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Le rapport au travail est la racine de la crise des valeurs

Publie le jeudi 24 mai 2007 par Open-Publishing
3 commentaires

Par Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du Conservatoire national des arts et métiers (*).

La question du travail a occupé une place importante dans la campagne présidentielle. Pour un chercheur comme vous, qui s’emploie à faire reconnaître la place du travail dans la vie des individus, dans la société, est-ce un motif de satisfaction ?

Yves Clot. Je n’ai éprouvé aucune satisfaction à voir le travail s’installer au centre de la campagne de cette manière-là et à l’initiative de Nicolas Sarkozy. J’y ai vu le résultat du travail de rénovation de la droite depuis des années, autour de la faillite de la gauche sur cette question. Le début du dérapage incontrôlé de la gauche sur le travail remonte aux années quatre-vingt-dix et a été alimenté par la publication du livre de Dominique Méda intitulé le Travail, une valeur en voie de disparition qui a nourri la réflexion de la gauche socialiste. L’idée avance alors par des chemins divers que la liberté ne peut exister vraiment qu’en dehors du travail, dans le temps « libre ». Le travail serait irrespirable et la respiration à trouver en dehors de lui. C’est l’une des racines culturelles de l’élaboration par la gauche de la loi des 35 heures qui consentait, au nom d’une lutte superficielle contre le chômage, à intensifier en échange le travail, dans la fameuse perspective du « gagnant-gagnant ». Dans la campagne, la question du travail a été détournée. Ce qui est passé, c’est l’idée que la seule façon d’améliorer son pouvoir d’achat serait de consentir des efforts supplémentaires, d’oublier les 35 heures pour finir, à droite, l’intensification du travail commencée à gauche. Ce qui est passé, c’est une sorte de néostakhanovisme. Si cela a été possible, c’est en raison du fait que la gauche a sacrifié son originalité : regarder le travail comme l’un des champs majeurs du développement humain. C’est l’immaturité de la gauche sur ce problème qui est la cause principale de son échec.

Mais comment, selon vous, le discours de la droite a-t-il pu accrocher à ce point ?

Yves Clot. Cela accroche parce que nous sommes tous concernés par ce qu’on peut appeler le travail contrarié : le fait que des millions de salariés éprouvent le sentiment, à l’atelier ou au bureau, de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il faudrait faire. On sent qu’on pourrait donner sa pleine mesure mais on se reconnaît de moins en moins dans ce qu’on est contraint de faire. L’activité de tous les jours est contaminée par l’inflation de la procédure et par la - religion de la rentabilité immé- diate qui affectent les personnes, la qualité du travail, l’engagement de soi et même le désir de coopérer avec autrui. Ce sentiment de vie contrarié n’est pas une hostilité au travail. C’est le contraire. Si bien que, lorsque vous avez une gauche qui dit : « La vraie vie est ailleurs », et une droite qui dit : « Le travail est une valeur d’avenir », cette droite parle, paradoxalement, à toutes les vies ravalées par chacun d’entre nous en situation professionnelle, parce qu’elle parle des possibilités « rentrées », même si c’est pour mieux les asservir. Le rapport au travail est la racine de la crise des valeurs. Le travail est sans doute le lieu où la subordination est la plus forte mais aussi celui où l’on touche le plus facilement du doigt ce qu’on pourrait devenir. Le travail c’est le temps du conflit entre la subordination et le sentiment éprouvé qu’on n’est pas superflu sur terre, qu’on est comptable d’une histoire qui n’est pas que la sienne et qu’on peut transmettre. C’est le centre de gravité de la politique. Quand vous avez une gauche qui dit que le conflit n’est pas là, mais entre le travail et les autres activités humaines, et une droite qui dit qu’il y a de la fierté possible dans cet effort, vous avez les résultats que nous avons. Tout cela s’est joué sur les quinze dernières années. Il y a eu un débat à gauche sur ces questions. Personnellement, je ne pense pas que le travail soit le centre de la vie et je partage l’objectif de réduction du temps de travail car, ainsi, l’existence humaine peut se diversifier. Les travailleurs qui travaillent moins circulent à travers des mondes différents et variés, ils en ramènent des demandes, des valeurs et des idées. Revenus au travail, ils lui demandent des comptes. Le travail est aujourd’hui moins central en temps mais il n’est pas désinvesti. Au contraire, les gens l’investissent de tous les autres appétits de leur vie. Ils se voient autrement que comme un « rouage », veulent « dire leur mot », avoir le « loisir de penser » au travail. Le ressort du temps libre se trouve là. Or une certaine gauche et la droite libérale partagent, de fait, l’idée que la pensée et le travail sont incompatibles.

Il faudrait, en somme, revendiquer de travailler moins mais aussi mieux, plus librement...

Yves Clot. Oui, parce que c’est plus efficace. Nous sommes dans des sociétés industrielles transformées par le monde des services où les conditions de la productivité se sont déplacées du côté de la coopération, la co-création, l’échange entre les travailleurs, le travail collectif, l’équipe. La productivité est de moins en moins un effet des cadences, de plus en plus fondée sur la liberté de l’échange. Le travail c’est aussi cela. Mais bien sûr, il est attaqué, contrarié par la tyrannie du court terme et parfois par la cupidité la plus cynique.

Ségolène Royal, la gauche et les syndicats ont répondu au discours sarkozyen en défendant la valeur DU travail, sa rémunération.

Yves Clot. Il ne suffit pas de dire que pour respecter la valeur travail, il faut payer le travail à sa valeur. La question des salaires est importante. Mais la finalité du travail humain, ce n’est pas l’argent. Quand on dit cela, on écrase le travail humain sous le salariat. Le coeur de la gauche ne bat pas dans la redistribution mais dans la production. La gauche aujourd’hui est retirée sur l’Aventin de la redistribution des richesses. Non : le travail humain, c’est la transmission d’une mémoire et sa recréation. Si on dit à chaque travailleur, même celui qui a voté pour Sarkozy, cette chose simple : « La finalité même du travail, ce n’est pas le salaire », on peut se faire entendre. Surtout si on ajoute tout de suite que l’augmentation vraie du salaire est un moyen vital et plus que légitime pour pouvoir participer à cette histoire collective.

Quelle perspective la gauche, les forces de progrès pourraient-elles, selon vous, se donner pour réinvestir ce domaine ?

Yves Clot. Le problème c’est comment la gauche peut parvenir à reparler, se mettre en cheville avec le monde du travail ? C’est en fabriquant une alliance entre les groupes productifs contre le parasitisme financier. Il y a là un bloc social potentiellement très puissant, qui va de l’ouvrier d’usine jusqu’aux ingénieurs, y compris jusqu’à des directeurs dans les grands groupes industriels, choqués par ce parasitisme financier. Ce bloc est le vecteur sur lequel on peut reconstruire et qui peut s’adresser aussi à tous les précaires. Évidemment, il faut lui parler travail, qualité du travail, métier, transmission, valeur, efficacité. Il faut travailler cette différence entre productivité et rentabilité, entre travail et argent. Ce dilemme dans les finalités du travail finances ? ou développement humain de la société et de la nature ?, tout le monde le ressent aujourd’hui. Il n’a pas disparu avec la « vieille » classe ouvrière. La gauche devrait travailler cette tension qui traverse l’activité de chacun d’entre nous, pour résister : au nom du métier, au nom de la qualité du travail et même du travail bien fait. Justement parce que la définition du travail bien fait est toujours discutable. Retrouvons le loisir de penser ensemble. C’est efficace.

(*) Auteur de la Fonction psychologique du travail,

PUF, 5e édition 2006.

Entretien réalisé par Yves Housson

http://www.humanite.fr/journal/2007-05-19/2007-05-19-851480

Messages

  • Même s’il y a des choses intéressantes dans cet article, parler du travail sans le définir dans le rapport de production, sans le mettre en rapport avec la propriété privée des moyens de production, sans le resituer dans l’organisation planétaire du travail, n’est-ce pas pisser dans un violon ? La notion de travail étant liée au capitalisme qui a transformé l’activité humaine en marchandise, n’est-il pas temps que nos intellectuels nous trouvent un autre mot (oeuvre par exemple) pour désigner ce type d’activité humaine qui transforme la matière pour nous aider à l’insérer (donc à le penser) dans un autre mode de production de la société humaine (pour lequel le mot communisme me semble toujours approprié) ?
    Dire ensuite « que le rapport au travail est à la racine de la crise des valeurs » ne me semble pas juste si justement on ne resitue pas le travail capitaliste (pléonasme) comme participant de la dépossession de l’individu de son être social, donc de la production collective de ses valeurs. Car les valeurs ne peuvent être des références figées (ce sont alors les valeurs dominantes, c’est-à-dire les valeurs des classes dominantes). Les valeurs qui sont en crise aujourd’hui sont les valeurs que les classes dominantes ont imposées aux dominés hier dans une configuration différente du capitalisme (c’est pour cela que l’on peut en être porteurs en croyant que ce sont les nôtres, c’est le propre de l’idéologie). La période actuelle en tant que transition dans la composition de nouvelles valeurs adaptées au capitalisme d’aujourd’hui est donc logiquement fertile en questionnement sur le dépérissement des anciennes valeurs (et donc l’objet de toutes les démagogies auxquelles nous assistons dans la propagande). Ce qui se répète à chaque phase du développement (technologique et géographique) du capitalisme. Les seules valeurs que nous ayons à défendre sont celles issues de la valorisation dynamique (c-à-d en discussion permanente, vivante) que nous aurons décidé collectivement dans un processus de repossession de nous-mêmes (annulation de la séparation de l’être et du monde, ou individu/société). Y’a du ...boulot !
    AA

  • « La finalité même du travail, ce n’est pas le salaire »,

    peut-être, mais, comme dirait l’autre, ça y aide beaucoup.