Accueil > Guantanamo : la cour et le souverain
de IDA DOMINIJANNI
« L’état de guerre n’est pas un chèque en blanc pour le président ». La Cour
suprême américaine ne pouvait pas trouver mots plus efficaces pour donner une
valeur d’admonestation politique à la sentence par laquelle, d’un seul coup,
elle reconnaît le droit des détenus de Guantanamo et des autres « enemy combatants » de
s’adresser aux cours ordinaires pour réclamer le respect de l’habeas corpus,
restaure la « rule of law » et le principe d’égalité face à la loi, attaque la
souveraineté illimitée dont George W. Bush s’est nommé titulaire le 11 septembre
2001. Le New York Times d’hier observe que la sentence est écrite dans un langage
passionné, signe de comment ses auteurs étaient conscients de la partie historique
qu’ils étaient en train de jouer entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique.
Ils en ont plus d’une raison. Après le 11 septembre, l’histoire s’est mise à tourner
du côté de la force contre le droit en restaurant la pratique d’une souveraineté absolue,
déliée de toute contrainte de lois que le constitutionnaliste du XXème siècle
avait éliminée des démocraties occidentales. Des sentences comme celle-là en
reconfirmant la valeur des principes constitutionnels et la soumission du pouvoir
politique aux lois servent à la faire tourner à nouveau du bon côté. « Est souverain
celui qui décide de l’état d’exception » dit un célèbre adage de Schmitt, toujours
prêt à venir en aide aux délires d’omnipotence des chefs improvisés. Bush le
jeune, déjà marqué par l’illégalité de sa conquête de la Maison Blanche, n’hésita
pas à le faire justement au lendemain de l’écroulement des Tours, en inaugurant
son « état d’exception personnel en trois seuls coups : la résolution du Congrès
du 14 septembre 2001, le Patriot Act du 26 octobre, le Military Order du 13 novembre.
Des pouvoirs exceptionnels d’arrestation et de contrôle des « suspects terroristes »,
la suspension des garanties du procès, « la détention infinie » des prisonniers
de Guantanamo ont été les pivots de l’attaque aux droits à l’intérieur de la
démocratie américaine, le pendant parfait de l’attaque au droit international
portée par la guerre préventive.
Depuis, non seulement l’Amérique mais aussi le monde vit dans l’état d’exception. Et depuis, le « modèle Guantanamo » a condensé en lui plus que la banalité du mal, renouvelée en suite à Abu Ghraib, du traitement sous humain des prisonniers politiques. Dans ces cages habitées de prisonniers en combinaisons orange, détenus « infiniment » sans motivation circonstanciée et sans preuve, soumis à des tribunaux spéciaux de l’exécutif, soustraits à la justice ordinaire et à ses garanties, il y a plus que cela. Il y a la création d’un espace où le droit est suspendu et où le pouvoir de vie et de mort se trouve dans les mains des fonctionnaires du gouvernement. Détention infinie, souveraineté illimitée : l’une et l’autre ensemble extra legem.
La sentence de la Cour Suprême, six juges contre trois, dit que tout cela doit finir. Que ces prisonniers ont droit à un défenseur, à un procès juste, à un juge tiers, dans une cour ordinaire. Elle répète avec force que l’habeas corpus existe et que quiconque a le droit de demander des explications sur les raisons pour lesquelles il est emprisonné. Elle démonte la prétention ridicule de traiter le camp de Guantanamo comme un territoire dispensé des contraintes de la juridiction américaine. Elle démonte aussi l’appui « révisionniste » sur un précédent de la deuxième guerre mondiale dans le traitement des « ennemis combattants ». La constitution est plus forte que Bush. Le Souverain n’est pas omnipotent. Les droits fondamentaux valent pour tous, citoyens américains et non, blancs et coloured, chrétiens et islamistes.
Tout n’est pas résolu. La détention infinie est en état d’accusation, mais le pouvoir d’arrêter à merci des individus suspects reste debout. Et aucun avocat, aucun juge tiers, aucun procès juste ne dédommagera ces prisonniers en combinaisons orange de l’état dégradant dans lequel ils ont été contraints comme des bêtes en cage. Pour cela, la loi ne suffira pas, il faudra la politique. La volonté politique, si jamais elle vient, d’élaborer la culpabilité américaine, revenue comme l’européenne souiller la conscience occidentale depuis un camp de concentration.
Il Manifesto
Traduit de l’italien par Karl et Rosa
01.07.2004
Collectif Bellaciao