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INTERVIEW : Noam Chomsky dévoile l’imbroglio des présidentielles américaines

Publie le jeudi 21 octobre 2004 par Open-Publishing
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Un candidat de marketing

On demande de voter pour Bush ou pour Kerry pour leur figure et non pour
les politiques qu’ils proposent. En réalité, la majorité des Américains ont des
opinions - sur l’Irak comme sur la santé - qui ne sont représentées par aucun
des deux candidats. La participation aux Usa na va pas plus loin que l’acte mécanique
de pousser un levier. Acte qui engage à peine la moitié des citoyens. L’analyse
sans pitié du célèbre linguiste.


de PATRICIA LOMBROSO

"Le facteur qui impressionne dans ces élections présidentielles, plus que dans
les élections de 2000, même s’il ne représente plus une nouveauté, est d’observer,
encore une fois, à quel point la volonté exprimée par la majorité de la population
américaine - que ce soit sur les thématiques de politique externe ou sur celles
de politiques interne - n’est en accord avec aucun des deux partis, démocrate
et républicain. Et puis cette année, la gigantesque machine de propagande politique - dont
l’objectif est de restreindre de plus en plus la marge de participation active
au processus électoral pour la politique gouvernementale - a effectué un remarquable
saut de qualité.

L’électeur est appelé à choisir Kerry ou Bush pour les "qualités" médiatiques publicitaires d’un leader fort et charismatique ou bien d’une personne que l’on aimerait rencontrer dans un bar. La voilà, la triste histoire de ces "élections". C’est sur cette analyse lucide et sans pitié de Noam Chomsky que commence notre interview sur les élections présidentielles du 2 novembre prochain, décrites comme "les élections les plus importantes et historiques" par la plus grande partie de la gauche radicale américaine.

Quel est le ton de l’Amérique et comment évaluez-vous la participation de l’opinion publique à la campagne présidentielle de 2004 ? En quoi est-elle différente de celle des élections de 2000 ?

Il existe certainement, cette fois, une plus grande volonté de participer ; il existe une plus grande implication dans différents secteurs de la population et dans certains milieux de l’industrie proches du parti républicain mais contraires à Bush. Mais si, dans les sondages parmi l’opinion publique, on pose les questions suivantes à la population : pourquoi elle opte pour Bush ou Kerry en lien avec leur programme politique ; ou avec les propositions de plans de programmation pour le gouvernement du pays ; ou avec leurs différentes positions par rapport à différentes thématiques, les deux partis, démocratique avec Kerry, républicain avec Bush, n’obtiennent que 10% du consensus populaire.

Et pourquoi aussi bien Kerry que Bush n’obtiennent-ils que 10 % ?

Parce que les thématiques fondamentales qui tiennent à cœur à la population américaine ne sont pas discutées dans les débats récents ni ne constituent un objet de confrontation entre les deux candidats. Pour cette raison, je répète : le ton de ces dernières semaines est certes d’une plus grande participation de la part de l’opinion publique, à la différence des élections présidentielles de 2000, mais cette participation est sans visage. Elle ne trouve pas à s’exprimer chez les candidats Bush et Kerry qui au contraire devraient être choisis sur la base du programme politique du futur gouvernement de millions d’Américains. Cette campagne électorale est essentiellement centrée sur les "qualités" de personnalisation du candidat. Mais pas pour les "issues" thématiques représentées par et identifiées à ce candidat-là.

Fournissez-nous un exemple de cette volonté et des thématiques qui sont "sans visage".

En mars de cette année, l’électorat espagnol devait s’exprimer en votant sur le retrait d’Irak des contingents militaires d’Espagne, à moins que la gestion des problèmes liés à la sécurité, en Irak, ne soit sous le contrôle direct des Nations Unies. Il n’est pas impossible qu’à la même date, ici aux Etats-Unis, environ 70 ou 80% de la population américaine se fût exprimée de la même façon : c’était aux Nations Unies et pas aux Etats-Unis de gérer les phases de la reconstruction économique en Irak et de la transition du pays vers un nouveau système politique.

Où situez-vous la différence pour les Etats-Unis ?

Aux Etats-Unis, ces faits et ces données, personne ne les connaît sauf si un projet de recherche à ce propos est effectué. Deuxièmement, il est pratiquement impossible que les positions clairement exprimées par la majorité de la population soient portées au jour durant la campagne électorale pour les présidentielles.

Il est intéressant que ces données soient opposées à ce que divulguent les médias et les politologues jusqu’à aujourd’hui, à propos du consensus de la population américaine sur le rôle de l’Onu et, au contraire, pas sur celui, unilatéral, des Etats-Unis en Irak. Quelles sont les autres thématiques dans votre recherche qui présentent un consensus manipulé ?

Le rôle du Tribunal pénal international. La population américaine considère que les Etats-Unis devraient être obligés de souscrire aux normes du droit international comme tout autre pays. Mais aucun des deux partis, démocrate et républicain, ne prend en considération cette volonté de la population. C’est la même chose pour le débat dans le monde sur le Traité de Kyoto. La grande majorité de la population a dit que les Etats-Unis devaient être parmi les signataires du Traité international alors qu’aucun des deux partis n’a l’intention de le parapher. En ce qui concerne la doctrine de la guerre soi-disant préventive, ce qui revient à dire l’emploi de la force militaire, appuyée par l’establishment politique américain des deux partis, elle rencontre l’opposition de la majorité de la population américaine. Il y a une ferme conviction que l’emploi de la force militaire est justifié, au niveau international, dans les limites indiquées par le statut des Nations Unies : c’est-à-dire, seulement au cas où un pays membre serait attaqué militairement ou se trouverait sous la menace d’une attaque d’agression.

Pourquoi ces positions de l’opinion publique n’ont-elles pas la possibilité d’émerger ?

Parce que le type de consensus requis de l’opinion américaine par les élites politiques n’a rien à voir avec ce que l’opinion publique pense réellement.

Et comme ça, ce consensus "inventé", présenté durant les trois derniers débats entre Bush et Kerry, est devenu une "réalité politique" ?

Certainement. En politique interne, le thème de l’assistance sanitaire et médicale tient à cœur à toute la population américaine. 43 millions d’Américains n’ont aucune assistance médicale. 80% des Américains considèrent que le gouvernement devrait assurer l’assistance médicale à tous même si cela comporte une augmentation des taxes. Aucun des deux partis ne les écoute. La participation au processus décisionnel pour la formation d’un gouvernement est limitée à cet acte symbolique où l’électeur est appelé, tous les quatre ans, à pousser ce levier du bureau de vote. Et surtout, dans cette élection, l’électeur est appelé à choisir les qualités de la personne. C’est une stratégie de propagande politique, avec des innovations techniques à chaque fois ; la participation de toute l’industrie des relations publiques est impliquée pour mettre en évidence plus une expression faciale qu’une thématique de programmation politique qui corresponde à la volonté de la base populaire. Bush ou Kerry ? C’est une machine publicitaire qui, cette fois plus que d’autres, consciemment ou inconsciemment, s’en remet à la publicisation d’un Bush "fort qui nous sauvera" et d’un Kerry "personne agréable", non à la plateforme de programmation du gouvernement. Par conséquent, cette fois il y aura probablement moins d’abstentions. Mais aucun des deux candidats, ni Kerry, ni Bush, ne fait la moindre tentative pour convaincre la moitié de la population américaine qui ne vote pas (140 millions), pour la plupart, des habitants des zones rurales, employés et ouvriers.

Dans votre analyse, y a-t-il une différence entre les deux candidats sur la façon de sortir d’Irak ?

A propos de la politique américaine désastreuse en Irak, il n’existe pas de stratégie pour en sortir, si l’on analyse les différentes positions exprimées durant les trois débats présidentiels. Il existe certainement une forte critique de la part de Kerry de la politique de Bush en Irak mais la critique s’articule dans des marges très limitées et circonscrites. Mais personne ne soutient que conduire une guerre d’agression en Irak de la part des Etats-Unis soit une erreur. La critique porte sur le fait que l’occupation et l’invasion de l’Irak ne fonctionnent pas, ou bien on met en relief le coût exorbitant en termes économiques et politiques. Avez-vous jamais entendu quelque leader politique ou gouvernement - même en Europe - dire qu’envahir un autre pays, comme l’Irak, constitue le "crime suprême" condamné par le Tribunal de Nuremberg ? Et pourtant, le texte précise que l’agression militaire constitue la somme de tous les crimes qui peuvent être commis. N’est-ce pas le crime pour lequel le pouvoir nazi fut condamné ?

Mais il y a des alarmes mondiales sur la dégénérescence de l’invasion en Irak. Est-ce que cela préoccupe certains secteurs américains ?

Certains secteurs du pouvoir industriel. Mais parce que la situation en Irak va contre leurs intérêts.

Cela n’influera-t-il pas sur le retrait des contingents Usa de l’Irak, même pas si les Américains y étaient contraints par la détérioration de tout le Moyen-Orient ?

Comment peuvent-ils faire ça, les Etats-Unis ? Abandonner le contrôle énergétique du reste du monde ? C’est un levier fondamental pour le contrôle hégémonique de toute la planète.

Donald Rumsfeld a fait allusion au retrait des Usa puis il s’est rétracté...

Imaginons que l’Irak puisse devenir un pays indépendant, en partie démocratique : quelle serait alors sa politique ? S’il devenait entièrement démocratique, il aurait une majorité chiite. Ce gouvernement rétablirait les relations avec l’Iran. Ils chercheraient de rétablir leur pouvoir dans le monde arabe. Ceci voudrait dire un face-à-face avec le plus grand ennemi : Israël et l’occupation militaire. Cela impliquerait un réarmement militaire, avec aussi des armes de destruction massive. Cela pourrait provoquer une révolte dans l’aire chiite de l’Arabie Saoudite. C’est là que se trouve la plus grande concentration de pétrole. Les Etats-Unis pourraient-ils permettre que tout cela arrive ? Non. Alors comment peuvent-ils se retirer d’Irak ? Les Américains savaient déjà que l’invasion de l’Irak augmenterait le terrorisme. Tout était prévu. Pour le pouvoir américain, cela n’a pas d’importance. Dans le monde arabe, les leadership sont maintenus au pouvoir par le leadership des Usa.

Traduit de l’italien par Karl et Rosa - Bellaciao

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/19-Ottobre-2004/art89.html

Messages

  • L’article ne mentionne pas que CHOMSKY SOUTIENT KERRY.
    Mais oui ! et ses raisons sont intéressantes (on peut les trouver sur le site de l’International Socialist Review, sept. oct )
    En voici un extrait ( sorry je n’ai pas le temps de traduire)

    question :
    Every four years Americans, those who vote, are faced with what is often called the lesser of two evils as their presidential options. Dave Dellinger, who passed away in May, used to call it "the evil of two lessers." You say that there is "a fraction" of difference between George Bush and John Kerry. And this raised some eyebrows. I heard, "It sounds like Chomsky is coming out for Kerry." Could you expand on your position.

    answer :
    There are differences. They have different constituencies. There are different groups of people around them. On international affairs I wouldn’t expect any major policy changes. It would probably be more like back to the Clinton years, when you have sort of the same policies, but more modulated, not so brazen and aggressive, less violent. And I would expect a kind of return to that.

    On domestic issues there could be a fairly significant difference–it’s not huge–but different in its outcomes. The group around Bush are real fanatics. They’re quite open. They’re not hiding it ; you can’t accuse them of that. They want to destroy the whole array of progressive achievements of the past century. They’ve already more or less gotten rid of progressive income tax. They’re trying to destroy the limited medical care system. The new pharmaceutical bill is a step towards that. They’re going after Social Security. They probably will go after schools. They do not want a small government, any more than Reagan did. They want a huge government, and massively intrusive. They hate free markets. But they want it to work for the rich. The Kerry people will do something not fantastically different, but less so. They have a different constituency to appeal to, and they are much more likely to protect some limited form of benefits for the general population.

    There are other differences. The popular constituency of the Bush people, a large part of it, is the extremist fundamentalist religious sector in the country, which is huge. There is nothing like it in any other industrial country. And they have to keep throwing them red meat to keep them in line. While they’re shafting them in their economic and social policies, you’ve got to make them think you’re doing something for them. And throwing red meat to that constituency is very dangerous for the world, because it means violence and aggression, but also for the country, because it means harming civil liberties in a serious way. The Kerry people don’t have that constituency. They would like to have it, but they’re never going to appeal to it much. They have to appeal somehow to working people, women, minorities, and others, and that makes a difference.

    These may not look like huge differences, but they translate into quite big effects for the lives of people. Anyone who says "I don’t care if Bush gets elected" is basically telling poor and working people in the country, "I don’t care if your lives are destroyed. I don’t care whether you are going to have a little money to help your disabled mother. I just don’t care, because from my elevated point of view I don’t see much difference between them." That’s a way of saying, "Pay no attention to me, because I don’t care about you." Apart from its being wrong, it’s a recipe for disaster if you’re hoping to ever develop a popular movement and a political alternative.