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Le peuple irakien est en train de s’unir

Publie le mardi 20 avril 2004 par Open-Publishing

Le père Mekhail Nageeb, supérieur des Dominicains de l’Irak est en France pour
quelques jours. Il repart la semaine prochaine, pour aider à construire

" Père Mekhail Nageeb, vous êtes hébergé en Alsace par celui que vous avez
connu pendant vos études de théologie à Strasbourg, le père Rodolphe
Vigneron, qui est un ami de l’Irak, où il se rend souvent. Pouvez-vous nous
dire ce qui se passe chez vous, à Mossoul, dans le nord du pays ? "

Pendant les trois premiers mois de la présence américaine, c’était la lune de
miel. Tout le monde voulait s’approcher des soldats américains. Ils venaient
prier dans nos églises ou dans les mosquées, en laissant leurs armes à
l’entrée. Personne n’y touchait ! Les gens ont beaucoup rêvé, et j’ai rêvé
moi-même. Certains voulaient même devenir le 51e État américain ! Mais le
rêve est retombé très vite. Les Américains se sont comportés en terrain
conquis, ils ont humilié les chefs de tribus, les chefs religieux. Avec leurs
casques, leurs lunettes noires et leur chewing-gum ils ressemblent à des
extra-terrestres arrogants. Un homme meurtri par des années de dictature a
besoin d’être mis en valeur et d’être aimé. Au lieu de cela les Américains
n’ont montré que du mépris. Ils n’ont rien fait pour assurer la sécurité de la
population, ni pour reconstruire le pays. J’ai personnellement enterré, juste
avant mon départ, une famille de séminaristes qui venait d’être écrasée par
un char américain qui n’avait pas réussi à freiner. Pour toute parole, les
Américains ont dit : "sorry".

" Qu’aurait-il fallu faire ? "

Il aurait fallu mettre en place tout de suite un chef irakien qui aurait été le
porte-parole direct du peuple. Un Américain ne peut pas diriger l’Irak. Le
peuple a besoin d’un leader fort, un nouveau Saddam, libre, humain. Au lieu
de s’abriter derrière un tel homme, les Américains ont mis en place un
conseil provisoire. Quand les gens se sont rendus compte qu’il n’y avait pas
de véritable pouvoir national, il ont commencé à s’agiter. Ce phénomène était
un peu normal. Sous Saddam, personne ne pouvait bouger. Entre les
différentes communautés, l’Irak était comme un volcan qui bouillonnait et
Saddam était le couvercle. Les Américains ont ôté le couvercle, et tout a
éclaté. L’Irak connaît depuis, sa crise d’identité.

" Est-ce forcément négatif ? "

Ce qui est négatif, c’est qu’on a changé un dictateur par une occupation qui
ne vaut pas mieux qu’avant. L’Irak est même devenu beaucoup plus violent. A
l’époque de Saddam, il y avait des assassinats, mais aujourd’hui la flaque de
sang s’élargit. Elle est devenue nationale.

" Et Moqtada Sadr ? "

Depuis un mois, l’unité commence à naître, spécialement depuis que le
peuple irakien a entendu une voix qui ressemble à celle de Saddam : celle
d’un emblème, d’un homme qui crie fort. C’est Moqtada Sadr, que beaucoup
considèrent comme un nouveau Khomeiny. La famille Sadr est très connue
en Irak. Le fait qu’il soit chiite n’est pas le plus important. Les Irakiens sont
prêts à s’unir derrière un symbole national, qu’il soit sunnite ou chiite.

" Que deviennent les chrétiens ? "

Ils représentent 3 % de la population. Ils ont d’abord été étroitement
assimilés aux Américains, qui sont très majoritairement chrétiens. En outre,
Bush a prononcé le mot de croisade qu’on a payé très cher. Deux grenades
ont été lancées dans mon église, et j’ai dû demander aux soldats américains
de ne plus venir y prier. Depuis un mois, deux courants contradictoires se
font jour : d’un côté les comités religieux chrétiens commencent à dénoncer
la violence américaine, notamment à Falloujah, ce qui rapproche les
communautés. D’un autre, les fondamentalistes musulmans parlent de se
servir des chrétiens comme monnaie d’échange. On entend dire que pour
chaque mosquée attaquée par les Américains, il y aura une église attaquée
par les musulmans. Ce serait une nouvelle tactique, comme les enlèvements
d’étrangers…

" Quelles solutions préconisez-vous pour mettre fin au chaos ? "

Tout dépend des Américains. Veulent-ils un Irak calme ou durablement agité
 ? Pour l’instant, on a l’impression qu’ils ont choisi la deuxième solution. La
violence leur donne prétexte à rester sur place, voire à envoyer des troupes
supplémentaires. L’encerclement de Najaf, qui est en quelque sorte la Meque
des chiites, est très inquiétant. S’ils donnent l’assaut, ils risquent d’étendre
le conflit à l’Iran et à la Syrie. S’ils faisaient le choix du retour au calme, il
faudrait qu’ils se retranchent dans leurs bases. Mais je ne suis pas pour que
les troupes internationales se retirent totalement d’Irak. Les Américains
devraient laisser faire l’ONU et les pays musulmans. Le bon scénario serait
que, dans un premier temps, les troupes d’occupation se replient. Il faut
laisser les Irakiens retrouver la fierté de dire : "On a gagné", une phrase
qu’ils n’ont pas pu prononcer depuis des années. Mais ensuite, il faut que des
pays amis ou que les Nations Unies viennent assurer la sécurité.

" N’est-ce pas utopique ? "

Les intégristes sont minoritaires. Ils ne gagnent du terrain que dans le chaos
et la violence. Aujourd’hui en Irak, je connais des responsables chrétiens et
musulmans, de toutes tendances, qui travaillent ensemble. C’est à ces gens
là qu’il faut donner leur chance, et c’est pour eux que je retourne en Irak.

Journal l’Alsace