et au centre, un personnage aux côtés d’Alice, Moïra ?
– C’est la destinée. Je dis que Moïra s’ennuie dans l’immortalité, et donc, elle aime bien voir les histoires humaines, la passion, l’amour, même le malheur, cela la distrait. Donc, elle essaye d’infléchir le destin des hommes. Car elle sait qu’il y a des croisées des chemins plusieurs fois dans la vie. On n’a pas un destin dans la vie, mais plusieurs. Il faut cependant savoir quel est le moment pour choisir. Cela reste beaucoup le hasard. Je suis sûr qu’il y a des occasions dans la vie où l’on peut changer d’existence.
Vous ne pouviez en effet croire au destin sans quoi vous n’auriez pu être féministe, et combattre contre ce que les grecs appelaient autrefois l’ordre du monde pour justifier la place de chacun dans la cité.
– En effet, on disait que c’était la destinée des femmes alors qu’en vérité c’était la loi des hommes. Le droit romain, c’était épouvantable. Les femmes n’avaient même pas de nom. Elles avaient le nom de la famille. Pas de prénom.
Vous dîtes également des choses terribles sur la vieillesse.
– Qui me semblent vraies. J’avais d’abord acheté tout ce qui avait été publié sur la vieillesse. Mais ils étaient écrits par de jeunes gens. Ils avaient soixante ans ! C’était la jeunesse de la vieillesse. La vieillesse est de plus en plus longue aujourd’hui. Sa prolongation entraîne de plus en plus de complications.
Votre roman met d’ailleurs en lumière le regard terrible sur la vieillesse, aujourd’hui. La touche "étoile", c’est en réalité cette touche qui permet de mourir dans la dignité.
– Oui ! En fait, c’était une entourloupette. Puisque je ne pouvais pas en parler officiellement. C’est la touche qui coupe certaines communications. J’ai imaginé que Moïra pouvait appuyer sur la touche étoile. Mais ce serait trop beau si c’était comme ça.
C’est vrai que nous n’avons pas encore trouvé un remède contre la vieillesse, malgré la diabolisation à laquelle se livre la société.
– Non ! Et puis on a envie de survivre même dans un fauteuil roulant. Ce doit être très dur d’avoir envie de mourir. J’admire ceux qui le font. Je ne sais pas si j’aurais ce courage. J’essaye de me le donner. Se dire, "allez j’arrête aujourd’hui" ! On doit se dire "encore une minute monsieur le bourreau". Qui veut mourir ? Inutile donc de redouter une ruée pour mourir.
Votre personnage a tellement aimé la vie, et les jouissances de la vie, qu’il ne veut ni les perdre, ni voir ses enfants assister à son dépérissement.
– Et puis il y a eu cette espèce de rupture dans la civilisation qui est l’arrivée de l’électronique, et d’autres méthodes que les vieux apprennent très difficilement. Mes petites filles me considèrent comme une retardée. Alors qu’avec ma grand-mère, on jouaient aux dames, aux mêmes jeux. Je suis mise à la retraite d’office, aujourd’hui.
Vous déplorez cette évolution ?
– Je trouve cela dommage, car on se trouvent de plus en plus seuls. Alors qu’avec mon père, mon grand-père nous connaissions les mêmes récitations. Nous parlions de l’histoire de France de la même façon. Nous avions des repères, et des points de contact. Alors que je n’en ai plus avec mes petites filles.
Vous pensez à un effondrement des valeurs ?
– Un changement complet !
Dans un passage terrible de votre roman, vous dîtes bien que l’homme peut vieillir, il ne disparaît pas dans la société, ce qui est le cas de la femme.
– Oui ! Car elle est considérée comme un objet sexuel ! Quand je voyage avec ma petite fille, c’est à elle que l’on prend la valise, pas à moi ! On ne me voit même pas ! Il y a trop de vieux. Cela ennuie les jeunes. C’est un sentiment horrible. On nous pousse vers la sortie, et en même temps, la science nous garde trop longtemps.
Ce qui est dommage, et vous le dîtes dans votre livre, c’est que l’on ne prend plus en compte la sagesse de ces gens qui ont vécu.
– Ils s’en moquent de notre sagesse. Cela leur est égal notre expérience. Ils ont une autre vie. Le monde est entrain de changer complètement ! Ils ont sans doute raison ! Ce n’est pas nous qui pouvons leur apporter des solutions. Le communisme c’est terminé. Le catholicisme est très flanchant. La patrie ne fera plus mourir personne et tant mieux. Je comprends qu’ils soient affolés par le spectacle de ce bloc de vieillesse qui s’installe dans tous les pays développés. Ma fille aînée a soixante ans cette année. C’est horrible, les générations ! Tout est bouleversé par le fait que l’on vieillisse. Pour moi, l’idée qu’elle puisse être vieille, c’est épouvantable ! Comment allons nous résoudre cela ?
On a l’impression que tous ces combats, dont certains auxquels vous avez participé, arrivent à leur aboutissement, et dérégulent. Il faut donc trouver une autre vision du monde.
– Cela dérégule, en effet ! Mais la vieillesse, quoi qu’il en soit, reste le même naufrage pour tout le monde.
Vous avez lu, pour les éditions des femmes, votre roman qui est paru également en cd, pensez-vous que le combat continue ou qu’il a trouvé son terme ?
– Oui ! Il continue ! Il y a eu l’âge d’or après 75, et des ouvrages que l’édition des femmes a publiés et qui n’auraient trouvé d’édition nulle part sinon ! Le féminisme est un humanisme qui n’a pas encore terminé son travail sur la terre. Ça n’est pas une mode, même si on me le reproche aujourd’hui. J’ai commencé à quarante ans. Avant, je ne savais même pas que cela existait. On n’en parlait pas ! Il y a eu 1968 et soudain des réunions de femmes ! Certes, j’aurais voulu faire de la politique, mais je n’osais pas prendre la parole. Les hommes n’écoutaient pas les femmes. C’est terrible cela, car cela vous fige dans le sous-développement. Aujourd’hui, c’est bien différent, heureusement ! Même s’il reste encore des forteresses. Dans les professions de prestige, les barrages sont toujours là. Bien que les jeunes filles pensent que tout est fait, et que le féminisme est un vieux combat dépassé, ça n’est pas vrai ! Nous pouvons reculer ! Par exemple, la presse féminine vante le retour à la maison. J’ai l’impression de lire la presse de ma jeunesse, avant que les combats féminins soient menés par les journaux féminins.
Aujourd’hui, on est retourné à la femme objet. Il n’est plus question que de se gonfler les seins pour répondre aux fantasmes des hommes. Comment peut-on ainsi encourager des centaines de millions d’opérations des seins, en disant que si l’on ne se gonfle pas les seins, on ne trouvera jamais l’amour ?
Comme vous êtes une avant-gardiste, on peut dire que, dans la même veine, ce roman milite pour droit à l’euthanasie.
– En effet, les soins palliatifs sont une plaisanterie en France. Ils refusent deux malades sur trois. C’est d’ailleurs tromper les gens, et ce n’est pas mourir dans la paix mais dans des conditions affreuses. Il faut qu’on change cette loi ! On entend déjà des voix en faveur du droit à l’euthanasie. Il ne faut pas que tous ces gens soient obligés d’aller mourir en Hollande ou en Suisse comme cela arrive de plus en plus. C’est impressionnant tout de même ce retard.
Quels sont vos espoirs par rapport à tous les combats que vous avez menés au cours de votre vie ?
– J’espère qu’on aura une présidente de la République. Certes, c’est un parti pris, mais symboliquement, il est important qu’il y ait de plus en plus de femmes à la tête des Etats. Cela ne changera pas vraiment la société mais cela changera dans la tête et dans les ambitions des femmes. Se dire ah ! tiens une femme peut être présidente. Prenons le risque !
Journaliste, romancière, essayiste, féministe, Benoîte Groult ne s’est pas contenté de dévoiler et dénoncer l’universalité de la misogynie : elle a aussi milité pour l’égalité des sexes. Après avoir fondé en 1978 le mensuel F Magazine, elle présidera la Commission de la terminologie pour la féminisation des noms de métiers, de grades et de fonctions, fondée par Yvette Roudy, alors ministre des Droits de la femme, où travaillent grammairiens, linguistes et écrivains. Elle est, depuis 1982, membre du jury Femina.
NDA : Benoîte Groult a eu 90 ans cette année.
(Entretien paru dans Le Magazine des livres, n°11, Juil-Août 2008.)
http://marcalpozzo.blogspirit.com/archive/2008/09/27/entretien-avec-benoite-groult.html