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LA GAUCHE FRANÇAISE ET LE PROJET CONSTITUTIONNEL D’AVRIL-MAI 1946
Publie le lundi 27 juillet 2009 par Open-PublishingUn rappel historique...en passant
Publié dans La revue Commune, n° 27, septembre 2002, p. 16-19
Annie Lacroix-Riz, professeur d’histoire contemporaine, Université Paris VII
Conçu à l’ère du « tripartisme » PCF-SFIO-MRP, dans une période apparemment
propice à la gauche communiste et à ses offres d’« unité d’action » aux socialistes, le projet
soumis à l’examen de l’Assemblée constituante élue le 21 octobre 1945 fut discuté après le
départ (en janvier 1946) de De Gaulle, qui avait fait office de rempart de la droite. Les débats
sur la mise au point de son texte, tenus dans les mois suivant l’élection des constituants qui
avait donné à la gauche la majorité absolue des voix et au PCF le titre de « premier parti de
France », portèrent la marque de la radicalisation populaire. Cette conjoncture vouait encore
au néant électoral la droite avouée - le Parti républicain de la liberté, truffé de pétainistes - et à
la prudence sur ses objectifs la droite masquée – le Rassemblement des Gauches républicaines
et surtout le Mouvement républicain populaire, auquel la vieille droite s’était largement
agrégée, comme l’attestent les rapports des préfets depuis l’automne 1945. Élément
d’optimisme pour les partisans du projet constitutionnel, Pierre Cot, radical favorable aux de
longue date communistes, devint début avril son rapporteur général, remplaçant le MRP
démissionnaire François de Menthon.
Donnant aux communistes forte voix au chapitre, ce rapport de forces conféra au
projet, dont la discussion des amendements est particulièrement éclairante, un caractère
progressiste net : il consacrait l’« égalité dans tous les domaines de la femme et de l’homme ;
le droit de réunion et de défiler ; le droit au travail et au repos ; la reconnaissance du droit
syndical et du droit de grève ; la Sécurité sociale ; la garantie à tout être humain, dans
l’intégrité et la dignité de sa personne, de son plein développement physique, intellectuel et
moral », et la légitimité, via ses articles 31 et 36, de la nationalisation des « monopoles de
fait ». Il augurait bien de la laïcité, mal en point dans les républiques de la France depuis que
la Deuxième avait affiché son orientation réactionnaire avec la loi Falloux (15 mars 1850) : le
projet ne disait mot de la « liberté de l’enseignement », cheval de Troie clérical. Sa Chambre
unique, détentrice de « pouvoirs en pratique illimités », selon ses ennemis, balayait le Sénat
qui s’était toujours érigé en garant de la préservation des grands intérêts contre la
représentation nationale directement élue par le peuple : contre la formule des deux Chambres
devenue permanente depuis la liquidation des acquis démocratiques de la Révolution
française, ce projet renouait résolument avec la Constitution mort-née de l’an II, « une des
plus démocratiques que la France ait connue », soumise elle aussi à référendum (en juillet
1793) et adoptée 1 mais demeurée dans les tiroirs.
Le projet revêtit l’apparence d’une entreprise commune de la gauche : la SFIO,
n’ayant pu, selon la formule du politologue anglais Philip Williams, « trouver une solution de
compromis [avec le MRP,] s’alli[a] finalement aux communistes pour faire adopter par
l’Assemblée, le 19 avril 1946, un projet qui fut combattu par presque tous les autres partis et
pour faire campagne en faveur de son adoption au referendum du 5 mai suivant. »
2. Thèse antagonique avec les documents originaux.
La SFIO était apparue depuis l’Occupation, tant aux élites gaullistes qu’à celles
d’outre-Atlantique, comme un efficace rempart contre un PCF dangereusement renforcé par le
rôle joué entre Front populaire et Résistance. Financé par ces sources, pratique connue des
communistes et parfois dénoncée par eux (en 1943 par exemple), le parti socialiste avait aussi
fait l’objet depuis l’entre-deux-guerres d’une grande offensive patronale. On sait depuis Henry
Ehrmann que la Confédération générale du patronat français (devenue Conseil national du
patronat français en 1946) avait choisi pour « tête de pont au parti socialiste » Robert Lacoste,
un des collaborateurs du lieutenant de Jouhaux René Belin dans le brain trust acquis à la
planification-modernisation du capitalisme
3. Comme Lacoste, ministre de la production
industrielle presque inamovible de l’après-Libération – à l’exception de l’intermède du
communiste Marcel Paul de novembre 1945 à décembre 1946 -, André Philip, ministre des
Finances dans le gouvernement Félix Gouin, successeur de De Gaulle, chantre de l’austérité
salariale, de la dépendance à l’égard de Washington et du veto à toute unité d’action, était
particulièrement prisé des milieux patronaux.
La SFIO était de fait si engagée dans l’alliance avec le MRP à l’intérieur, avec les
États-Unis à l’extérieur que tout accord réel avec le PCF était exclu. Le premier aspect de
l’alliance rebutait les élus socialistes des régions les plus cléricales de France (Ouest en tête),
confrontés quotidiennement à la réaction identifiée au MRP et disposés à l’unité d’action pour
défendre la laïcité ; mais cette catégorie pesait peu dans le parti. Le second, l’appui prioritaire
sur les États-Unis jugé indispensable à un « peuple de second ordre » dont « la politique
extérieure [devait] s’inspirer de cette pénible réalité » (Lavoquer, au 37ème congrès d’août
1945), faisait l’unanimité des courants de la SFIO. En novembre 1945, les débats intérieurs
avaient affiché un anticommunisme résolu, avec nombre d’intervenants déchaînés contre la
candidature de Thorez à la Présidence du Conseil. Les mois suivants aggravèrent la tendance.
Le parti assumait en effet, outre la direction du gouvernement depuis janvier (avec Félix
Gouin), la responsabilité depuis la mi-mars, avec Léon Blum, de la discussion, à Washington,
d’un accord de crédit avec les États-Unis, dont il attendait de gros bénéfices électoraux : les
accords Blum-Byrnes seraient signés, le 28 mai 1946, entre le référendum constitutionnel (5
mai) et les législatives (2 juin). Pendant la campagne référendaire, la presse financière
flagorna quotidiennement Philip et Blum en clamant qu’une politique trop douce au salaire et
encline à nationaliser vouerait à l’échec les négociations de Washington, présentées comme la
seule clé de la reconstruction du pays. Le Comité directeur de la SFIO s’arc-bouta donc contre
ce projet constitutionnel que le parti était censé défendre de concert avec les communistes, en
câblant à toutes ses fédérations au soir même du 19 avril : « Interdiction absolue faire
propagande commune pour référendum avec Parti communiste. Stop. Alertez immédiatement
dans ce sens toutes vos sections. Stop. Aucune infraction tolérée par le Comité directeur. »
Le PCF, apparemment enivré par ses progrès de 1945, répéta à l’envi entre l’automne
1945 et le congrès confédéral d’avril de la CGT que la classe ouvrière était entrée dans l’ère
du « ça va mieux. Il y a quelque chose de changé » - mot d’ordre de Benoît Frachon et de
Maurice Thorez pour la campagne constitutionnelle. Mais le parti et ses militants syndicaux
maîtrisaient moins qu’ils ne semblaient alors le croire une situation qui ne cessa de se
dégrader dans les premiers mois de 1946 : blocage rigoureux des salaires du gouvernement à
direction socialiste Félix Gouin (alors que la semaine de travail demeurait aussi lourde
qu’après la Libération), aggravation du ravitaillement, impatience ouvrière exploitée avec
succès sur une base, inédite, d’ultra-gauche par les Confédérés dotés avec Force ouvrière
depuis novembre-décembre 1945 d’une organisation de combat contre les unitaires
(l’ancienne CGTU) haïs. Son mot d’ordre d’« indépendance syndicale », le même que celui de
la tendance Syndicats à l’époque du Front populaire, ne saurait masquer le caractère organique
des liens entre la SFIO et cette organisation, par ailleurs soutenue et financée dès sa naissance
par l’American Federation of Labor et plus précisément son délégué aux scissions en Europe,
Irving Brown (arrivé à Paris fin 1945). Si les communistes de la CGT s’engagèrent sans
réserves dans la bataille électorale, Force ouvrière, encore très influente hors des grands
bataillons ouvriers concentrés, brilla par son silence, boycottant comme son parti de
rattachement un projet constitutionnel soutenu sur le papier par la Confédération tout entière.
La presse financière et la grande presse jouèrent ouvertement la carte du MRP et de la
discrète SFIO, en alertant la population sur le péril rouge incarné dans une Chambre unique
omnipotente. Le non l’emporta le 5 mai 1946 à 53%, provoquant un choc chez les
communistes : y décelant « un avertissement sérieux pour la classe ouvrière », ils
commencèrent peu après (à la veille des législatives du 2 juin 1946, où le MRP les devança) à
infléchir leur conception de la « Bataille de la production », qui prendrait fin avec les grèves
de l’automne 1947. Les milieux financiers exultèrent : soulignant l’importance du facteur
américain dans le choix des Français, Les Échos se félicitèrent de ce « veto constructif »
exprimant « une aspiration vers le libéralisme et vers la démocratie véritable » (7 mai 1946).
L’Agefi clama que ce non allait « arrêter le pays sur la pente de l’étatisme généralisé » (5-6
mai), et comme La Vie financière, révéla la joie de « M. Philip [qui] sourit […] après le
référendum [,] le chef socialiste pensant oui et le grand argentier non […] Il se serre la main
gauche avec la main droite (11 mai).
La France entrait désormais quasi officiellement dans la zone d’influence que la guerre
lui avait assigné, l’anglo-saxonne, qui impliquait restauration totale du statu quo socioéconomique
et politique. Elle franchit alors une étape décisive du processus que Gabriel et
Joyce Kolko décrivent pour 1947 dans ces termes : « La bourgeoisie française, jusqu’alors sur
la défensive en raison de l’aide apportée pendant la guerre à Vichy, reconnut pleinement dans
la politique américaine le soutien à sa politique de classe. Le vieil esprit “collabo” se
ranimait » 4. Après cette première sévère défaite d’après-guerre, les forces attachées à des
réformes proches d’un bouleversement des rapports sociaux ne recouvrèrent jamais une
puissance susceptible de peser sensiblement sur les institutions françaises. Les espérances de
1946 furent aussi fugaces que celles de l’an II 5.
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1 Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, PUF, 1951, p.
250 (citation) sq.
2 La vie politique sous la 4e République, Paris, Armand Colin, 1971, p. 35-38, citation 37-38.
3 La politique du patronat français 1936-1955, trad., Paris, Armand Colin, 1959, p. 199, et 108-109
4 G. et Joyce Kolko, The Limits of Power. The World and the United States Foreign Policy 1945-1954,
New York, 1972, p. 370
5 Archives utilisées, Annie Lacroix-Riz, « CGT et revendications ouvrières face à l’État, de la Libération
aux débuts du Plan Marshall (septembre 1944-décembre 1947). Deux stratégies de la Reconstruction », 4 vol. (2
de texte : 1215 p., 2 de notes : 978 p. + table des matières, index et errata), doctorat d’ État, Université de Paris I,
1981, surtout le chapitre VI ; mise au point récente, « La scission de 1947 (1943-1947) », in Pierre Cours-Salies
et René Mouriaux, éd., L’unité syndicale en France, 1895-1995, Paris, Syllepses, 1997, p. 31-50.