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L’ANALYSE DES ÉVÉNEMENTS DE GÊNES. VERS UNE NOUVELLE FORME DE LA PENSÉE ET DE L’ACTION POLITIQUE ?

Publie le jeudi 6 avril 2006 par Open-Publishing
3 commentaires

VINCENT FERRY
Laboratoire de sociologie du travail et de l’environnement social
Université Nancy 2
Laboratoire lorrain des sciences sociales
Universités Nancy 2-Metz
Vincent.Ferry@univ-nancy2.fr

MARIE LAMBERT
Association recherches, observations, formations et enseignements
arofe@club-internet.fr

LUCA QUEIROLO-PALMAS
Centre de recherches
Université de Gênes
luca.palmas@unige.it

L’ANALYSE DES ÉVÉNEMENTS DE GÊNES. VERS UNE NOUVELLE FORME DE LA PENSÉE ET DE L’ACTION POLITIQUE ?

Les manifestations et événements qui se sont passés à Gênes durant le G8 ont été relatés abondamment dans les différents médias, des analyses ont eu lieu avec le recul, cependant, nous nous proposons ici de poser un autre regard sur ceux-ci, le regard de chercheurs en sociologie au centre même de l’action et en prise directe avec un certain nombre de manifestants et de Génois.

L’avant G8

Le sommet du G8 à Gênes, au mois de juillet 2001, avait réuni de nombreuses conditions, avant les événements dramatiques, pour être un tournant politique, en Europe pour le moins. En effet, après les sommets de Seattle, Göteborg, Nice, et encore Davos, Gênes devenait en quelque sorte l’aboutissement d’une première synthèse de tous ces mouvements se définissant « anti-mondialistes ».

Les membres du comité d’organisation local avaient, à ce titre, décidé d’éviter les alliances de forme avec les organisations traditionnelles politiques ou syndicales, qui, comme Rifondazione Communiste (1), ou certaines fédérations de la Confederazione generale Italiana del Lavoro (CGIL) (2) étaient plutôt à la marge de l’organisation. Par ailleurs, de multiples associations participaient à l’organisation, dont un certain nombre d’associations catholiques, militant pour le tiers-monde, et se retrouvant avec certaines organisations de gauche, augurant véritablement d’une nouvelle donne politique.

Par ailleurs, l’État italien, sous prétexte de sécurité, avait décidé de boucler la ville d’une manière spectaculaire avec, sommet du spectacle, l’apparition noctambule de murs de contenaires de plus de cinq mètres de hauteur, ce qui n’a pas été sans rappeler les images de la construction du mur de Berlin en une nuit. La chose essentielle à retenir ici, par-delà l’impressionnante armada déployée autour de la sécurité (3), sur laquelle on reviendra, c’est que c’est bien le gouvernement de centre gauche, dirigé par l’ex leader du Partito Democratico della Sinistra (PDS) (4) qui a mis en place le dispositif, et, si l’on peut dire, le gouvernement de coalition de droite de Silvio Berlusconi, incluant les néo-fascistes de l’Aleanza Nationale, et les crypto-réactionnaires voulant casser l’unité italienne de 1860 de la Liga del Nord. Ce gouvernement, mis en place le 13 juin, a utilisé le dispositif de la manière que l’on sait.

Incontestablement, la vision de Gênes, ville morte, et la sortie de l’Italie de l’espace Schengen avant les premières manifestations, a déjà changé les choses, ne serait-ce que pour les Génois eux-mêmes. La pression a priori sur la population, la fermeture de tous les commerces du centre-ville, de tous les bars, restaurants le long des six kilomètres de plages de la ville de Gênes, la fermeture de toutes les rues du centre ville, tous ces éléments, en plein mois de juillet, ont incité la majeure partie des habitants à prendre congé de leur cité. En effet, des mois avant le sommet, les Génois ont été soumis à une forte campagne d’incitation à la quitter durant ce mois de juillet. On a créé une sorte de psychose dans la population, lui laissant entrevoir une période noire et violente, des difficultés de circulation, simplement des difficultés à vivre. L’annonce de la violence était déjà là, et en sociologie on connaît bien ce principe de prédiction créatrice. Si cette annonce n’a pas créé la violence elle y a bien participé, mettant en place les conditions nécessaires à son explosion et préparant psychologiquement la population à vivre ces moments, voire à les accepter. La notion de combat était déjà dans les esprits et les personnes habitant Gênes étaient préparées à un tel état de fait. Avant même le début du sommet, la ville a été prise en main par les forces de l’ordre. Des militaires ont pris position, installant leur camp en bord de mer, des semaines auparavant. Le décor commençait à être planté et le climat sécuritaire se mettait en place. Les policiers se faisaient de plus en plus nombreux, tant en uniforme qu’en civil. Les Génois se trouvaient donc déjà dans une sorte d’état de guerre. Et que dire des propos de Silvio Berlusconi en forme de provocation demandant aux Génois de ne pas mettre de linge aux fenêtres pendant la tenue du sommet ?

Le G8

Les jours précédents le début du sommet, alors que les différentes zones étaient certes délimitées mais non encore fermées, les policiers étaient partout, en uniforme, se montrant, aussi en civil mais fortement repérables ; la ville semblait envahie par les forces de l’ordre et les grilles ceinturant la zone rouge en place contribuaient à créer un climat de guerre. Les habitants des différentes zones ont été obligés de garer leur voiture hors de celles-ci s’ils ne possédaient pas de laissez-passer. On a d’ailleurs vu un médecin, mal garé parce qu’en intervention d’urgence, dont le véhicule a été détruit par les forces de l’ordre, en le faisant exploser.

La fermeture de la zone rouge a donc eu lieu, coupant la ville, isolant tous ses habitants et les laissant parfois dans des situations très difficiles. En effet, le gaz y avait été coupé, les personnes âgées qui y résidaient se sont retrouvées démunies (des commerces fermés, des difficultés de circulation) les médecins, aide-sociaux et autres étaient pour certains munis de laissez-passer mais pas tous, les commerçants ne pouvaient plus travailler, le cœur de la ville était sous contrôle policier.

Hors de cette zone, les forces se sont également déployées partout, des barrages de carabinieri sur toutes les rues qui aboutissaient à la zone interdite, hommes casqués et armés, véhicules blindés : tout a été fait pour impressionner. Durant la nuit, des murs de containers ont été construits sur l’avenue qui longe la mer, les voitures de police sillonnaient les rues toutes sirènes hurlantes, faisant des dérapages dignes des séries policières américaines. Gênes est une ville où les terrasses sont nombreuses, les habitants y mangent, étendent leur linge, ou se reposent au soleil. Durant ces journées, il suffisait de monter sur sa terrasse pour provoquer l’arrivée d’hélicoptères avec des hommes sur les marchepieds prêts à sauter. Aux frontières, les accords de Schengen n’avaient plus lieu, des trains de manifestants ont été bloqués.

Les événements et la géographie de la ville

Le décor étant planté, on peut affirmer que les conditions étaient réunies pour que des affrontements aient lieu. Volonté calculée, délibérée ou non ? Ces deux zones implantées au cœur d’une ville ont quasiment obligé les organisateurs de l’anti-G8 à prévoir des actions de type « assaut de la zone », certes prévues comme pacifiques mais, malgré tout, ressemblant à l’attaque d’une ville enfermée dans ses remparts, la zone rouge assiégée par les tenants de la liberté et de la paix, paradoxe s’il en est un ! On trouvait également une zone pour les manifestants, lieu de regroupement, de concerts, de restauration, celle ci se trouvait en bord de mer assez loin du centre de la ville. Et puis, il y avait la questura [commissariat] ; c’est là que les policiers et carabiniers se regroupaient avec leurs véhicules, lieu où nous avons pu voir des manifestants anti-G8 vêtus de tee-shirts et pantalons recouverts de slogans anti-mondialisation, mais portant aussi des casques et des matraques de policiers, qu’ils abandonnaient lorsqu’ils allaient rejoindre les manifestations.

Les acteurs en jeu

Les conditions sont réunies, le décor est prêt ; les acteurs sont là ; évidemment il y a deux camps : les forces de l’ordre et les manifestants. D’un côté, 18 000 policiers, carabiniers et militaires surarmés, et, de l’autre, les manifestants anti-G8. Les militaires et policiers jouant de leur pouvoir à ce moment - il faut savoir, pour avoir discuté avec certains, qu’une bonne part d’entre eux était restée cantonnée plusieurs mois avant le sommet, coupée du reste du monde et conditionnée en vue de la lutte avec les manifestants. Nous avons rencontré un jeune Sarde de 18 ans, qui effectuait son service militaire, et avait été propulsé à Gênes, planté devant une des grilles, mitraillette armée en bandoulière, interdisant l’entrée dans la zone rouge, lui qui n’avait jamais quitté la Sardaigne de sa vie. Alors cet ensemble de forces de l’ordre regroupant des « purs et durs » spécialistes de ce type d’interventions, surentraînés, professionnels sans états d’âme et de jeunes appelés incompétents pour ce genre de situation et cependant armés, formait également une sorte de bombe à retardement. Nous avons vu, dès la fermeture de la zone rouge et le contrôle de la zone jaune, des policiers prendre possession de la ville, faisant hurler les sirènes, manœuvrant sans autre raison que de montrer leur puissance, un peu comme s’ils lâchaient leurs soupapes de sécurité, faisant résonner les bottes (au sens propre) sur les rues de Gênes.

Quant aux manifestants, qui étaient-ils ? Le Genoa Social Forum comportait un ensemble de personnes qui, apparemment, ne devaient pas se retrouver du même côté de la barrière : catholiques, communistes, sociaux-démocrates, militants associatifs, au coude à coude en Italie, quelle image ! Le comité d’organisation anti-G8 avait évité d’y intégrer les organisations politiques et le gros des manifestants était regroupé sous des bannières de type associatif. La participation de mouvements comme ATTAC, des associations pacifiques, les Tutte Bianche, Drop the debt et autres montre bien que l’implication des manifestants était une volonté de prise de conscience civique plus qu’un engagement politique tout au moins dans la façon de présenter celle-ci. Nombre de personnes se regroupent sous cette étiquette d’acteur civique rejetant d’une certaine façon les étiquettes politiques traditionnelles, voulant se démarquer des pouvoirs politiques institutionnels. Est-ce une nouvelle façon d’aborder la politique, une volonté de rompre avec les partis traditionnels, ou une nouvelle voie vers une nouvelle forme d’action ? Quoiqu’il en soit, les quelques 300 000 manifestants qui étaient présents provenaient d’une mosaïque d’associations, d’obédiences variées, de tous les pays de l’Union européenne, regroupés autour de cette volonté de stopper la globalisation.

L’enchaînement des événements

La première manifestation était pour les immigrés et le slogan « siamo tutti clandestini » [nous sommes tous des clandestins] a été martelé tout le long du parcours ; cette grande démonstration d’unité de pacifisme ne fut marquée d’aucun incident. La seconde journée fut violente. Il faut ici reprendre ce qui a été décrit précédemment sur la structure même de la ville bloquée par les pouvoirs politiques, cette zone rouge dans le cœur historique de Gênes : où manifester, pourquoi un côté plus que l’autre ? Ici, la structure crée un type d’action, la logique suivie par les organisateurs était d’encercler cette zone rouge - logique issue de la forme même - empêchant la circulation d’un côté à l’autre de la ville par le bord de mer - le côté nord de la zone rouge est composé de montagnes, où les pentes sont souvent au delà de 20 %, empêchant déjà en temps normal la traversée de la ville par le nord. Les manifestants étaient répartis tout autour de la zone sur des voies d’accès en étoile, chaque accès était prévu pour un certain nombre d’associations ou de syndicats, la planification avait été faite. Par ailleurs, il y avait eu des rumeurs avant cette journée d’action, des zones étaient réputées comme risquant d’être plus dangereuses que d’autres du fait des groupes qui devaient s’y retrouver, non pas qu’ils aient eu des volontés violentes, mais parce qu’ils étaient considérés comme moins bien encadrés par des structures solides.

La zone investie par la Cobas (5) était réputée pour être calme, une manifestation sans problème, encadrée par des syndicalistes solides sachant comment réagir, comment éviter la violence, maîtriser les électrons libres. C’est pourtant là que nous avons vu le début de l’action de ce que l’on a appelé le black bloc. Les manifestants étaient réunis quand quelques jeunes, 200 au maximum, ont commencé à attaquer le macadam, dépaver les rues et jeter ces pierres dans les vitrines des banques. Ces jeunes étaient effectivement tout de noir vêtus, cagoulés, et, de ce que l’on voyait d’eux, ils étaient jeunes, très jeunes et la majorité parlaient l’italien sans accent. Lorsque ces black bloc ont commencé à faire front face aux forces de l’ordre et à casser, les têtes des syndicats de la Cobas, parmi eux José Bové de la Confédération paysanne, ont fait dévier le cortège afin d’éviter toute risque d’altercation. Cependant, ces quelques personnes, que l’on peut qualifier de casseurs, d’un nombre très faible par rapport aux manifestants et par rapport aux forces de l’ordre présentes, auraient pu et auraient dû être maîtrisées.

En effet, lorsque les carabiniers ont chargé sur une grande avenue large, avec des hélicoptères au dessus d’eux qui visualisaient la situation, il est difficile de comprendre que ces quelques personnes n’aient pas été cernées, le nombre des forces en présence et les moyens invraisemblables déployés étant plus que largement favorables aux forces de l’ordre. Là, il est important de mettre en relation les différentes scènes auxquelles nous avons assisté : les jeunes habillés de noir avec des cagoules relevées discutant tranquillement avec les policiers devant la questura et la charge inefficace des carabiniers. On peut se poser la question de savoir s’il n’y avait pas une réelle volonté de manipulation afin d’entacher ces manifestations pacifiques de violence. Ce point sera approfondi infra. Les autres secteurs de manifestation ont été également le cadre de dérapages de la part des forces de l’ordre, nous avons vu des manifestants non violents, lançant des ballons gonflés à l’hélium symboliquement dans la zone rouge, accrochant des fleurs aux grilles et chantant devant les carabiniers, être bombardés avec des canons à eau additionnée de produits urticants assez forts pour décolorer des vêtements. N’y avait-il pas là une volonté de pousser les manifestants à réagir ?

Carlo Giuliani est mort au cœur de ces manifestations : le bruit a couru qu’il y avait deux morts, les nouvelles étaient confuses et malgré les téléphones cellulaires - si nombreux en Italie - les participants n’ont su ce qui s’était réellement passé que le soir en regardant les images à la télévision. Ceci dit, cette nouvelle, associée aux comportements policiers observés, a suscité un ensemble de rumeurs incontrôlées, diffusées à travers les téléphones entre autres canaux, annonçant des rues bloquées, ne permettant plus le retour au camp du bord de mer ; de ce fait, bon nombre de manifestants se sont retrouvés quelque peu perdus ne pouvant se regrouper.

Le lendemain (samedi), la troisième manifestation était lourde du poids de cette mort. Les manifestants criaient « assassini » [assassins] chaque fois qu’ils voyaient des policiers et des hélicoptères, la colère était grande. Cependant, celle-ci passait par les mots, le nombre de manifestants était bien d’au moins 300 000 et si quelques-uns avaient des velléités d’en découdre, les autres participants se sont chargés de les ramener au calme et à la force de l’action non violente. Mais, cette troisième manifestation fut encore cassée en deux, par le tir de grenades lacrymogènes des forces de l’ordre, sous prétexte de l’agression de jeunes. Juste après ces tirs de lacrymogènes, nous avons vu de soi-disant jeunes black bloc discutant avec les policiers devant la questura et semblant bien plus être des collègues que des ennemis, à quelques trois mètres seulement de l’endroit où les forces de l’ordre avaient tiré. C’est dans la nuit, après avoir réussi à casser en deux la grande manifestation, que la police a chargé l’école dans laquelle se trouvait le centre de presse du Genoa Social Forum, sous le prétexte que des terroristes s’étaient infiltrés dans cet école. On sait depuis que des jeunes, arrêtés, ont été violentés en prison.

Et les médias ?

Le traitement de l’information durant ces quelques jours nous a encore montré comment elle peut être éloignée de la réalité. Les black bloc ont été décrits comme un ensemble de jeunes appartenant à un mouvement international dont de nombreux anglais ; ayant été parmi eux lors de leurs premières interventions, ayant vu les conciliabules entre eux et les policiers, il est difficile de croire à cette version : ceux que nous avons vu étaient certes violents, mais ils parlaient un italien sans accent, et l’on peut sérieusement se demander combien étaient des manipulateurs de la police enflammant d’autres jeunes prêts à se laisser embarquer dans la voie des exactions. Le jeune Carlo Giuliani a été successivement décrit comme anarchiste, communiste, voyou, fils de bonne famille...

Les conséquences : vers une nouvelle forme de l’action de politique ?

Les défauts de l’organisation ?

Le propre d’une bonne organisation, surtout de manifestation, est d’abord d’assurer la sécurité des manifestants. La mort de Carlo Guiliani, les nombreux blessés sont des échecs de l’organisation, il ne peut en être autrement. Ce, d’autant plus que les organisateurs n’étaient pas, loin s’en faut, des novices. Ils ont rencontré, dans la panique du vendredi après-midi, les limites d’une organisation qui se voulait ouverte (plus de 700 organismes étaient représentés dans le comité d’organisation), consensuelle, pacifiste, et sans concession vis à vis du pouvoir. Du coup, le manque de visibilité de chefs de l’organisation n’a pas permis d’avoir des interlocuteurs incontestables pour les forces de l’ordre (6) . Par exemple, personne pour négocier à la questura juste après les premiers incidents, qui eurent lieux à 11h le vendredi, alors que Carlo Guiliani n’est mort qu’à 17h. La fermeté des organisateurs, à l’ancienne, en mettant dès le matin les forces de l’ordre devant leurs responsabilités, aurait peut-être permis de modérer les agissements de la police, et aurait, même en cas de dégénérescence, bien montré où étaient les responsabilités.

Le flottement et les manques de l’organisation ont pu se vérifier, lorsque, vers 18h, le vendredi, sur le campo de regroupement, les organisateurs passèrent un par un, pour lancer des messages contradictoires, avec un pauvre mégaphone pour plusieurs milliers de personnes. Seule l’arrivée, et le discours clair vers vingt heures de Fausto Bertinotti, leader de Rifondazione Communista, donnant le mot d’ordre de ne pas manifester le soir, mais d’attendre celle du lendemain, permit de clarifier la situation. À force de faire semblant de ne pas vouloir directement que des politiques ou des syndicalistes dits traditionnels ne fassent partie de l’organisation, la gentille idée d’une autre forme d’organisation plus démocratique s’est transformée en chaos, parce qu’en face, la violence d’État correspondait à celle des années de plomb. Les responsables de l’organisation le sont d’autant plus, que parmi eux, certains ont été victimes de la répression anti-brigades rouges. C’est bien le retour sur la scène le vendredi soir, de leaders politiques et syndicaux italiens qui a permis que le mouvement ne dégénère pas, et que la manifestation du samedi soit une réussite aussi imposante.

Et pourtant, n’avaient-ils pas raison ?

Cette pression et cette répression ont conforté tous les organisateurs de la dérive politique des gouvernements se voulant tous humanistes, et pourtant refusant la contestation à leurs propres politiques, elles-mêmes manifestées dans la tenue du G8. Le résultat du sommet, qui se penchait sur les problèmes du tiers-monde, fut d’octroyer royalement 5 milliard d’euros à la lutte contre le Sida dans le monde. Quelle dérision, lorsque l’on sait que la fortune personnelle d’un seul, l’hôte du sommet, Silvio Berlusconi, est au moins 10 fois supérieure à cette somme !

Face à cela, les mots d’ordre simples, comme « abolissons la dette » mais non simplistes, humanistes, en direction des populations du tiers-monde qui ont rallié des centaines de milliers de personnes, la peur a priori de la part des États, ont conforté certainement l’ensemble des manifestants dans le fait que leur vision de la mondialisation était juste. Les anti-mondialisations se retrouvent tous dans le fait que le mode de production actuel permettrait pour le moins de nourrir et soigner toute la planète, à condition que l’on trouve l’équilibre d’une juste répartition des moyens, et que l’on se penche sur la question du respect de l’environnement. Ce que d’aucuns commencent à appeler le développement durable. L’incompréhension qui existe, entre les mouvements politiques traditionnels, et toutes les organisations qui ont participé à ce contre-sommet, peut se résumer assez simplement, dans l’incapacité que les organisations politiques ont, une fois qu’elles ont en main le pouvoir, de mettre en application une véritable régulation de la richesse, des plus riches vers les plus pauvres. La mise en place du Revenu minimum d’insertion (RMI) en France en 1989 constitue un échec dans sa partie « insertion » depuis lors, parce que les gouvernements successifs se refusent à changer les politiques d’emploi, est un exemple qui incite d’anciens et de nouveaux militants à chercher d’autres formes d’actions politiques. On pourrait aussi prendre pour exemple l’incapacité de la gauche italienne au pouvoir en 1997 à sortir les jeunes travailleurs de l’emploi précaire, souvent sans protection sociale.

Et les partis de gauche ?

Dans le mouvement de Gênes, le parti de gauche principal, le PDS, et son allié gouvernemental, Les Verts, n’ont pas participé pas officiellement à la manifestation, bien que des tensions aient existé à l’intérieur de ces partis, et des militants, à titre personnel, sont venus manifester à Gênes. Un titre d’article résume la situation (Liberazione, 20/07/01) : « DS, il y a ceux qui vont manifester et ceux qui restent à Rome ». Du côté français, au parti socialiste, on a vu les mêmes hésitations lors du sommet de Porto-Allegre, début 2002. Comme si la position de pouvoir empêchait de manifester sur la thématique d’un véritable changement de répartition des richesses, lorsque l’on a exercé le pouvoir.

Du côté de Rifondazione, c’est plutôt l’organisation qui n’avait pas voulu que ce parti soit officiellement à ses côtés. Cela n’empêcha pas les organisateurs d’inviter les parlementaires européens de gauche à venir s’exprimer lors d’un débat, le jeudi soir. Ceux-ci, parmi lesquels des membres du Parti communiste français, vinrent déclarer qu’ils étaient bien dans le mouvement, sans y être. Francis Wurtz (2001, Liberazione, 20 juil.), député européen communiste français déclara que « le dialogue entre nous et les mouvements devaient s’intensifier, toujours plus ». Il marquait par cette déclaration le fait qu’il était bien proche du mouvement, sans y être vraiment. Et si les organisateurs ont eu tort certainement, par un certain angélisme, de ne pas associer ces partis qui ont l’habitude de l’organisation de grandes manifestations, on peut comprendre aussi leurs réticences. Qui est le Francis Wurtz qui représentait, en tant que président de groupe, les parlementaires européen d’une autre gauche ?

Est-ce le Francis Wurtz, militant des droits de l’homme, ayant notamment participé activement aux combats en France pour la libération de Mandela, ou des prisonniers politiques du Maroc en 1991, ou le Francis Wurtz secrétaire de Georges Marchais, ayant validé à ce titre des discours comme celui du bilan globalement positif ? Comment considérer sa déclaration, la veille du sommet (ibid.) : « Jusqu’à aujourd’hui ceci est le sommet le plus sécurisé que l’on ait jamais vu. De l’aéroport à la gare, en passant par les voies autoroutières, la cité a été transformée en un fort militaire surréaliste. Véritablement, c’est une image brutale, en parfaite résonance avec les politiques exprimées jusqu’alors par le G8 [...]. Les puissants répondent avec arrogance, en fermant le centre historique, et emprisonnant des dizaines de milliers de citoyens dans leur propre maison. Une situation embarrassante et caricaturale, qui reflète [...] l’extrême faiblesse et l’intégrisme politique des huit grands » (7) ?

Cette déclaration correspond à ce que pensent tous les manifestants présents à Gênes. Cependant, celui qui la porte n’est plus crédible aux yeux de ceux qui ont manifesté. Pourquoi ne pas avoir dénoncé le mur de Berlin avant - le Parti communiste italien l’avait bien fait ? Pourquoi le gouvernement français de ce moment n’a pas réagi, ou les membres du parti communiste français au gouvernement ? Cette citation résume à elle seule toute la difficulté de faire une autre politique, quand tant de gens, incontestablement sincères, ont commis tant d’erreurs d’analyse par le passé, mais en même temps, les violences de Gênes ont montré les limites d’une action refusant l’organisation traditionnelle et la politique conventionnelle.

Conclusion

La violence engendrée par l’État, et par quelques centaines de manifestants, dont on sait qu’une partie a été manipulée, a certainement été contre-productive pour les formations politiques au pouvoir. Après Gênes, on peut le dire aujourd’hui, les militants déjà confirmés peuvent penser désormais que l’action vers une société plus juste se situe dans ces confluences de pensées vers des objectifs humanistes clairs, qui se refusent surtout à proposer une société de remplacement, qui refusent de citer en modèle tel ou tel endroit de la planète, tel ou tel régime politique. La transcendance d’une société sans classe, ou pour les militants chrétiens d’un paradis post mortem, est peut-être morte à Gênes et continuera de mourir, car il n’y a plus de négation, consciente ou inconsciente des bienfaits matériels apportés par la société capitaliste, mais la volonté d’apporter ce confort à tous les habitants de la planète. Surtout, Gênes montre que la non-violence fait partie de ces nouvelles valeurs, qu’elle n’est plus la seule utopie du petit homme qui avait ouvert la voie au début du siècle en Afrique du Sud, puis en Inde. De ce point de vue, les mouvements anti-mondialistes réussissent peut-être la convergence des idées pacifistes, avec les idées issues des mouvances communistes, en refusant l’horreur des régimes sanglants du XXe siècle. Tous ces militants confirmés, souvent dans des métiers intellectuels, savent que l’avenir se fera dans la discussion, l’échange, l’ouverture culturelle, le partage des richesses et ce, sans nier la société capitaliste dans laquelle vit toute la planète.

Pour les plus jeunes, qui ne voulaient peut-être pas du modèle politique de leurs parents, issu de mai 68 et de l’extrême gauche des années 70, ils ont malheureusement compris que la question du pouvoir, et celle de la force associée au pouvoir, restaient centrales pour qui voulait faire progresser ses idées, même les plus simplement humaines. Ils sont entrés pour beaucoup à Gênes dans la réalité politique du monde, et ils devront penser aux formes de l’engagement, mais aussi à des questions plus fondamentales qui restent l’apanage de nos sociétés : le pouvoir et l’argent. Sans le recul réflexif sur ces questions, ils ne pourront que se heurter à nouveau à des murs, qui ne sont pas restés assez longtemps à Gênes en place, pour qu’on les appelle aussi des murs de la honte. Gênes, à n’en pas douter, est donc bien un tournant politique, ne serait-ce que parce que tous ceux qui y étaient, et tous ceux qui ont suivi les événements à la télévision, ne pourront plus jamais avoir la même vision de l’action politique.

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1 - Né après la transformation du Parti communiste italien (PCI) en parti de démocratique de la gauche, Rifondazione Communista [Refondation communiste] est un parti qui se situe plus à gauche, occupant un espace politique dont l’équivalent français pourrait être une alliance entre la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et le Parti communiste français (PCF).

2 - La Confédération générale italienne du travail, équivalent de la CGT en France, mais plus puissante que celle-ci.

3-17 000 gendarmes (carabinieri)et policiers (poliziotti), 1000 militaires des commandos, des centaines de véhicules, des autos-mitrailleuses, des chars, un bateau de guerre, des batteries de missiles anti-missiles, des satellites, des responsables policiers des autres pays, les moyens militaires de surveillance aérienne en alerte sur les bases de l’OTAN...

4 - Le PDS, ou aujourd’hui DS, est l’ex-Parti communiste italien, qui s’est transformé en Parti social démocrate, de façon à pouvoir, enfin, accéder au pouvoir, chose impossible de 1945 à 1990, malgré des scores nationaux au-delà des 30 %.

5 - La Cobas, ou comités de base, est un regroupement de militants syndicaux, refusant l’organisation traditionnelle des grands syndicats. Sa ligne syndicale ressemble assez en France à celle de Sud.

6 - Par le passé, nous avons pu assisté à l’organisation de manifestations d’ampleur, comme celle contre l’abrogation de la loi Falloux à Paris le 16 janvier 1994. Les contacts entre les forces de police et les organisateurs étaient permanents, avec numéros de téléphone réservés, avant et pendant la manifestation, sans interférence du pouvoir politique. Le responsable de l’organisation du coté des manifestants est intervenu en permanence pendant la journée, devant l’afflux incessant de centaines de milliers de personnes. Même si la manifestation ne s’est pas déroulée comme prévue, des milliers de personnes par exemple n’ayant jamais pu retrouver leur cortège, où ayant fait du sur-place pendant six heures, aucun incident, même bénin, ne fut à déplorer.

7 - Rappelons que le parti communiste français fait alors parti du gouvernement français, un des acteurs du G8

Messages

  • Votre travail est passionnant, merci.
    Il me semble que ça flotte un peu à partir du moment où vous parlez de l’organisation, mais moi aussi je flotte sur cette question.
    La multiplicité des organisations, mises en réseau assez lâches, répond au souci de ceux qui ont été si souvent bernés par leur propres représentants qu’ils ne font plus confiance à personne à priori.
    Mais bien sûr, au niveau de l’efficacité et de la rapidité de réaction quand il y a urgence...
    Pensez-vous que l’on puisse créer un type d’organisation qui satisferait à la fois à ces deux exigences ?
    Parce que, pour ma part, je ne souhaite pas choisir entre les deux.
    MC

  • Article intéressant, mais je ne vois pas pourquoi la conclusion prétend que les manifestants ne nieront plus les bienfaits consciemment ou pas de la société capitaliste dans laquelle le monde vit.

    les manifestants ont voulu exprimer pacifiquement que l’ensemble de la planète avait droit à une vie digne. Ils n’ont jamais dit que cela devait inévitablement passé par le capitalisme (ni par le communisme d’ailleurs).

    Aujourd’hui il est évident que le système capitaliste est un étron géant coulant, et la seule chose qui le maintienne debout c’est l’énergie et les moyens qu’il vole ou ponctionne de diverses manières retorses sur les populations de la planète entière et sur les ressources mondiales.

    La loi du marché libre et non faussée ? Quelle fumisterie. Seul des simples d’esprits peuvent y croire sincèrement. Non, ce n’est pas le capitalisme adouci qui sera la solution, c’est la conscience citoyen civique mondiale ; c’est l’organisation citoyenne d’une structure de pouvoir contrôlée comme la pire des maladies. Le pouvoir est nécessaire et réel, il doit être la priorité n°1 des efforts de gestion, être remis en cause continuellement par les citoyens afin d’affiner perpétuellement les façons de l’encadrer pour qu’il ne soit pas détourner, confisquer, dévoyer par les représentants élus du peuple, par des tyrans ou par quiconque (personne ou organisation). La politique est l’affaire de chacun et l’éducation doit réintégrer la formation à la politique pour chacun, afin que jeunes et moins jeunes, hommes ou femmes, tous soient impliqués tout le temps. La politique ce n’est pas qu’un bulletin de vote, même si celui-ci est nécessaire.

    Assez de louvoyer autour de la démocratie réelle, assez d’un état totalitaire mondial qui ne dit pas son nom et endort les esprits à l’aide des merdias.

    Je suis tout à fait d’accord pour que l’on étudie les événements de Gènes, ou tout autre événement, que l’on éclaire les gens, que l’on informe, mais il faudrait aussi ne pas se servir d’une analyse qui met le lecteur en confiance pour, au final, alors qu’il a baissé sa garde, lui asséner des amalgames, des conclusions tirées par les cheveux. Il est alors évident que les analystes perdront tout crédit et s’attireront méfiance et mépris.

    Non, je ne suis pas près à accepter la grosse miche du système capitaliste parce qu’on m’a dit que la miette des événements de Gènes "c’était pas bien, mais bon..." (Pardon a Carlo, je dit "miette" par comparaison avec les méfaits globaux du système, je sais fort bien que la mobilisation de Gènes fut déterminante).

    Ce n’est pas comme si on n’était pas habitué à la manipulation. Si vous vous piquez de leurrer les gens pour les ramener au bercail capitaliste, au moins assurez-vous au préalable d’avoir les talents de prestidigitateur nécessaires.

    SamSab

  • LA VIOLENCE est effectivement contreproductive......anarchiste je peux vous dire que je condamne toutes les formes de violence (je ne parle pas ici de la nécessaire résistance).
    Encore maintenant les copines et copains transalpins ont a lutté contre les innombrables provocations policières ...coups montés, faux témoignages ,pseudos-autonomes ,fabrication de "preuves" ,campagne médiatico-berlusconnienne...?MENSONGES répétés contre les opposant-es au T.A.V .CONTRE LES CENTRES SOCIAUX AUTOGERES
    J’aimerai que mes camarades libertaires réfutent toutes ces calomnies et condamnent plus vivement encore ces provocations ....