Accueil > Le malaise libanais au festival - Né à Beyrouth
de Isabelle Regnier
Festival au logo criblé de balles, comme les murs de sa ville, Né à Beyrouth a eu lieu, du vendredi 19 au mardi 23 août, dans un petit cinéma de la capitale libanaise. Parmi les cinq festivals qui rythment l’année cinématographique beyrouthine, c’est le seul dont la programmation soit exclusivement nationale, et volontairement concoctée à partir de tout le spectre des formes et des supports cinématographiques. Dans ce pays où n’existe pratiquement aucune aide publique au cinéma, où les salles sont inondées par le flot hollywoodien, où la plupart des oeuvres sont réalisées en vidéo et où les quelques rares longs métrages de fiction doivent leur existence à des producteurs étrangers, la mission que remplit Né à Beyrouth est fondamentale.
Si nombre des quarante films programmés cette année ont déjà été vus dans d’autres régions du monde, la plupart n’avaient en effet jamais été montrés au Liban. Depuis sa création en 2001, par Pierre Sharaff et Nadim Tabet, deux Libanais respectivement âgés de 25 et 29 ans, le festival Né à Beyrouth n’a cessé de se développer. Tout en conservant un caractère fragile et convivial, il s’est affirmé comme un petit événement fédérateur de la scène artistique beyrouthine. " Nous avons créé ce festival pour répondre à un vide total", explique Pierre Sharaff.
Jeune, nombreux et fidèle au rendez-vous, le public n’était pas avare de réactions. Des huées ont accueilli le pourtant très bel essai cinématographique de Jalal Toufic A Special Effect Termed "Time" ; or Filming Death at Work, où l’auteur filme un enfant à différents stades de sa vie, en étirant la longueur de ses plans pour terminer sur une séquence de 12 minutes, fixe, montrant le garçon paisiblement plongé dans son sommeil.
ÉCLATS DE RIRE
Qu’elles figurent dans les tracts vidéo sur les manifestations du 14 mars (qui ont eu lieu un mois après l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri), dans les films de famille en Super-8 ou dans les comédies potaches, les situations familières, ou "typiquement libanaises", provoquaient, quant à elles, de grands éclats de rire. "Pendant longtemps, les gens pensaient que le cinéma libanais n’existait pas" , explique Danielle Arbid, réalisatrice du long métrage Dans les champs de bataille , qui a rejoint l’équipe de Né à Beyrouth en 2003. "Ils ont soif de leur image."
Après les projections, artistes et intellectuels poursuivent les soirées tard dans la nuit, débattent des films, de la situation politique du pays, des questions de représentation spécifiques au Liban et au cinéma contemporain en général. Fondatrice de l’association Ashkal Alwan, qui organise tous les deux ans un forum d’expositions et de débats rassemblant des artistes et intellectuels venus de toutes les régions du monde, Christine Thomé souligne l’importance de manifestations comme Né à Beyrouth. "Le Liban est un pays corrompu, où des voix comme les nôtres sont marginalisées. Les pratiques artistiques sont les seules capables de prendre en compte et d’exprimer nos préoccupations. Nous sommes très peu nombreux à organiser de tels événements mais, si nous n’étions pas là, Beyrouth ne serait rien d’autre qu’une plate-forme pour ces politiciens dont l’unique préoccupation tourne autour du partage du gâteau entre les chrétiens et les musulmans."
Entre la reprise des attentats et la réaffirmation des allégeances confessionnelles que l’on ressent quotidiennement dans la rue, l’euphorie du printemps dernier est retombée dans le petit milieu artistique et intellectuel du moins. "Je ne peux pas m’accommoder du cynisme ambiant", affirme Joana Hadjithomas, réalisatrice avec Khalil Joreige du long-métrage A Perfect Day , découvert cette année à Locarno (Le Monde du 13 août). "Les Syriens sont partis, mais le poids du confessionnalisme est toujours aussi prégnant. Les gens sont sortis en masse dans la rue pour célébrer la libération du chef de guerre chrétien Samir Geagea ; ils tiraient des coups de fusil en l’air ! A peu de chose près, les membres du nouveau gouvernement sont les mêmes qu’avant. Les problèmes du Liban ne sont pas venus de l’extérieur, comme tout le monde ici semble vouloir le croire. Ils ne sont pas du tout réglés."
Choqués, dès les premiers jours des manifestations, par le culte du drapeau et le nationalisme qui ont accompagné les slogans de réconciliation interconfessionnelle, certains cinéastes, comme Ghasan Salhab, l’auteur du film Terra incognita , avouent une réelle lassitude : "Le mouvement est toujours positif, mais je suis fatigué de voir les gens s’extasier sur ce drapeau, d’entendre répéter le mot démocratie à tout bout de champ, sans qu’aucun leader, dès lors qu’on l’interroge sur la question, ne soit capable de lui donner une définition."
"PAS DE VAINQUEUR"
De manière plus ou mois radicale, l’amertume était l’une des choses les mieux partagées de ce festival, à égalité avec une énergie fertile et un foisonnement d’idées qui semblaient paradoxalement se nourrir de sa substance. Pour nombre d’artistes, la question n’est plus celle de la guerre ou de sa mémoire, mais celle du présent. "La guerre du Liban n’a pas eu de vainqueur, explique Khalil Joreige. Une des questions qui nous travaillent beaucoup est celle de l’écriture de son histoire. Quel point de vue adopter ? Comment fait-on pour inscrire cette guerre comme une catastrophe, et pas comme une parenthèse ? Une autre difficulté tient à la possibilité d’affirmer une singularité dans un pays marginalisé, qui vit en permanence dans l’ombre du conflit israélo-palestinien."
Le présent est aussi la grande question pour le vidéaste et documentariste Akram Zatari. Membre de la Fondation arabe pour l’image, où il recense, depuis 1999, les photographies de Hashem El-Madani, un portraitiste de Saïda né en 1928, il utilise beaucoup de documents d’archives dans son travail artistique. Dans In this House, il met en scène une histoire qui prend racine pendant la guerre et qu’il prolonge dans le présent en filmant des documents d’archives et en enquêtant lui-même sur les lieux du front.
"Ce qui n’a pas traversé le temps n’existe plus , dit Akram Zatari. Ce qui reste, les archives, toutes les traces, appartient au présent. Je considère qu’une image en noir et blanc de 1970 et tout aussi contemporaine qu’une image d’aujourd’hui. Travailler avec les archives est une manière d’aplatir l’histoire."