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Les grandes banques privées dopées au LTRO
par Eric Toussaint
Publie le mardi 25 novembre 2014 par Eric Toussaint - Open-PublishingÀ partir de 2012, les banques abreuvées de liquidités ont
acheté massivement des titres de la dette
publique de leur pays (la possession des titres de dette
publique souveraine ne nécessite pas de fonds propres
car ils sont considérés comme ne présentant aucun risque, cela
permet de diminuer le capital en proportion du bilan total de la
banque - ou des actifs totaux, ce qui revient au même |1| ). Prenons l’exemple de l’Espagne.
Les banques espagnoles ont emprunté à la BCE pour
300 milliards d’euros à 3 ans au taux de 1 % dans le cadre du LTRO |2|. Une partie de cette somme leur a permis
d’augmenter leurs achats de titres de la dette émis par les
autorités espagnoles. L’évolution est tout à fait frappante :
fin 2006, les banques espagnoles détenaient des titres publics
de leur pays pour seulement 16 milliards d’euros. En 2010, elles
en détenaient pour 63 milliards. En 2011, elles ont poursuivi
leurs achats, les titres espagnols en leur possession
représentaient alors 94 milliards. Grâce au LTRO, leurs
acquisitions explosent littéralement et le volume qu’elles
détiennent double en quelques mois pour atteindre 184,5
milliards d’euros en juillet 2012 |3| . Il s’agit d’une opération très rentable pour
elles : alors qu’elles ont emprunté à 1 %, elles ont pu acheter
des titres espagnols à 10 ans avec un intérêt qui varie entre
5,5 et 7,6 % au second semestre 2012. Début 2014, les banques
espagnoles empruntaient à 0,25 % et prêtaient ensuite à l’État
espagnol à environ 4 %. En juin 2014, elles empruntaient à 0,15%
et prêtaient à environ 3%. En novembre 2014, elles empruntent à
la BCE à 0,05% et elles prêtent à environ 2,1% à l’Espagne |4|.
Prenons ensuite l’exemple de l’Italie. Entre fin décembre 2011
et mars 2012, les banques italiennes ont emprunté à la BCE pour
255 milliards d’euros dans le cadre du LTRO |5|. Alors que fin 2010, les banques
italiennes détenaient des titres publics de leur pays pour 208,3
milliards d’euros, ce montant passe à 224,1 milliards fin 2011,
quelques jours après le début du LTRO. Ensuite, elles utilisent
massivement les crédits qu’elles reçoivent de la BCE pour
acheter des titres italiens. En septembre 2012, elles en
détenaient pour 341,4 milliards d’euros |6|. Comme dans le cas espagnol, il s’agit d’une
opération très rentable pour elles : elles ont emprunté à 1 %
et, en achetant des titres italiens à 10 ans, elles obtiennent
un intérêt qui varie entre 5 et 6,6 % au second semestre 2012.
En mars 2014, les banques italiennes empruntaient à 0,25 % à la
BCE et prêtaient à l’État italien à 3,4 %. A partir de juin
2014, elles empruntaient à 0,15% et prêtaient à environ 3% à
l’Italie. En novembre 2014, elles empruntent à la BCE à 0,05% et
prêtent à l’Italie à 2,3% |7|.
Le même phénomène s’est produit dans la plupart des pays de la
zone euro. Il y a eu relocalisation d’une partie des actifs des
banques européennes vers leur pays d’origine. Concrètement, on
constate qu’entre 2012 et 2014, la part des dettes publiques
d’un pays donné en possession des institutions financières du
même pays a augmenté très sensiblement. Cette évolution a donc
rassuré les gouvernements de la zone euro, en particulier ceux
d’Espagne et d’Italie, car ils ont constaté qu’ils éprouvaient
moins de difficultés à vendre aux banques les titres publics
qu’ils émettaient. La BCE semblait avoir trouvé la solution. En
prêtant massivement aux banques privées, elle les a sauvées
d’une situation critique et a épargné à certains États de se
lancer dans de nouveaux plans massifs de sauvetage bancaire |8|. L’argent prêté aux banques était en partie
utilisé pour acheter des titres de la dette publique des États
de la zone euro, ce qui a enrayé la hausse des taux d’intérêt
des pays les plus fragiles et a même produit une baisse des taux
pour un certain nombre de pays.
On comprend très bien que, du point de vue des intérêts de la
population des pays concernés, il aurait fallu adopter une
approche tout à fait différente : la BCE aurait dû prêter
directement aux États à moins de 1 % ou encore sans intérêt. Il
aurait également fallu socialiser les banques en les plaçant
sous contrôle citoyen. Au lieu de cela, la BCE a mis sous
perfusion les banques privées en leur ouvrant une ligne de
crédit illimitée à taux d’intérêt très bas. Les banques ont fait
différents usages de la manne de financement public. Comme on
vient de le voir, d’une part, elles ont acheté des titres
souverains de pays qui, comme l’Espagne et l’Italie, ont dû leur
concéder une rémunération élevée (entre 5 et 7,6 % à 10 ans en
2012, entre 3,4 et 4 % au premier trimestre 2014, entre 2,1 et
2,3% en novembre 2014).
D’autre part, elles ont placé une partie du crédit qui leur
était octroyé par la BCE à… la BCE ! Entre 300 et 400 milliards
étaient déposés par les banques au jour le jour auprès de la BCE
à un taux de 0,25 % au début 2012. En février 2014, un peu plus
de 50 milliards d’euros étaient déposés à la BCE au jour le jour
à 0 %. En juin 2014, la BCE a finalement décidé que les banques
qui lui confient chaque jour de l’argent pour le mettre en
sécurité devront payer un taux de 0,10% (quelques mois plus
tard, le taux est passé à 0,20% |9| ),
Officiellement cette mesure vise également à pousser les banques
à prêter aux PME et aux ménages l’argent dont elles disposent
plutôt que de le déposer à la BCE. En réalité, on constate que
cela ne marche pas. Les prêts aux PME et aux ménages stagnent ou
baissent selon les pays.
Pourquoi les banques déposent-elles des liquidités à la BCE ?
Parce que c’est une façon de montrer aux autres banquiers et aux
autres fournisseurs privés de crédit (Money
Market Funds, fonds de pension,
compagnies d’assurances), à leurs créanciers en général, à leurs
actionnaires, aux autorités de contrôle… qu’elles disposent de cash
en permanence afin de faire face à l’explosion des bombes à
retardement qui se trouvent dans leurs comptes. Si elles
n’avaient pas ce cash disponible, les prêteurs potentiels se
détourneraient d’elles ou leur imposeraient des taux très
élevés. Les détenteurs d’actions les revendraient et leur cours
s’écroulerait.
Poursuivant le même objectif de rassurer les prêteurs privés et
les acquéreurs de leurs actions en Bourse,
elles achètent également des titres souverains d’États qui ne
présentent aucun risque à court ou moyen terme : Allemagne,
Pays-Bas, France… Elles en sont tellement friandes que ces États
peuvent se permettre de leur vendre des titres à 2 ans à un taux
de 0 % ou même avec un rendement légèrement négatif (si on
prenait en compte l’inflation,
le rendement réel serait encore plus négatif). Pour emprunter à
10 ans, l’Allemagne versait début 2014 un intérêt de 1,6 % ; en
juillet 2014, il s’élevait à 1,4% ; début août 2014, à 1,2% ;
mi-novembre 2014, à 0,8%. Ce sont des taux historiquement très
bas. Les taux payés par l’Allemagne et les autres pays
considérés comme solides financièrement ont baissé
considérablement grâce à la politique de la BCE et à
l’aggravation de la crise qui touche les pays de la Périphérie.
On a assisté à une fuite de capitaux de la Périphérie européenne
vers le Centre. Les titres allemands sont tellement fiables et
recherchés qu’en cas de nécessité de cash, ils peuvent
être revendus du jour au lendemain sans perte. Les banques les
acquièrent non pas dans la perspective de gagner de l’argent,
mais pour avoir, à la BCE ou sous forme de titres tout à fait
liquides, une quantité d’argent disponible en permanence de
manière à offrir une impression (souvent fausse) de solvabilité
et de capacité à faire face à d’éventuels imprévus. Les banques
font d’importants profits en prêtant à l’Espagne, à l’Italie et
à d’autres pays faibles de l’UE, cela contrebalance des
rendements faibles avec des titres allemands (quoique, si elles
empruntent à 0,05 % et qu’elles prêtent à 0,8 %, elles font
encore un bénéfice non négligeable).
Eric Dor, directeur des études économiques à l’IESEG School of
Management, a montré que les banques européennes sont devenues
tellement friandes de titres de la dette publique des États
européens que ces titres représentent désormais plusieurs fois
leurs fonds propres. A partir des données fournies par l’EBA,
l’autorité européenne de contrôle des banques, il a dressé un
tableau qui indique le degré d’exposition des banques aux titres
souverains. Le ratio utilisé compare le volume des titres de la
dette publique détenu par les banques d’un pays donné et leurs
fonds propres |10|.
- Source des données EBA, calculs IESEG
On peut constater grâce à ce tableau que l’exposition nette des
banques belges aux dettes souveraines s’élève en moyenne à 424%
de leurs fonds propres, de loin le taux le plus élevé de l’Union
européenne. Chypre suit la Belgique, à bonne distance toutefois
(341%), devant l’Allemagne (306%) et l’Italie (304%) |11|.
Attention, si l’on compare le volume des dérivés
et autres produits
structurés qui se trouvent dans le bilan des
banques à leurs fonds propres, on trouvera des ratios encore
plus inquiétants |12|.
Ce sont toujours eux qui constituent le principal danger pour
les banques, danger qu’elles entretiennent.
Il n’en reste pas moins vrai que les achats par les banques de
titres souverains ont augmenté suite à la politique menée par la
BCE via le LTRO.
Alors qu’en 2010-2011, les gouvernements et la BCE mentaient à
l’opinion publique en expliquant que la cause des problèmes des
banques provenait des pays comme la Grèce et d’autres pays
périphériques qui menaçaient d’être incapables de rembourser
leur dette, la politique de la BCE a créé les conditions pour
que les banques achètent encore plus massivement qu’avant des
titres de la dette publique, y compris des pays de la
périphérie. A la prochaine crise, on peut être sûr qu’ils
reprendront leur refrain sur le rôle de la dette publique comme
cause des problèmes des banques et de l’économie en général.
|1|
Ce dispositif est à mettre en relation avec la pondération des
actifs par le risque qu’ils représentent. J’ai expliqué cela
dans http://cadtm.org/Les-banques-bluffe...
publié le 19 juin 2013 ; http://cadtm.org/Banques-bulletin-d...
publié le 23 juillet 2013. Voir également mon livre Bancocratie,
Aden, Bruxelles, chapitres 8 et 9. À
commander.
|2|
Financial Times, « Banks plot early repayment of ECB
crisis loans », 15 novembre 2012, p. 25.
|3|
D’après le quotidien financier espagnol El Economista, http://www.eleconomista.es/espana/noticias/4252377/09/12/La-deuda-del-Estado-en-manos-de-la-banca-se-duplica-en-siete-meses.html
|4|
Voir http://www.bloomberg.com/quote/GSPG10YR:IND
consulté le 18 novembre 2014.
|5|
Financial Times, ibid.
|6|
Voir http://www.bancaditalia.it/statistiche/stat_mon_cred_fin/banc_fin/pimsmc/pimsmc12/sb58_12/en_suppl_58_12.pdf,
tableau 2.1a.
|7|
Voir http://www.bloomberg.com/quote/GBTPGR10:IND
consulté le 18 novembre 2014.
|8|
Cependant, n’oublions pas que les autorités espagnoles et
italiennes ont dû fortement recapitaliser plusieurs banques
importantes en 2012-2014 ; de même pour la Grèce, Chypre, le
Portugal, l’Autriche, les Pays-Bas et l’Irlande.
|9|
Voir Super Mario Draghi 2.0 pour les banquiers
|10|
« Ce matériel statistique permet de calculer l’exposition totale
de chaque système bancaire national aux dettes souveraines, quel
que soit leur pays d’émission. Il est particulièrement
instructif de comparer ces expositions au niveau total de fonds
propres des banques concernées. » in Eric Dor, "Les banques
belges sont championnes d’Europe de l’exposition au risque
souverain", 5 novembre 2014
|11|
Voir la dépêche de l’agence Belga rédigée par Eric Walravens
« Les banques belges championnes d’Europe de l’exposition au
risque souverain », publiée le 5 novembre 2014
|12|
Voir Éric Toussaint, Bancocratie, ADEN, 2014, chapitres
16 et 17.
URL : http://www.cadtm.org
Éric Toussaint, maître de conférences à
l’université de Liège, préside le CADTM Belgique et est membre
du conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres
Bancocratie, Aden, 2014, http://cadtm.org/Bancocratie ;
Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille,
2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie
néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons,
2010.