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LINDA GRANT - Mille destins soudés par la peur

Publie le jeudi 3 juin 2004 par Open-Publishing

Courrier international

Chacun dans sa bulle, les habitants de Tel-Aviv partagent des histoires faites de persécutions et d’exil. Et s’accrochent à leur havre sinon de paix, du moins de sécurité.

En octobre de l’année dernière, je me suis rendue à Tel-Aviv, où j’ai loué un appartement sur Ruppin Street, à deux pas de la mer. C’est une rue tranquille bordée de palmiers et de ficus ombrageant des immeubles du Bauhaus érigés dans les années 30 pour loger les réfugiés qui affluaient d’Europe. Mes préoccupations étaient d’ordre privé et littéraire. Il s’agissait d’écrire un roman se passant dans une ville imaginaire d’un pays imaginaire dont tous les habitants auraient été originaires d’ailleurs, de parler de leur identité, de leur appartenance, de leur souffrance, et de voir si une vie hédoniste pouvait soulager le poids d’une douleur personnelle ancienne. J’écrivais le matin et l’après-midi, juste au coin de la rue Ben-Yehuda, avec ses cafés, ses papeteries, son magasin de fruits et légumes, ses salons de coiffure, sa synagogue, son supermarché, sa manucure et sa station de taxi. A toutes les personnes que je rencontrais par hasard, je demandais : "D’où venez-vous ?" et l’on me répondait... "De Bagdad. Nous sommes arrivés dans les années 50, j’avais 7 ans, mais mon père ne se plaisait pas ici, alors nous sommes partis en 1960. Et savez-vous où nous sommes allés ? Non, non, pas en Amérique. A Téhéran ! Nous, des juifs !" "Je suis né ici, mais mes parents sont de Salonique, en Grèce. Ils ont survécu à la guerre en se battant aux côtés des partisans communistes.

Depuis, on a toujours voté à gauche, dans la famille." "Mes parents sont venus du sud de l’Inde. Nous étions tout un village juif, et tout le monde est venu ici pour fonder un kibboutz dans le Neguev, près d’Eilat - un kibboutz indien, dans lequel j’ai grandi." "Je viens de Pologne. Mon père était décorateur de théâtre à Varsovie dans les années 30. Il a survécu en jouant dans l’orchestre de l’Armée rouge ; ma mère a été déportée par les nazis. Nous sommes partis dans les années 60, lorsque j’avais 6 ans, à cause d’une nouvelle flambée d’antisémitisme." "Je viens du Kurdistan irakien. Ma famille était établie là-bas depuis l’exil des juifs vers Babylone, et la cuisine que préparait ma mère était la même que celle que l’on faisait au temps du Temple." "Je viens de Vilnius, en Lituanie. Mon père a été à Auschwitz. J’ai abominablement souffert de l’antisémitisme à l’école. Nous sommes arrivés ici en 1973 ; j’avais 8 ans." "Je suis né en Afrique du Sud. Mes parents avaient des vignobles à Stellenbosch, mais c’étaient des idéalistes qui ne pouvaient supporter le régime d’apartheid. Alors, après la fondation de l’Etat d’Israël, ils ont tout vendu et sont venus s’installer dans un kibboutz."

On pourrait passer sa vie entière à jouer à un jeu électronique interactif basé sur les lois internationales et les résolutions de l’ONU, qui s’appellerait "Résoudre le conflit du Proche-Orient", sans arriver à comprendre pourquoi ça ne marche pas, car aucune solution n’est possible sans se référer aux expériences profondes et subjectives des peuples israélien et palestinien. Le devoir de l’écrivain, c’est d’expliquer pourquoi quelqu’un ne se comporte pas de façon rationnelle, pourquoi son histoire, ses peurs, ses ambitions, ses illusions l’emporteront toujours sur ce qu’il peut lire dans les éditoriaux des journaux. C’est pour cela que j’ai passé quatre mois à écouter parler d’eux-mêmes des Israéliens ordinaires. J’espère que quelqu’un ira à Ramallah, le Tel-Aviv de la Palestine, et donnera la parole à leurs homologues palestiniens de l’autre côté de la Ligne verte. Chaque matin à Tel-Aviv, je descendais la rue pour acheter Ha’Aretz au marchand de journaux, un marathonien du nom de Paul Smith ("Ça fait pas très juif, comme nom, hein ?"). Ensuite, je me rendais dans un petit café où Ma’or, un surfeur maigre dont la mère venait de Turquie et le père d’Espagne, me servait mon cappuccino, et j’ouvrais le journal avec appréhension.

C’était chaque fois une épreuve douloureuse. Article après article, Israël y apparaissait comme une société dont chaque institution était dans un état effrayant - au mieux incompétente, au pire corrompue -, ne laissant subsister que d’infimes lambeaux des idéaux autrefois élevés du sionisme. Des membres du Parlement, des ministres, des dirigeants de partis, des Premiers ministres et des généraux y étaient régulièrement dénoncés comme menteurs et escrocs. L’armée mentait, la police mentait, le gouvernement mentait. Des soldats m’ont parlé d’une "écorchure mentale", une sorte de cicatrice psychologique résultant du service dans l’armée d’occupation. Une femme qui a fait son service militaire pendant la première Intifada m’a raconté comment elle avait été incorporée avec des garçons qui sortaient du lycée et comment elle les a vus franchir ce que les Israéliens appellent la "ligne rouge", braquant une arme sur la tête d’un enfant terrifié, humiliant un enseignant palestinien à un barrage, assassinant un civil désarmé. "Lorsqu’ils rentrent chez eux, la ’ligne rouge’ reste franchie et ils commencent à traiter leur petite amie ou leur femme de la même manière, puis leurs propres enfants." Assise là, dans ce café, je me suis souvent demandé comment ceux qui étaient là, buvant leur expresso et mangeant des viennoiseries, supportaient de vivre ce terrible effondrement de la promesse sioniste.

J’essayais d’écouter leurs conversations. Je distinguais quelques mots : "Eyal Berkovic... Kevin Keegan... Manchester City... Portsmouth." D’abord, je ne compris pas. Comment ces gens pouvaient-ils être à ce point immunisés contre l’horreur qui se passait autour d’eux ? Mais j’ai fini par réaliser progressivement qu’avec leurs bombes, le Hamas et le Djihad islamique avaient réussi à dépolitiser la société israélienne. J’ai appris les quatre mots les plus importants du vocabulaire hébreu : pigua (kamikaze), hamatzav (la situation), balagan (le désastre), et bu’ah (la bulle à l’intérieur de laquelle vous vivez pour vous protéger de la violence aveugle). Les attentats-suicides créent une multitude de petits mondes refermés sur eux-mêmes, se réduisant à la famille, à quelques amis et à une géographie restreinte. Vous faites vos courses au supermarché de tel centre commercial pas trop fréquenté. Vous allez dans tel café qui dispose d’un garde armé. Vous conduisez vos enfants à l’école en prenant un chemin de traverse que n’empruntent pas les lignes de bus. C’est votre propre bu’ah, votre bulle personnelle, et toute personne qui n’en fait pas partie est potentiellement suspecte.

Pour les Israéliens, le monde ne semble pas plus sûr aujourd’hui qu’en 1948
Le couvre-feu, les barrages, les terribles incursions des troupes israéliennes, les assassinats ciblés, l’effondrement des infrastructures sociales, la malnutrition, les "cages" à l’intérieur desquelles les Palestiniens sont parqués comme des animaux au zoo, tout ce qui se passe à Gaza ou à Naplouse pourrait tout aussi bien se passer en Bosnie plutôt qu’à vingt-cinq minutes de voiture. Personne ne va jamais dans les territoires occupés, si ce n’est un fils soldat ou un mari réserviste. Lorsqu’ils en reviennent, ils n’en parlent pas parce qu’ils ne le peuvent pas. Ils n’en ont pas les moyens émotionnels, et qui parmi nous pourrait les avoir ? Ils rentrent chez eux plein de gratitude et réintègrent leur bu’ah. C’est comme si le gouvernement se limitait au rôle d’agent d’entretien, chargé de changer les ampoules et de passer l’aspirateur. Il a perdu son lien puissant avec la population. Lorsque je demande "Pour qui avez-vous voté aux dernières élections ?", on me répond : "Je n’ai pas voté" ou "J’ai voté mais on ne m’y reprendra pas. Et d’ailleurs, pour qui pourrais-je voter ?"

Le mur qui a été élevé au milieu de la Cisjordanie est considéré avec raison par les Palestiniens comme une annexion de fait d’une partie de leur territoire, visant à créer de misérables "réserves" palestiniennes, sans travail, sans école, sans eau et sans droit. Mais les Israéliens ne voient pas les choses ainsi. Et même si tel était le cas, ils se moquent désormais des torts qui peuvent être infligés à leurs ennemis. Ils n’interprètent pas le meurtre de civils israéliens comme une résistance désespérée contre une puissance occupante bardée d’un arsenal militaire de pointe et d’un chèque en blanc de la plus puissante nation du monde. Ils ont une vision différente de l’histoire. "Il y a soixante et un an, les grands-parents de mon fils Yuval ont été assassinés en Pologne", m’a confié Yossi Mendelevitch, père d’un enfant de 13 ans qui venait de se faire tuer dans un attentat contre un bus à Haïfa. Alors que nous contemplions le trou creusé par la bombe qui avait arraché les bras de son fils, il a ajouté : "C’était leur holocauste, et voilà le sien." Mais l’Holocauste s’est achevé voilà bientôt soixante ans. Pendant combien de temps une nation peut-elle vivre dans la mémoire de la persécution qu’elle a subie, alors qu’elle-même est devenue persécutrice ?

Au cours des dix dernières années, plus de 1 million de personnes qui ont eu à souffrir de persécutions antisémites étatiques sont arrivées en Israël : des Juifs éthiopiens qui eurent à subir d’atroces marches de la mort à travers le Soudan, endurant meurtres et viols dans des camps de réfugiés, des Juifs russes qui étaient des citoyens de seconde zone avec des droits restreints à l’emploi et à l’éducation. Il est très difficile de maintenir simultanément dans son esprit deux visions du monde, d’être à la fois le descendant d’une famille qui a survécu à soixante-dix ans de meurtres soviétiques et l’agent d’une aventure coloniale occidentale destinée à soumettre et conquérir des territoires arabes. Certaines personnes y arrivent, mais elles sont rares. En Grande-Bretagne, nous en sommes toujours à débattre pour savoir s’il existe une véritable recrudescence de l’antisémitisme ou s’il s’agit d’un effet de propagande pour faire taire toute critique à l’égard d’Israël.

Ici, un tel débat n’existe pas parce que la presse rend compte des incidents antisémites qui se passent en Europe de façon beaucoup plus exhaustive que les médias européens. Le flux constant d’immigrants arrivant de France parle également de lui-même. Pour les Israéliens, le monde ne semble pas plus sûr aujourd’hui qu’il ne l’était lorsque l’Etat d’Israël fut créé. Les boycotts d’universitaires, les menaces de sanctions, les résolutions des Nations unies renforcent le sentiment qu’ont les Israéliens d’être un peuple au ban des nations et un éternel bouc émissaire. Les Israéliens ont une devise : "Si quelqu’un te dit qu’il va te tuer, ne lui accorde pas le bénéfice du doute." Les partis de droite, et en particulier Ariel Sharon, comprennent l’anxiété des Juifs. Ils la nourrissent et la flattent en déclarant : "Nous savons ce que vous redoutez ! Ne vous en faites pas, nous vous protégerons et avec nous vous serez forts." J’ai quitté Israël encore plus profondément troublée que je ne l’étais en arrivant.

Car il m’est venu le sentiment insupportable qu’il se pourrait bien que ce conflit soit insoluble de l’intérieur. Je pense que les Israéliens pourraient restituer les territoires occupés en échange d’un accord final sur leurs statuts mais qu’ils refuseraient s’ils pensent que les Palestiniens ne le considèrent que comme la première phase d’un combat pour reconquérir toute la Palestine. "Si nous leur donnons Netzarim, pourquoi ne réclameraient-ils pas Tel-Aviv ?", m’a-t-on souvent demandé. Après quatre mois en Israël et des centaines d’heures de conversation, je n’ai pas trouvé l’ombre d’un indice qui donnerait à penser que les juifs israéliens pourraient souscrire à un accord de paix qui ferait d’eux, en l’espace d’une ou deux générations, une minorité dépendant du bon vouloir d’une majorité palestinienne, dans une région du monde où il n’y a ni démocratie, ni véritable respect des droits de l’homme.

Ainsi que me le disait le romancier David Grossman : "Tout l’univers ne suffirait pas à donner aux Israéliens un sentiment de sécurité suffisant." Dans une interview donné à Ha’Aretz en août 2000, on demanda à Edward Saïd ce qu’il adviendrait des juifs s’ils devenaient une minorité au sein d’un Etat unique. Il répondit : "Cela m’inquiète énormément. La question de ce qu’il adviendra des juifs est très difficile pour moi. Je ne sais vraiment pas. Cela m’inquiète." J’ai quitté Israël, accablée par un sentiment d’horreur. Dans l’avion, non loin de moi, une jeune mère tenait Netta, un bébé israélien de 10 mois, dans ses bras. Le bébé souriait et gazouillait sans se préoccuper des turbulences que causait un violent orage alors que nous tentions d’atterrir à Londres. Je l’ai regardé en essayant d’imaginer son avenir, me demandant s’il se pouvait qu’effectivement il n’y ait pas de solution mais seulement des conséquences, fatalement tragiques. Le mot le plus important en hébreu est balagan : "Oy, a balagan !" Quel désastre.

Linda Grant
The Guardian

Linda Grant
Issue d’une famille d’immigrés juifs d’Europe de l’Est, Linda Grant est née en 1951, à Liverpool. Après des études de lettres qui l’ont conduite au Canada, elle revient en Grande-Bretagne en 1985 pour entrer au Guardian, où elle devient rapidement éditorialiste. Son premier essai, Sexing the Millenium : A Political History of the Sexual Revolution, a été publié en 1993 ; son premier roman, The Cast Iron Shore, en 1996. When I lived in Modern Times, son deuxième roman, sorti en 2000, a remporté de nombreux prix et situe son action à Tel-Aviv, à l’époque du mandat britannique. Linda Grant a déjà été traduite dans une dizaine de langues - mais pas en français - et reste aujourd’hui encore fidèle au Guardian, où elle publie de longs reportages de société ou liés à la question juive.