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Le « non » sur le bout de la langue

Publie le vendredi 22 avril 2005 par Open-Publishing

Réunions publiques, débats contradictoires, distributions sur les marchés, pétitions pour sauver les services publics... Pour un « oui » ou pour un « non »,
la campagne bat son plein dans les rues de la capitale.

de Thomas Lemahieu

Bastille-République-Nation. Et encore Belleville. Vous êtes bien ici : quelque part entre ces quatre points, dans le 11e arrondissement de Paris où la gauche règne sans partage depuis des lustres. Topographie rapide à partir des scrutins de l’année dernière : le PS domine largement (33 % aux européennes de juin 2004) ; les Verts se portent très bien (15 % aux mêmes élections) ; le PCF, avec Alternative citoyenne, remonte de manière spectaculaire (8 % aux régionales et 7 % aux européennes) ; l’extrême gauche cale (4 % aux régionales et 2,5 % aux européennes) ; le MRC ne s’est pas présenté seul aux élections l’année dernière, mais il peut compter pour exister dans les parages sur le maire de l’arrondissement, Georges Sarre ; à droite, l’UMP et l’UDF cumulées font, dans le meilleur des cas, autour de 30 % ; et enfin, le Front national culmine à 7 % aux régionales et à 5 % aux européennes. Dès lors, aujourd’hui, on l’imagine sans peine, c’est bel et bien à l’intérieur de la gauche et de l’électorat populaire que se joue en grande partie le résultat du référendum du 29 mai. Et, pour l’heure, le « non » s’est installé en tête dans les têtes.

Social de marché !

Dimanche, 11 heures

L’affaire commence sur un marché hautement compétitif où la concurrence est libre et non faussée, le marché commun, et dominical, de Bastille. Depuis quelques semaines, on assiste à l’élargissement de la base militante mobilisée, mais au fond, pas plus question ici qu’ailleurs d’une grande union politique avec une harmonisation par le haut. « C’est un peu tendu avec le PS », lâche un coco qui, avec une dizaine de copains, diffuse une pétition contre la désastreuse restructuration de La Poste dans le quartier, des tracts pour le « non » et, bien sûr, l’Huma hebdo. À côté, une quinzaine de socialistes sèment leurs « cinq raisons de voter "oui" à la constitution européenne ». Tout comme ceux du PCF, les activistes de la LCR invitent les habitants à participer, jeudi 21 avril, au meeting du collectif unitaire du « non de gauche » (dit de « l’appel des 250 » dans l’arrondissement). Avec le renfort d’une petite troupe de clowns de rue qui se débattent dans les centaines de pages du texte soumis au référendum, les militants du comité local d’ATTAC distribuent leurs documents en se marrant comme des baleines. Une poignée de trotskistes de Lutte ouvrière font comme si de rien n’était et se contentent, eux, de vendre les vignettes pour leur fête annuelle. Trois chevénementistes font, comme les communistes, le lien entre le démantèlement d’un service public comme La Poste dans le quartier et le projet de constitution européenne. Tiens, mais où sont passés les Verts ?En trompe-l’oeil

Lundi, 15 heures

Drôle de climat place Léon-Blum. Sur toutes les façades, sur la plupart des balcons, des banderoles avec trois lettres qui éclaboussent en majuscules : N-O-N, « NON ». Des riverains protestent contre un projet de réaménagement en profondeur de l’endroit. Ça n’a rien à voir avec la constitution européenne ? NON.

Comme un paradoxe

Lundi, 22 h 30

Harlem Désir expliquant, dans un élan jauressien sans aucun doute, que la constitution renforcerait « la marque Europe », Bernard Guetta qui pleurniche contre une campagne référendaire qualifiée de « mai 68, la haine en plus », les éditorialistes de France-Cul qui expliquent grosso modo que voter « non », ça donnera des boutons ou des cors aux pieds, etc. Réunis à l’AGECA par les Alternatifs, une soixantaine de convives dégustent ensemble le plat froid de la vengeance contre le « ouiouisme médiatique et politique ». On égrène les perles une à une. Et en moins de deux heures, le parti d’en pleurer se change en parti d’en rire. « C’est quand même étrange ce qui se passe dans cette campagne, encourage Jean-Jacques Boislaroussie, un des animateurs de la petite formation rouge et verte. Il y a une quasi-unanimité médiatique pour le "oui", mais en même temps, quand on se promène, on voit bien que le débat politique se développe, qu’il y a un affaiblissement de la politique spectacle et de la propagande. On se trouve dans une situation où plus grand monde n’est simplement en tête-à-tête avec sa téloche. On assiste à une mise en oeuvre d’une critique en acte, il existe un profond mouvement citoyen contre cette constitution. »

« Nous sommes pourtant là »

Mardi 16 heures

À Belleville, une centaine d’intermittents et de chômeurs viennent de s’incruster au siège national de la CFDT pour contester les récentes déclarations d’une des dirigeantes du syndicat, laissant entendre qu’il faudrait renégocier à la baisse les droits à l’assurance chômage. Au bout d’un moment, ils sortent du bâtiment. Devant l’entrée, sur les marches, le service d’ordre les toise encore quelques minutes ; un gros bras s’est mis sur le front l’autocollant de la CFDT pour le « oui » au référendum. Pendant ce temps, chômeurs et intermittents distribuent leur appel à participer au « Mayday », ce premier mai alternatif organisé dans 17 villes de toute l’Union par une espèce de très informelle confédération européenne du « précariat ». Le texte s’intitule Du possible, sinon j’étouffe, et on y lit : « Le projet de constitution européenne fait l’impasse sur les droits sociaux. Impasse sur les vivants. Précarisés, expulsés, pressurisés, nous sommes pourtant bien là. »

Habemus la pêche ?

Mardi, 20 heures

Avenue de la République, c’est le premier « préau d’école » dans le quartier pour les « comités du 10e, du 11e et du 20e arrondissement de la gauche pour le "oui" » organisés par le PS. Au programme de la soirée, deux pointures venues dire que cette constitution n’est pas ce que l’on croit, mais un simple traité, un « règlement intérieur » : Catherine Lalumière, ancienne ministre PRG, qui défend les « avancées sociales contenues dans la charte des droits fondamentaux » (« C’est vrai qu’il y a des clauses qui permettent aux Anglais de biaiser un peu avec le texte », euphémise-t-elle quand même), et François Rebsamen, numéro trois du PS et directeur de campagne du « oui socialiste » qui retrace l’histoire de l’Union en partant de l’ambition pacifique. La députée socialiste européenne Catherine Guy-Quint hausse le ton : « Moi, je suis fière d’être européenne, parce que le 27 décembre dernier, quand il y a eu le tsunami, tous les technocrates de Bruxelles, comme on dit, sont rentrés de leurs vacances pour missionner les ONG qui partaient secourir les victimes. Il y en a marre de se laisser discréditer par des gens qui ont peur de l’avenir et qui ne veulent pas avancer par la réforme. » Gros succès à l’applaudimètre. « Pourquoi plus que jamais je suis pour le "oui" à la constitution, avance le député Patrick Bloche. Habemus papam, la fumée blanche est sortie, et le problème, c’est que les cardinaux ont choisi le plus réac d’entre eux. Eh bien, parce que nous avons désormais un pape réac, je veux que l’on préserve l’acquis en Europe. Si le "non" l’emporte, vous voulez que Chirac aille renégocier avec des gouvernements influencés directement par le Vatican, vous ? Au nom des valeurs laïques, je vais dire "oui" à cette constitution ! » Re-hourra !

Malgré ces moulinets appuyés sur le contexte, le doute existe encore parmi les 150 participants, et quelques-uns grommellent aimablement contre le texte soumis au vote. « Comme vous tous, je suis européen et internationaliste, explique Philippe, mais je me demande un peu pourquoi, avec cette constitution, on nous demande d’approuver un système économique déterminé et pourquoi ce texte constitutionnalise l’interdiction faite à toutes les institutions (Commission, Parlement et Conseil) de donner des instructions à la Banque centrale européenne. J’ai tendance à dire spontanément que je ne suis pas d’accord. » Un retraité prend le micro à son tour et s’adresse aux leaders du PS : « J’ai des ennuis oculaires, alors j’écoute beaucoup la télé, vous savez. Ce que vous venez de dire tous à la tribune, je l’entends presque tous les jours à la télé : je l’ai entendu sur La Cinquième avant de venir, hier, c’était sur France 3. Tout ce que vous dites est dit, et c’est très juste à mon avis, mais malheureusement les gens n’ont pas ça en tête. Ça fait cinquante ans que je distribue des tracts socialistes et je me fais aujourd’hui agonir comme je ne l’ai jamais été par des gens de gauche. Notre campagne n’a pas commencé, le "non" est en train de gagner. »

En non-campagne

Mercredi, 11 heures

« On se sépare entre ceux qui veulent adopter la constitution européenne pour l’amender et ceux qui veulent la rejeter pour la réécrire, explique dans un bar Jean-Charles Lallemand, secrétaire du groupe local des Verts dans le 11e. Nous venons de recevoir les documents de propagande nationale, et pour ceux de nos adhérents qui voudraient faire campagne pour le "oui", on peut leur donner. » Militant écologiste, Antoine Billiottet, qui se tient juste à côté, ne la fera pas non plus cette campagne pour le "oui" : « À titre personnel, insiste-t-il, je voterai "non". Je constate avec intérêt que, pour la première fois depuis très longtemps, la critique des politiques néolibérales à l’oeuvre et de la mise en concurrence des économies trouve une forme de cristallisation politique. Les maux dont nous sommes accablés sont nommés. C’est prometteur à mes yeux car on sent bien que ce qui se passe en ce moment est porteur d’autres lendemains possibles. »

Malaise à La Poste

Mercredi, 12 heures

« Mais j’en veux pas de votre tract. Moi, je veux juste mon putain de courrier ! » Casquette de base-ball sur le crâne, le jeune gars s’énerve, et file aussi sec fureter à l’intérieur de la cantine de La Poste. Il hurle encore au loin : « Il est où, mon courrier ? » Depuis la fin février, dans le 11e arrondissement, la direction du « service d’intérêt économique général » a supprimé 55 postes de facteurs, fermé un centre de tri, mis en place la « tournée unique », et depuis lors, des milliers de lettres restent en souffrance. Rue Bréguet, les communistes tiennent une table devant le restaurant d’entreprise. Bon accueil : ils font signer aux usagers comme aux agents des pétitions pour sauver le service public de proximité (les plus de 4 000 signatures déjà recueillies doivent être remises ce vendredi à la direction de La Poste) et, dans le même geste, des appels à voter « non » comme « un point d’appui pour les luttes ». « C’est certain que je vote "non", assure un facteur. Mais en même temps, nous, on est déjà libéralisés et on crève. Le langage du marché a déjà envahi La Poste : disparu les "chefs d’équipe", il n’y a plus que des "managers" qui vivent dans "l’espace-temps-communication". Notre boulot est foutu, je le crains, mais ça fait quand même plaisir de voir que la propagande libérale ne fonctionne pas pour le moment, que les gens tiennent le bon bout du "non". »

Les yeux bizarres

Mercredi, 20 heures

« On n’est pas à la télé, on n’est pas dans les joutes verbales, on se respecte et on s’écoute, OK ? » D’entrée de jeu, Omer met les points sur les « i » pour les quinze jeunes rassemblés au « club tchatche » de la Maison de la solidarité, rue Saint-Maur, mais aussi pour leurs invités venus débattre de la constitution européenne : Danièle Hoffman, députée PS de la circonscription, et Albert Domenech, permanent à la CFDT, favorables au « oui », contre Jacques Daguenet, conseiller municipal PCF de Paris, et Jean-Pierre Floret, syndicaliste CGT dans la construction, qui défendent le « non ». Vive, la parole tourne vite : les filles ont tendance à articuler leurs doutes quand les garçons avancent leurs arguments avec détermination. « J’ai parcouru le texte, raconte Issa. J’ai peut-être les yeux bizarres, mais je ne vois pas ce que viennent faire des politiques économiques particulières dans cette constitution. L’économie « sociale » de marché, j’appelle ça une escroquerie, on nous a lâché ce terme au bout de trois mois de discussions intenses, mais je ne trouve pas de victoire là : pour faire de la compétitivité, on sait bien comment ça se passe en vérité, on construit l’Europe contre le monde. Moi je ne veux pas graver dans le marbre ce modèle économique. Il faudrait me mettre une très, très grosse taxe Tobin dedans pour que j’accepte cette constitution ! » Tarek embraye : « On met des verrous invraisemblables pour transformer la constitution qu’on nous propose et on nous intègre le système économique libéral dans le texte, mais si ça se trouve, dans quarante ans, l’Europe, elle sera, qui sait, communiste, et ça ne serait pas possible. Il faut une constitution européenne ni de gauche, ni de droite, ni rouge, ni verte, ni bleue. » Et Conan assène : « Je n’ai rien contre l’Europe, contre les peuples des pays qui viennent d’entrer dans l’Union, mais en même temps, j’ai l’impression qu’on nous plonge dans une Europe qui, au lieu de s’entraider, nous conduit à nous tirer dessus les uns les autres. Je n’aurai pas une vie de pape, je ne vais pas pouvoir attendre quarante ans qu’on la change, cette constitution. »Les « oui » du « non »

Jeudi, 19 heures

Il y a une éternité, c’est à la Maison des métallos que la Fondation Copernic a lancé son « appel des 200 ». Six mois plus tard, on n’est pas loin de 600 comités locaux unitaires pour le « non de gauche », et celui du 11e arrondissement organise son débat à la Maison des métallos. Tout part de la salle comble où 230 personnes, beaucoup de militants (communistes, socialistes et de la LCR, en particulier), mais aussi des citoyens encore indécis (comme, par exemple, Arnaud qui a passé une heure et demie au téléphone avec les opérateurs « informateurs officiels » du gouvernement sur la constitution), ont pris place. « On sait tous à peu près ce qu’on ne veut pas, lance un jeune Jean dans les tribunes. Mais comme le grand ressort des partisans du "oui", c’est de jouer sur les peurs, on doit maintenant avancer ce qu’on veut si le "non" l’emporte. » Un Jean plus âgé confirme : « C’est le camp du "non" qui porte l’espoir de changer les choses en Europe et c’est décisif. Nous créons les conditions pour exporter à tous les pays de l’Union les désirs de transformation que nous portons contre l’Europe ultralibérale. » Un autre, un « citoyen anonyme », selon sa propre présentation, relève que « sur les objectifs à plus long terme, à gauche, on est à peu près d’accord entre les partisans du "non" et ceux du "oui" ». « Moi je voterai "non", assure le même, et pour une raison : parce que cette constitution bloque de manière très précise toutes les politiques qui ne seraient pas ultralibérales. Ce sont tous les "oui" à l’Europe que nous prononçons quotidiennement, toutes nos exigences positives proprement européennes qui entraînent obligatoirement à nos yeux un vote "non" à cette constitution ! »

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