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La liberté ou la mort

Publie le mardi 2 août 2005 par Open-Publishing

AVEC L’INTENSE EXTENSION de la propriété privée, l’autonomie des terriens en matière d’alimentation, de circulation et de recours au ressources énergétiques s’est rétrécie comme une peau de chagrin. Partout sur la planète le capitalisme soumet les hommes -et plus largement tout ce qui vit- à la loi de ses monopoles. La transformation du monde en une chaotique accumulation de marchandises réduit les humains à l’état de simples objets économiques, pauvres générateurs jetables de profit. Dépossédé de tout ce qui avait permis à ses ancêtres de se faire humains, homo mercantilis se voit changé en animal domestique dressé à la consommation. Décidant à sa place de tout ce qui concerne sa vie, c’est très démocratiquement que ses "représentants" politiques le livrent aux appétits cannibales des firmes. Des milliards d’individus soumis à une poignée de conseils d’administration pour se voir gratifiés d’une vie cantonnée à d’affligeantes médiocrités, tel est le glorieux tableau que représente une modernité aux pieds d’argile, façonnée par le produit technologique d’une science que pourrit l’argent.

En voie d’intégration au marché mondial, les masses paysannes chinoises sont en passe de perdre le peu d’autonomie qu’elles avaient pu sauver jusqu’à présent. Les voilà quotidiennement confrontées aux violences auxquelles n’hésite pas à recourir le mouvement organisé des accapareurs pour s’emparer des terres dont disposaient en commun les villageois. Quelque trois siècles après l’Europe, la privatisation des terres publiques travaille à l’établissement du grand marché chinois que se confectionnent les propriétaires du monde.

La privatisation des liens communaux ou leur récupération collective fut l’un des grands enjeux de la révolution commencée en France en 1789 et qui allait s’arrêter après 1793 avec la saignée du mouvement communiste populaire opérée par la Terreur d’État jacobine. C’est sous le règne de Louis XIV que les communautés villageoises furent spoliées de leurs communaux, la mercantilisation de la terre ayant tôt commencé en Angleterre à organiser le démantèlement des usages sociaux des ressources naturelles. Ce qui se passe aujourd’hui en Chine n’est rien de plus que la répétition du processus d’établissement de la domination capitaliste préalablement vécu par l’Europe. Le changement auquel nous assistons n’est rien de moins que le passage de la collectivisation forcée d’État à la collectivisation forcée de Marché. Sous des dehors idéologiques apparemment individualistes, le capitalisme pratique en effet un collectivisme profondément dépossessif. Pour mieux exploiter le travail, il commence par grouper les individus sous une hiérarchie d’autorités imposées et les rend indifférenciés par une parcellisation des tâches si poussée qu’ils se voient interdits de toute initiative, de la moindre part de création dans le cours de la production. Appauvries au point de n’être plus que des machines biologiques soumises au rendement, les individualités ainsi massacrées ne sont pas mieux loties au cours du processus de consommation. Les illusions offertes par la publicité n’enlèvent rien à la réalité du fait industriel. La production de masse ne peut aller sans consommation de masse. Cette dernière exige un formatage minutieusement calibré des consommateurs. Dans ces conditions, l’individualisme ne peut que relever du chômage mental : il faut aux marchands que les désirs à assouvir puissent se ramasser à la pelle. L’objet standard doit devenir le rêve intime de chacun.

Plus les individus sont séparés, moins ils se rendent forts et plus l’instinct grégaire, répondant au besoin de protection, devient impérieux. Plus ils ont alors besoin d’être reconnus et donc de se ressembler. Là est sans doute le carburant le plus efficace pour le développement du monde marchand. Cela explique pourquoi la prédation capitaliste a si bien réussi à constituer son territoire -le marché- puis à l’étendre sur la Terre entière, en procédant à la destruction des liens sociaux, des solidarités ancestrales. La révolution industrielle, si féconde pour l’expansion du capitalisme, n’était pas tout entière contenue dans l’évolution technique. Si cette dernière fut une condition éminemment favorable -et sans nul doute indispensable- à la révolution marchande, elle n’était pas suffisante. Animé d’une pressante soif d’appropriation, le parti de la domination a dû, partout, recourir au volontarisme des contraintes politiques, juridiques, policières et militaires pour venir à bout des moeurs populaires fondées sur l’existence d’une base économique communautaire. Encore a-t-il fallu y ajouter le poids d’une intense propagande idéologique qui, sur des monuments d’idolâtrie sophiste, a fini par faire admettre comme légitime, juste et naturel, aux ouailles des majorités silencieuses, le vol que constitue la dépossession sociale par l’instauration de la propriété privée.

L’observation de ces points montre qu’il n’y a aucune fatalité dans l’état actuel du monde. Il n’est que le fruit des rapports de force entre la minorité dominante et l’immense majorité dominée. Créer le renversement des situations défavorables est une question de volonté et de stratégie. La re-socialisation des ressources, la recréation de liens solidaires est à la fois le but que nous devons nous donner et le plus sûr moyen de l’atteindre. Il n’y a pas de grand soir à attendre : il n’y en aura jamais, c’est un mythe de chansonniers. C’est tout de suite ou jamais. L’heure est à l’insurrection. Tranquille, mais de tous les instants. Anti-humain parce que des hommes il fait des choses, le système qui régit le monde où nous sommes exige un contrôle social chaque jour plus poussé, au point de ravaler bientôt le 1984 de George Orwell au rang d’aimable fantaisie. Le système court à sa propre perte, et en cela il montre bien sa face absurde, par la destruction du monde dans laquelle il est déjà bien engagé. Il s’agit pour nous de détruire ce système afin de sauver le monde. L’humanité doit aujourd’hui résoudre le dilemme de la liberté ou la mort, non pas en termes romantiques comme le prétend à propos des tentatives passées de révolution sociale la propagande officielle, mais dans des termes de survie à assez court terme. Le changement radical se joue entre la pérennité humaine ou notre fin prématurée. Le monde ne commencera à vaciller que lorsque ceux qui veulent le changer auront réussi à mettre leur vie quotidienne en cohérence avec le but affiché. Rien n’est plus révolutionnaire que cela. Anarcho-syndicalistes, anarchistes, commençons à réaliser l’acratie entre nous, cultivons-la dans nos rapports. Bien visible elle pourrait rapidement faire boule de neige. La désaffection du plus grand nombre pour le monde marchand n’attend qu’une perspective fiable pour produire des actes émancipateurs. Ce n’est qu’en oeuvrant dans la sphère de la vie quotidienne que nous pouvons espérer mettre en situation d’intervention les forces créatrices d’un monde plus juste et plus fraternel.

Michel Garonne