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L’administration du TPIR (ONU)

Publie le lundi 22 mars 2010 par Open-Publishing

L’Union soviétique existe toujours bel et bien. Elle s’appelle ONU. Et si je parle d’URSS, je ne fais pas référence à des notions tombées en désuétude comme la protection sociale universelle (de ce côté-là, pas de problème, les derniers bastions du l’axe du Mal ne sauraient tarder à tomber), mais plus spécifiquement à l’appareil bureaucratique idéologiquement neutre qui combine excroissance monstrueuse, inefficacité à la mesure de son gigantisme, et parfaite incompétence de la plupart de ses maillons (ou résignation : on peut se battre, on ne peut pas vaincre).

Le labyrinthe bureaucratique

Le TPIR, c’est l’empire des chefs et de leurs secrétaires. Le responsable d’une décision n’existe pas. Pour en illustrer le fonctionnement, postulons l’existence d’un document fictif, que nous nommerons « Mescouilles ». Et suivons le parcours de Mescouilles. Pour obtenir Mescouilles, il est nécessaire de présenter un formulaire qui lui-même n’est disponible qu’après avoir obtenu Mescouilles. Et lorsqu’enfin, par un miracle quotidien qui est en même temps la négation et la substance vitale de la Bureaucratie, on arrive au terme d’une Longue Marche (au sens propre, les kilomètres de couloirs, de bureau en bureau, du K133D censé se trouver dans le bâtiment Kilimandjaro 1er étage bureau 133D mais qui en fait n’existe pas, au S512 – bâtiment Serengeti -, fermé pour une raison indéterminée - avec un peu de chance on apprendra que Miss Ugali est 1/ en formation 2/ en vacances 3/ à l’hôpital, qu’on ne sait pas quand elle reviendra – et pas de bol ce bureau est une étape indispensable pour l’obtention de Mescouilles, et finalement en buvant une boisson fraîche à la cafét’, un dernier verre avant d’aller se jeter sous les roues d’un 4x4, on tombe sur la dame, qui nous explique benoîtement que c’est désormais un bureau 04 du KM qui est chargé de la procédure modifiée depuis deux mois), au moment où se profile le bout du tunnel, il se trouve que les droits afférents à Mescouilles viennent d’être suspendus pour les précaires (short term, c’est notre petit nom, car la bureaucratie est exploito-compatible). Et il y a comme ça des milliers d’actes bureaucratiques à accomplir lors d’un séjour au TPIR. Quand on craque, qu’on n’en peut vraiment plus, qu’on sent la folie s’immiscer dans les lézardes de notre cerveau, alors mieux vaut faire un break et bosser un peu, histoire de se détendre. Mais attention ! pas trop, sinon on n’aura jamais le temps de boucler les formalités avant la fin du contrat.

Les premiers temps, la ferveur religieuse affichée dans la plupart des bureaux (affichettes marquant la dévotion aux desseins du Tout-Puissant) me paraissait être l’expression d’une foi d’avantage ancrée dans les sociétés africaines que dans la France en voie d’athéisation (l’Africain est crédule, superstitieux, m’avait averti une copine par ailleurs de caractère volcanique – c’est normal elle est Scorpion ascendant poisson, quand le feu rencontre l’eau ça fait de la vapeur, comme dirait ma cocotte-minute). En fait, non. Croire en Dieu, à l’ONU, pourrait être le seul moyen de survivre psychologiquement, d’affronter l’incompréhension quotidienne, de justifier un arbitraire sans visage, issu de la machine aveugle dont chacun est un rouage indispensable et parfaitement inutile. Croire en dieu, c’est donner un sens à ce qui ne semble en avoir aucun, c’est espérer que finalement l’Objectif (c’était quoi déjà ?) de la Bureaucratie sera atteint un jour.

Ce qu’il y a d’incroyable, au Tribunal pénal d’Arusha, ce n’est pas la disproportion entre les moyens engagés et ses résultats ridicules (47 jugements en 14 ans pour quatre chambres et 1,5 milliard de dollars – soit, rapporté au Rwanda, l’équivalent budgétaire d’une année et demie pour juger 47 personnes alors que le pays a dû en juger, seul, des centaines de milliers...), c’est que malgré tout il parvienne à produire quelque chose.

Entrer dans le saint des saints

C’était mon premier contrat. D’emblée, avant même de pouvoir entrer dans les locaux, je me vis confronté à une ESB (Expression Subite de Bureaucratie)…

J’étais parvenu, joyeux et impressionné, au check-point permettant de pénétrer l’enceinte du Tribunal. Comme à l’aéroport la veille, j’attendais vaguement que quelqu’un m’accueille avec une petite pancarte à mon nom (en fait, à l’aéroport, après trois tours de parking, moi et mes cinquante kilos de bagages – j’ai pesé – nous sommes tombés par hasard – déjà lui – sur un type sympa qui nous a emmenés vers un minibus banalisé dans lequel deux soldats et un civil faisaient la sieste… c’était le chauffeur et l’escorte du TPIR).
J’approchai les cerbères, leur expliquai que je commençais à travailler ce jour, contrat à l’appui, et que je leur saurais gré de me laisser passer le portique, afin qu’il me soit loisible de rejoindre mon service, dont par ailleurs je leur serais reconnaissant de m’indiquer l’emplacement. L’homme, plutôt sympathique au demeurant, me signifia qu’hélas, il en était fort marri mais ne pouvait me laisser entrer céans, puisque je n’étais pas muni du badge magnétique permettant de passer le portique. Je sentais l’inquiétude poindre.
« Brave homme, introduis-je finement, comment donc puis-je me procurer le précieux sésame ? »
Ce que je craignais confusément se produisit, et je sentis l’univers vaciller (j’étais encore novice en Bureaucratie). « Au bureau de la Sécurité, sur la mezzanine KM. Juste là », et il pointait, derrière lui, un long couloir dont on entrevoyait au loin l’extrémité. Je retins partiellement un rire nerveux. Etrangement, ce quidam ne semblait pas sensible à l’absurdité de la situation.
Suivirent des négociations qui n’aboutirent pas. Mon cas semblait insoluble, unique dans les annales du Tribunal, non prévu par l’Administration. Mais comment faisaient-ils, les autres, qui passaient devant moi grâce à leur badge, étaient-ils nés in vitro dans les entrailles de la bête ?

Finalement, j’appris qu’existait une procédure alternative, destinée aux touristes qui venaient assister à une audience publique. Une heure plus tard, j’obtenais un pass restreint me permettant exclusivement de me rendre dans les salles publiques des Chambres où se déroulent les procès. Je devais passer trois sas pour rejoindre mon service. J’entrai en grommelant une vague excuse derrière des employés pressés qui ne me portèrent aucune attention. Je compris plus tard que c’était une procédure courante dans cet endroit hautement sécurisé.

Et j’atteins le Bureau de la Chef. Suant et fiévreux. Une larme à l’œil. Je frappai à une porte qu’un passant pressé m’avait indiquée. Une femme fraîche et dispose me contempla. Je bafouillais une présentation. « Ah, et bien, vous vous êtes perdu en route ? » Un petit sourire venait cependant adoucir la réprimande.

Epreuve initiatique : le check in

On me présenta mon bureau. Il n’y avait pas d’ordinateur, mais le chef de l’informatique (qui, en toute logique onusienne, m’attendait un mois plus tard) me promit de régler cela dans les plus brefs délais.

Puis je fus envoyé dans le bâtiment administratif me procurer le formulaire par lequel tout commence, le fameux « Check in check out », 23 chefs de 23 services différents à rencontrer pour leur faire signer ce document magique. Quand on connaît le caractère aléatoire de l’ouverture des bureaux, les paramètres multiples qui peuvent l’interrompre (réunions de chefs, réunions de chef et de sous-chefs, réunions de chefs et de surchefs, sans parler des déjeuners, entre 11heures et 15 heures, des maladies, des membres de la famille qu’il faut aller chercher à l’aéroport, et des terribles stages-conférences internationales qui frappent sans prévenir pour une semaine, deux semaines d’affilée), on comprend que faire remplir ce formulaire équivaudrait à accomplir les 23 travaux d’Hercule (qui n’en a fait que 12, rappelons-le, et on parle encore de lui 3000 ans plus tard alors que les précaires de l’ONU tout le monde s’en branle, et pourtant, cet exploit, chaque jour des short term l’accomplissent, même si certains ne s’en remettent jamais complètement).

Je n’attendis la responsable du personnel qu’une heure devant son bureau et me fis la réflexion qu’à n’en pas douter les dieux étaient avec moi. Je m’agenouillai devant elle pour l’adoubement, et elle me confia le formulaire qui parcourrait dans les jours suivants une cinquantaine de kilomètres et recueillerait les expectorations grasses de 23 chefs dérangés en pleine sieste. J’étais prêt à mener cette queste.

Je parvins au bureau du chef de la sécu, chargé de me délivrer le pass magnétique qui simplifierait considérablement mes déplacements : un mérou qui fumerait de la marie-jeanne, sympathique même si les circonvolutions de son cerveau épousent les méandres de la bureaucratie onusienne. De toute façon, pour faire carrière à l’ONU, il faut avoir un intestin dans la tête, pour participer au grand travail digestif qui transforme en merde les proclamations historiques de l’Assemblée générale. Il prit, bonhomme, mon check in check out tandis que j’observai sur le mur derrière lui diverses photos du mérou, en soldat de l’ONU, en soldat du je-ne-savais-quoi, en gradé du même acabi, quelques proclamations divines bien senties ponctuant le tout.
« Mais, ceci est l’ancien formulaire ! » Cette remarque brisa ma contemplation rêveuse baignée d’une douce euphorie, et j’eus l’intuition que les emmerdes allaient commencer. Déjà.
Il était ennuyé, mais le formulaire avait changé, qui plus est il avait participé à l’élaboration du nouveau modèle, il ne serait pas dit que les réunions nécessaires à cette évolution capitale dans l’histoire de la justice internationale, que le sacrifice de la (voire les) sieste(s) méritée(s) sur l’autel du remaniement du formulaire « check in check out » aurait été vain. Il hésitait cependant, partagé entre le désir d’être accommodant et le sens du devoir. Troublé, il tourna la tête vers les portraits de son glorieux passé.
Lorsque ses yeux croisèrent de nouveau les miens, je compris que sa décision était prise : il était soldat de la paix, il se battait pour une noble mission, la sympathie qu’il éprouvait à mon égard ne pouvait lui faire oublier son devoir sacré.

Il me renvoya donc à mon point de départ. Il tenta de téléphoner à la responsable du personnel, qui évidemment ne décrocha pas. Quelque peu abattu, conscient que mon arrogance initiale - moi, petit short term, qui pensais dominer l’Administration tout juste à mon premier contrat quand d’autres y consacrent (en vain) une vie – était justement punie par l’immanence d’une transcendance quelconque, je sortais du bureau, envahi d’une saine humilité. Heureusement, avant de me lancer dans le labyrinthe des portes magnétiques, j’eus la présence d’esprit de demander une faveur au mérou : ne pourrait-il pas me délivrer maintenant le pass, et je reviendrais faire valider le formulaire dès que je l’aurais en ma possession ??? Ma voix tremblait légèrement, il était encore tout pénétré de la grandeur de mon sacrifice, après une brève hésitation, magnanime, il m’accorda… – en me faisant remarquer que ce n’était pas le procédure, mais que bon… – il m’accorda un pass magnétique journalier.

Et travailler... un peu

La matinée du lendemain se déroula au fil d’expériences traumatiques. Des interlocuteurs tentaient vainement de me faire comprendre des phrases mystérieuses énoncées en anglais avec les accents les plus exotiques, je leur révélais mon incompréhension dans un anglais approximatif avec un accent français à tronçonner, nous nous quittions rougis par l’effort, sans avoir compris quoi que ce soit de ce que tentait d’expliquer l’autre. Pour nombre d’entre eux, j’apprendrai un peu plus tard qu’ils étaient camerounais, belges, québécois, sénégalais... francophones.

Je progressais néanmoins.
Bibliothèque, service des transports, des voyages, des visas, un certain nombre de services dont j’ignorerai jusqu’à ma mort l’utilité, le service médical du Tribunal, réputé parmi les salariés comme le plus court chemin vers le paradis (l’aspirine n’ayant jamais vaincu une fièvre jaune ni les complications d’une grossesse, la vie est mal faite), la staff association (le « syndicat » local), le service des enquêtes intérieures, des constructions, des formations, etc., etc. Cela ne prit finalement qu’une semaine et demie. Avec celles de sortie, j’avais passé environ un septième de ce premier contrat en formalités administratives.

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