Accueil > L’Ohio : "Il faut virer Bush"
ça swingue dans L’Ohio
de Pierre Barbancey
Un vent glacé souffle sur la petite ville de Niles, dans l’Ohio. Les visages
tannés et les mains gercées montrent qu’à l’évidence ces dizaines de personnes - hommes, femmes et enfants - ne craignent pas d’affronter le froid pour montrer
une fois de plus toute leur dignité et leur volonté de vivre. La scène se passe
devant les bâtiments de la compagnie RMI Titanium, dans cette cité ouvrière située
au nord-est de Cleveland. Ce jour-là, ils se sont rassemblés pour rappeler à la
direction de l’entreprise mais aussi aux autorités, qu’il y a un an, 355 d’entre
eux étaient virés purement et simplement.
C’est ce qu’on appelle le lock-out,
la forme la plus brutale de déni des droits des salariés, interdit dans beaucoup
de pays dont la France, mais allégrement pratiqué aux États-Unis, quel que soit
le domaine d’activité. C’est la face cachée du rêve américain, celle dont finalement
on parle peu. C’est aussi la réalité dans cet État de l’Ohio, sous les projecteurs
de l’actualité pour cause d’élection présidentielle : un « swing state », qui
détermine, dit-on, le succès d’un prétendant à la Maison-Blanche. C’est dire
si les vingt grands électeurs (ils étaient vingt et un il y a quatre ans) sont
convoités.
« Il faut virer Bush »
Glen, presque la quarantaine, père d’une petite fille, coupait du métal dans l’usine. Un travail dur qui l’occupait depuis huit ans. Auparavant, il était employé dans une autre boîte qui a été délocalisée au Mexique. « Heureusement j’ai pu retrouver vite un job », dit-il. Mais quand la décision du lock-out est arrivée, « ça a été le drame. Comme si on m’avait foutu une claque dans la gueule ». En quelques jours, tout s’est écroulé pour Glen. « Ça n’avait pas de sens. Je pensais que c’était un problème facile à résoudre. Mais les mois passent et sont de plus en plus durs. Heureusement, ma femme travaille et a une couverture sociale, sinon nous serions en faillite. » Candy Williams a aussi un goût amer dans la bouche, après vingt-sept ans passés dans cette entreprise. « J’ai passé ma vie là-dedans », fait-elle remarquer. « C’est nous qui avons fait cette compagnie, pourtant elle se remplit les poches sans rien partager avec nous. Il faut virer Bush car ce ne peut pas être pire que ça. Il faut forcer les entreprises à créer des emplois. » Le lock-out de 2003 ne les a pas tous surpris. Comme le souligne Mike Mignogna, un grand gaillard qu’il ne faut pas trop titiller, « depuis 1998, on n’a pas arrêté de se mettre en grève ». Des grèves dures, parfois violentes, où les patrons ont tout tenté pour briser le mouvement, embauchant des jaunes, faisant miroiter de juteux contrats. « On ne pouvait pas rester les bras croisés à les laisser faire », insiste-t-il. « Pendant cinq ans, ça a été terrible lorsqu’une semaine de travail se terminait, on ne savait pas si on allait rembaucher le lundi d’après. »
L’Ohio a été considéré pendant longtemps comme un État industriel. C’est sans doute ce qui explique la diversité de la population, une diversité culturelle, religieuse, sociale et géographique. Ce melting-pot est si représentatif de la société américaine que les entreprises commerciales, avant de lancer un produit sur le marché national, viennent le tester dans l’Ohio. C’est aussi pour cela que cet État est un État test dans le cadre des élections. Les intentions de vote donnant les deux candidats au coude à coude nationalement se reflètent de la même manière dans l’Ohio. Il existe cependant une différence majeure : la situation économique et les solutions qui vont avec sont l’un des éléments mis en avant par les sondés pour déterminer leur choix. Marc Dann, sénateur démocrate, peut bien dire que « les gens d’ici souffrent vraiment, c’est la réalité de la politique de Bush », il oublie simplement que la récession économique dans l’État de l’Ohio a commencé lors de la dernière année du mandat de Bill Clinton, sans qu’aucune mesure ne soit prise pour éviter la crise ou pour aider les salariés.
Tueur d’emploi
Les grèves de 1998 rapportées par Mike Mignogna en témoignent. Mais il est vrai que le même mouvement s’est amplifié avec l’arrivée de George W. Bush à la Maison-Blanche. Selon le conseil des opportunités économiques du grand Cleveland, entre 2000 et 2004, pour 100 Américains qui ont perdu leur emploi, 37 se trouvaient dans l’Ohio et parmi eux 11 étaient du nord-est de cet État. Gary Steimbeck, responsable syndical régional affirme qu’en quatre ans 240 000 emplois ont été supprimés dans l’Ohio dont 70 000 dans le nord-est de - l’État. La métallurgie a été particulièrement touchée.
Pas étonnant dans ces conditions que le discours de John Kerry à l’adresse de la middle class, ses promesses de meilleure couverture sociale et d’initiatives fortes pour empêcher les délocalisations et aider à la création d’emplois, ait reçu un écho favorable dans l’Ohio, sans doute plus qu’ail- leurs. Les derniers sondages le donnaient d’ailleurs en tête dans cet État. Le démocrate Ted Strikland, mem- bre de la Chambre des représentants pour l’Ohio (il a voté contre la guerre en Irak) se veut cependant d’un optimisme mesuré.
travailleurs oubliés
Les syndicats affiliés à l’AFL-CIO ont officiellement pris parti pour le candidat démocrate. Une attitude con- forme à la tradition syndicale anglo-saxonne qui peut certes étonner en France. Lors de chaque venue de George W. Bush dans l’Ohio et ailleurs, ils ont organisé des manifestations. Todd Weddell, représentant syndical local explique : « Si Kerry gagne, cela nous aidera. Bush est pour les riches et oublie les travailleurs. » Gary Steimbeck dit que « la seule façon d’avoir une économie solide c’est d’avoir de bons salaires ». Le sentiment anti-Bush qui domine semble avoir fait oublier les promesses non tenues du dernier président démocrate, Bill Clinton. Directrice politique de l’AFL-CIO à Cleveland, Marcia McCoy est pourtant catégorique : « Nous sommes prêts à rappeler au candidat élu ses promesses. » Pour les démocrates, la campagne s’est close à Cleveland, hier soir, avec John Kerry et Bruce Springsfield. Le « boss », comme on appelle la star du rock, n’a pas ménagé ses efforts pour faire battre Bush. Sa guitare en bandoulière, il a clamé devant des milliers de personnes : « No surrender » (on ne se rend pas).
http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-11-02/2004-11-02-449091