Accueil > "L’administration Bush gouverne par la peur"
Corey Robin, professeur de sciences politiques à l’Université de la ville de New York
Trois ans après les attentats du 11-Septembre, un mois de "préparation nationale" a été décrété
de Corine Lesnes, New York
Vous venez de publier une Histoire politique de la peur (Fear, The History of a Political Idea, Oxford University Press). Alors que l’Amérique commémore les attentats du 11 septembre 2001, les autorités ont décrété un mois de "préparation nationale" pour que les Américains sachent faire face aux situations d’urgence. Les médias évoquent ce qui se passerait en cas d’attaque nucléaire sur New York... Faut-il avoir peur ?
Non. Il suffit de regarder les statistiques. Nous avons plus de chances de mourir dans un accident de voiture qu’à la suite d’une attaque terroriste. Il y a environ 40 000 morts par an sur les routes américaines, et beaucoup pourraient être évitées. La peur est une émotion très idéologique. Contrairement à ce que les gens croient, ce n’est pas une réponse automatique à un danger. Si c’était le cas, alors nous aurions peur sur l’autoroute. Nous sommes en fait dépendants de ce que les responsables publics ou privés définissent comme danger ou comme menace. Cela dit, je ne dis pas qu’Al-Qaida ne représente pas un danger. Nous savons tous que c’est le cas. Mais pour moi, c’est une sorte de principe moral : je refuse de me laisser dicter par un gouvernement ce dont je dois avoir peur.
Estimez-vous que l’administration Bush utilise la peur comme instrument politique ?
Oui. Je ne pense pas qu’il y ait une manipulation politique de la peur elle-même, mais l’administration gouverne par la peur. Ses membres ne s’en cachent pas. Le vice-président Cheney a affirmé que voter pour John Kerry augmentait le risque terroriste. Ses commentaires ont provoqué un tollé, mais ils sont tout à fait dans la ligne de ce que l’administration Bush maintient depuis le 11 septembre 2001. La peur est à la base de l’attrait électoral des républicains. Dès janvier, un responsable de l’équipe Bush l’avait confié au New York Times : la campagne inclura "le facteur peur"... Mais tout cela n’est qu’une partie du tableau. Si l’on regarde les décisions politiques, l’utilisation de la peur est tout aussi manifeste. Rien de tel pour neutraliser les oppositions. Après les attentats, l’administration a créé un département de la sécurité intérieure. C’est une bureaucratie énorme qui devrait compter jusqu’à 180 000 employés. Ils n’ont pas le droit de se syndiquer. Parmi eux, il y a des gardiens, des employés de cafétéria, des secrétaires. "Nous devons être aussi agiles qu’Al-Qaida" : voilà ce qu’on leur explique. On leur refuse toute protection syndicale au nom de la sécurité nationale !
La situation changerait-elle avec un président démocrate ?
Pas nécessairement. Sur ce sujet, les démocrates ont tendance à copier. Vous avez vu la convention démocrate ? La première chose que John Kerry a faite en arrivant, c’est le salut militaire. Il essaie de nous dire qu’il est un dur, et qu’il nous protégera aussi bien que Bush sinon mieux. La peur est pratiquement devenue le seul langage de la vie publique.
Avez-vous commencé votre livre après le 11 septembre 2001 ?
Non, bien avant. Je m’étais d’abord intéressé au maccarthysme. J’essayais de comprendre comment un tel phénomène avait pu se produire. A l’époque, la peur était celle du communisme. Le gouvernement n’a, en fait, poursuivi que quelques centaines de personnes. Mais, dans le secteur privé, les chiffres sont astronomiques : 40 % des employés américains ont fait l’objet d’une enquête. Les Etats-Unis sont le pays de la liberté d’expression, mais pas sur le lieu de travail.
D’après Human Rights Watch - organisation de défense des droits de l’homme -, 200 000 employés ont été licenciés pendant la dernière décennie à cause de leur activisme syndical. Le 11-Septembre n’a pas tout changé. Il a amené à la surface des choses qui mijotaient depuis longtemps. Aujourd’hui, on trouve chez Starbucks -enseigne de cafés- des brochures sur les précautions à prendre contre le terrorisme. Qu’est-ce que cela a à voir avec le fait de boire un café ? C’est cela, aussi, la politique de la peur. Beaucoup en profitent, et notamment dans le secteur privé.
Et il y a aussi des intellectuels contents de se faire peur !
Oui : un certain nombre de chroniqueurs ont trouvé que le 11-Septembre nous avait revigorés. Dans les années 1990, la vie était presque trop confortable à leur goût. On s’amollissait. Selon eux, la peur a un aspect salutaire. Elle électrise. Les gens sont vibrants, alertes. Elle nous ramène à nos valeurs. Après Clinton et ses histoires de sexe, on s’est remis à pouvoir croire en quelque chose. Cela me rappelle les intellectuels français d’avant la première guerre mondiale, euphoriques à la perspective du combat.
A quand remonte l’histoire politique de la peur ?
J’ouvre mon livre sur la Genèse ! En fait, on constate que les sociétés se tournent vers la peur à des moments qui correspondent à une perte de confiance dans les idéaux politiques. Cela peut venir après une guerre, après un combat politique, une crise. On ne sait plus ce qui est bon, ce qui est juste, mais on sait ce qui est mauvais. La peur devient un antidote au désespoir. Cela s’est produit en France, après la chute de Napoléon. Aux Etats-Unis, nous avons connu le même phénomène à la fin du mouvement des droits civiques, dans les années 1960, et aussi avec la fin de la guerre froide.
Propos recueillis par Corine Lesnes
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