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Manu Chao : "La culture, c’est la liberté"

Publie le vendredi 13 novembre 2009 par Open-Publishing

de Yinett Polanco et R. A. Hernández

Il y a 17 ans, il a foulé le sol de Cuba pour la première fois à l’occasion de l’expédition Cargo Tour 92, même si le nom de Cuba ne l’avait jamais quitté auparavant, sa vie durant. Il monta alors sur la scène du Théâtre Karl Marx, à la Havane. Et depuis ce jour-là, comme un besoin impératif, Manu Chao, ce musicien franco-espagnol, revient de temps en temps dans l’Île, dans cette île dont, toute son enfance, il a si souvent entendu son père lui parler, son père, Ramón Chao, journaliste et écrivain espagnol.

C’est cette île qui a été le berceau de son « premier héros musical » : Bola de Nieve et la patrie d’un ami toujours présent dans sa maison : Alejo Carpentier(1), et, surtout, l’espace de luttes d’un des plus grands symboles à ses yeux : le Che. C’est précisément pour rendre hommage au leader et guérillero cubano-argentin que Manu Chao est revenu à Cuba cette année pour y donner deux concerts, à la Havane et à Santa Clara(2).

Né à Paris, en 1961, José Manuel Thomas Arthur Chao est un des musiciens progressistes les plus connus dans le monde de langue française et espagnole. Hors des grands circuits médiatiques, ce prolifique et polyglotte auteur-interprète conçoit sa musique de façon critique et engagée au service des causes de son temps, à partir de textes où débordent les préoccupations sociales et accompagnés d’une très vaste combinaison de rythmes issus d’Europe, d’Amérique Latine et d’Afrique. Ses albums les plus célèbres, Clandestino (1998), Próxima Estación Esperanza, (2001), Radio Bemba Sound System, (2002), Sibérie m’était contée, (2004), La radiolina, (2007) et Baionarena, (2009), sont vendus à des millions d’exemplaires.

Pour l’ex-membre du groupe Mano Negra et, depuis plusieurs années, leader de Radio Bemba Sound System, groupe avec lequel il nous a offert un magnifique concert lors de la Tribune Anti-Impérialiste, à La Havane, en 2006, ses groupes les plus connus sont « deux groupes qui marchent avec énergie comme mot étendard ». Débordant d’émotion lorsqu’il chante, que ce soit dans un grand stade ou dans un coin improvisé, mais simple et plutôt timide dans la vie quotidienne, Manu a fait ce voyage en compagnie de La Jiribilla durant deux jours pleins, poursuivant par bribes une conversation où il nous fait part de ses vues sur la musique, de son envie d’étudier la médecine à Cuba, de ses réflexions sur une époque inquiétante et passionnante en même temps, et cette conviction qui ne l’a jamais abandonné au cours de ce voyage “en quête d’un idéal”, où plus que des réponses il nous laisse ses éternelles questions : « Quand ? Quand ? De quel côté va poindre le soleil ? »

 Ces deux concerts auxquels tu as participé, à Cuba, ont été un hommage rendu au Che. A plusieurs reprises, par le passé, tu as déclaré que tu le connaissais depuis ta naissance : au delà du “leader de la gauche mondiale”, que représente le Che, personnellement, pour Manu Chao ?

 C’est une personne qu’on pourrait décrire avec une phrase qui était dans un coffret de Mano Negra, « Entre ce qui est dit et ce qui est fait, la route est toute droite », c’est-à-dire qu’il agissait toujours en accord avec ses convictions et ils ne sont pas nombreux ceux qui lui ressemblent. Je ne l’ai pas connu, mais on a l’impression qu’il plaçait ses actes à la hauteur de ses idées. J’ai lu des récits à son sujet. Il est un symbole extrêmement fort. En Europe, il a toujours été un symbole de la jeunesse, de l’adolescence ; dans les lieux où vivait le rock, le Che était toujours présent, comme un frère de plus. Son influence est mondiale. Lorsque je suis allé en Afrique, travailler au Mali, dans des coins perdus, les gens me parlaient du Che parce qu’ils savaient que j’avais des liens avec l’Amérique Latine et aussitôt ils me parlaient de lui, comme s’ils voulaient me dire : combat pour nous.

 Et lorsque tu arrives à Cuba et que les gens te parlent, non pas du mythe, mais de son côté humain ?

 Ma visite au Mémorial a été extrêmement forte à cause de ça ; ça m’a ému énormément de voir les objets qui lui avaient appartenu, des choses qui te ramènent au quotidien, des détails comme sa montre, la calebasse où il buvait le mate… Lorsque je me suis trouvé devant la plaque derrière laquelle il repose, j’ai ressenti un immense respect, mais devant le côté humain des objets, dans le musée, l’émotion m’a envahi.

 Tu as raconté que, chez toi, vous écoutiez énormément Bola de Nieve et puis sont arrivés les Van Van et Eliades Ochoa… Outre le Che et la musique, quels autres liens as-tu avec Cuba ?

 Les plus forts sont ceux que tu viens d’évoquer. Ce qui m’attache à Cuba depuis mon enfance – et je ne pourrai jamais l’effacer de mon éducation – c’est Bola de Nieve. J’ai 48 ans et dans ma vie il est très important : sa musique a été mon premier professeur ; il a été ma première idole musicale.

 C’est Alejo Carpentier qui a offert à ton père, Ramón, la première paire de maracas que tu aies possédée…

 Il y a un détail de cette anecdote qui concerne Alejo Carpentier à mon propos et que mon père m’a rapportée il y des années, mais je ne m’en souviens pas bien ; Carpentier avait dit à mon père quelque chose comme quoi son fils serait musicien plus tard et mon père en avait informé la famille.

 Comment qualifierais-tu l’image de Cuba qu’on a en Europe ?

 Il y a plusieurs niveaux : le public qui assiste à nos concerts en a une image positive ; le problème ce sont les médias ; leur façon de vouloir décrire Cuba est une horreur ; ce n’est pas de l’information, ce n’est pas du journalisme, c’est de la pure propagande anti-cubaine et tu sais bien comment sont les grands médias néolibéraux : à force de pilonner il finissent par réduire ton cerveau en bouillie ; ils n’arrêtent pas de répéter que Cuba est une dictature et ils ne parlent de l’île que pour en dire du mal et ils ne parlent jamais de ses réussites qui existent, qui sont l’éducation, la santé, qui sautent aux yeux, mais là-dessus, motus et bouche cousue.

Alors le travail de chaque jour c’est de démonter cette propagande. C’est pour ça que lors de chaque interview que l’on me demande, en Europe, ou bien la question vient automatiquement ou bien je la provoque parce que ce n’est pas juste ; ça me met dans une colère terrible de voir comment les grands médias rabâchent que le diable, en Amérique Latine, c’est Cuba.

Toute personne qui a voyagé à Cuba et dans d’autres pays de la région sait tout ça parfaitement. Je l’ai déjà dit l’autre jour, l’enfer je ne l’ai pas vu à Cuba, mais je l’ai vu dans d’autres pays ; j’ai vu des choses beaucoup plus dures, violentes, inacceptables. Le combat, en Europe, c’est ça : rééquilibrer l’information. De toutes façons, il y a plein de gens qui font passer une autre information sur Cuba, mais le problème ce sont les médias.

 Sur le Vieux Continent, comment est reçue la culture cubaine ?

- Les musiciens cubains ont été des ambassadeurs extraordinaires. A part les gens qui connaissent plus ou moins Cuba et qui cherchent toujours des moyens pour s’informer, beaucoup de gens ont été sensibilisés à la culture cubaine grâce au film Buena Vista Social Club qui a eu un succès populaire très grand, dans toute l’Europe, même dans les plus petites bourgades. Plus que le film, la musique a été très écoutée. Tu vas dans n’importe quel village perdu, en France, et tu chantes un des thèmes de la musique du film et le public le chante avec toi ; ça fait presque partie du folklore de là-bas. Cette musique a touché l’âme de gens de toutes les catégories sociales, de tout âge. A partir de là, beaucoup de gens ont commencé à s’intéresser, à connaître d’autres ensembles.

 Quels sont tes rapports avec les Cubains quand tu débarques dans l’île ?

 C’est magnifique la réaction des gens, que ce soit à La Havane ou au El Mejunje, où ça a été vraiment émouvant et je n’ai qu’une envie, revenir le plus vite possible avec tout mon groupe parce que les rumbitas, nous les jouons bien et j’espère que les gens aimeront. Mais j’ai envie de revenir avec tout mon groupe faire un show de trois heures, faire une tournée à La Havane et dans d’autres villes de Cuba. J’ai été très ému de rencontrer des jeunes, lors des essais de son, et qui m’ont dit avoir fait cent kilomètres pour assister au concert. La vérité c’est que l’accueil du public a été formidable et j’ai envie de revenir avec le groupe au complet pour une tournée plus importante.

 Après avoir vécu dans divers pays d’Amérique Latine, as-tu pensé t’installer pour un certain temps à Cuba ?

 Je me pose cette question chaque fois que je viens ici. Outre la musique, une des choses que j’aimerais faire c’est étudier la médecine et quel meilleur endroit au monde que Cuba pour faire ça ? Toute cette semaine je me suis posé cette question comme choix de vie. Je veux apprendre à soigner les gens et je cherche des professeurs dans divers pays ; j’ai encore besoin d’un peu de temps, mais un jour je vais prendre cette décision. Toute cette semaine j’ai réfléchi à cette question : pour trouver ces professeurs, quel meilleur endroit au monde que Cuba où, en outre, je peux trouver les meilleurs professeurs de musique ; tout Cubain est un professeur de musique.

 Imagine un peu que dans quelques années, quelqu’un entre dans ton cabinet de médecin et te dise : Voyez-vous docteur, à la maison, j’ai tous vos disques !

 Je crois que je n’exercerai jamais dans un cabinet médical. Je continuerai à aller de par le monde et là où je me trouverai je soignerai les gens. Mais je ne me vois pas dans un cabinet ; je m’imagine sur la route, avec ma guitare et avec un savoir de guérisseur. Quel plus grand cadeau peut-on faire à une personne que celui de la guérir d’un mal ? C’est passionnant. Peu à peu j’apprends des choses, je sais soulager certaines souffrances, mais la route est encore très longue.

C’est ça qui me manque à Cuba ; chaque fois, je viens ici pour donner des concerts, pour rester huit jours, mais j’aimerais rester plus longtemps, disons six mois, pour mieux comprendre ce pays, plus profondément, mais j’ai encore le temps de réaliser ce rêve.

 Tu as fait ce voyage en compagnie de Jacek Wozniak, un peintre avec qui tu as travaillé longtemps, ce qui veut dire que non seulement l’hommage au Che se fait au moyen de concerts, mais aussi à travers les arts plastiques.

 Au début, lorsque Jorge, mon agent, m’a parlé de venir ici ces jours-ci, il ne nous parlait pas de concerts. Moi, j’étais avec Wozniak et la première chose qui nous est venue à l’esprit ça a été : nous y allons et nous faisons une peinture, parce que nous avons une expo ensemble. Wozniak vient très souvent peindre chez moi parce que j’habite dans un atelier très spacieux et le premier travail que nous avons fait à deux c’est le livre Sibérie m’était contée.

À cette époque j’avais beaucoup de textes laissés de côté depuis des années, des écrits de jeunesse en français, qui, pour moi, étaient des chansons ratées. Un jour il est arrivé à l’atelier, il a commencé à lire tout ça et il m’a demandé s’il pouvait emporter le tout chez lui et il est revenu une semaine plus tard avec une illustration pour chaque texte. Alors tous ces textes qui, je croyais, ne fonctionnaient pas, tout à coup, avec ces dessins, il m’a semblé qu’ils fonctionnaient et nous avons décidé de faire ce livre où il a peint sur mes textes et nous avons appris un métier, parce que cela nous a coûté une année de travail au cours de laquelle nous avons appris à faire un livre. C’est nous qui avons tout fait : écrire, peindre, faire la maquette, chercher le papier, trouver l’imprimeur ; ce fut une belle année.

Par la suite il a continué à venir peindre chez moi et, un jour, il m’a planté un couteau dans le cœur, le jour où il m’a dit : « Maintenant c’est à toi d’écrire sur mes peintures ». J’ai dit NON durant des mois parce que c’est pas du tout pareil de travailler en photoshop où, si c’est mauvais, tu effaces et ni vu ni connu, que d’écrire sur une toile où tu ne peux pas effacer. Moi, je n’ai aucune technique ; mais il a tellement insisté qu’un jour je me suis lancé et j’ai tagué une de ses toiles et c’est là que notre expo a démarré, notre expo qui s’appelle Manwoz, Manu y Wozniak, et qui a été montrée dans des bibliothèques, dans des lieux ouverts, accessibles au public le plus large ; j’espère qu’un jour nous pourrons la faire venir ici ; ça serait un rêve.

 Ce qui te caractérise le mieux c’est l’énergie que tu déploies quand tu es sur scène…

 Quand j’étais ado, j’étais plus en retrait ; les fêtes, c’étaient les copains qui les montaient ; moi, je n’ai jamais aimé être au centre de l’attention ; j’étais toujours dans le coin le moins éclairé et j’observais et je pensais : s’il vous plaît, oubliez-moi. Aujourd’hui, j’arrive quelque part et tout le monde me regarde ; je m’y suis habitué, mais ce n’est pas dans ma nature. Avant chaque concert, j’ai le trac, quel que soit le lieu, je l’ai toujours eu, en ce moment même je ne suis pas à l’aise, je me sens nerveux, inquiet. Je donnerais tout l’or du monde pour tout changer et que le projet, pour cette soirée, ce soit d’aller au bord de la rivière, pêcher ; mais, ensuite, le show commence et une seconde après être monté sur scène, je me sens heureux et, après le show, super heureux.

Tout ce que le show a de bon, je le paye avant ; tout se paye dans la vie. J’essaye d’avoir recours à des techniques pour l’accepter, pour me sentir bien, pour accumuler des forces ; ça me coûte d’être sociable une heure avant le concert ; je me répète sans arrêt : « la honte, c’est pas mortel ». Beaucoup de gens, quand ils me voient dans la rue, apparemment serein, avant le concert, et qu’ils me voient ensuite, sur scène, ne me reconnaissent pas ; ils disent : mais c’est pas lui, c’est pas la même personne ; si, c’est la même personne, mais à des moments différents. Le premier pas que je fais sur scène se transforme en adrénaline. Ma théorie c’est que toute cette énergie que je déploie sur scène elle me vient de la peur que j’ai à y monter.

 Composer des chansons, est-ce ta façon à toi de « décharger » ta « rage » quand tu vois quelque chose qui ne te plaît pas ?

 Mes chansons sont toujours ma petite thérapie personnelle. Tu écris davantage quand tu vois des choses qui ne sont pas de ton goût ; je ne sais pas si c’est de l’égoïsme, mais lorsque je vis un moment heureux je n’ai pas envie d’écrire, je vis ce moment-là et c’est tout. Quand quelque chose me rend malheureux ou me donne de la rage, si ça a un rapport avec comment fonctionne notre monde, j’ai besoin de l’écrire, de le faire sortir de moi ; ça a été ma bouée de sauvetage depuis toujours.

 Est-ce que tu écris aussi quand quelque chose t’émeut ?

 Oui, mais davantage quand je suis ému par quelque chose qui pourrait être mieux ; j’écris davantage face à une injustice que lorsque c’est l’amour qui m’émeut, par exemple. J’ai fait des chansons d’amour, mais ce sont des chansons sur un amour qui finit, « La despedida » est une chanson sur un amour qui se meurt. J’ai écrit cette chanson pour me guérir de la rupture avec cette fille. Quand nous nous trouvions, tous les deux, unis et heureux, aucune chanson ne me venait à l’esprit. C’est bien aussi que la chanson te vienne à cause de la joie ; ils y a des artistes qui travaillent la joie, qui l’expriment ; nous aussi nous le faisons d’une certaine façon, pas dans les paroles, mais dans la musique. Les paroles sont plus tristes et nous mélangeons les deux ; c’est de là que vient “malegria”, ces paroles un peu tristes qui sont dans mes chansons et la joie de la musique dans laquelle nous les enveloppons.

 Il est prévu de lancer, en novembre, le CD/DVD, en live : Baioanera. Quels sont tes projets pour ce lancement ?

 Nous, nous planifions toujours à court terme. Cette année, nous savons que nous irons en Argentine et au Chili, en novembre. On vient de sortir en live le CD d’un concert que nous avons fait en France, à Bayonne. Le groupe est en pleine forme ; nous venons de terminer une tournée, en France, qui a duré un mois, tout le mois de septembre ; ça a été full power ; un public extraordinaire ; avec le groupe nous avons chanté comme un seul homme ; il y a beaucoup d’amitié entre nous et beaucoup d’années vécues ensemble, alors le groupe est très soudé ; je suis très heureux.

 Tu as constitué plusieurs groupes de musiciens ; les plus connus ont été Mano Negra, ensuite Radio Bemba et maintenant Radio Bemba Sound System. Quels en sont les points communs et les différences ?

 La différence ce sont les diverses personnes qui ont intégré ces groupes. Le point commun c’est l’énergie. Ce sont des groupes de scène qui fonctionnent avec l’énergie comme mot de base.

 Tes musiciens…

 Ils sont ma famille ; nous avons des liens, entre nous, extraordinaires, fondés sur la confiance. Chacun connaît parfaitement ce qu’il sait faire et a une énorme confiance en l’autre ; nous sommes unis comme les doigts de la main ; c’est une chance immense ; mais ce n’est pas seulement une question de chance parce que nous avons « travaillé » ce groupe ; ce sont des années de travail ; ce n’est pas un groupe qui s’est constitué comme ça, un beau jour ; on l’a perfectionné, poli, des années durant. Ce n’est pas pour rien qu’il a été constitué avec les meilleurs musiciens qui existaient dans le monde de la musique à une certaine époque. D’abord l’amitié, et ensuite le savoir musical ; ou bien cet ami l’a déjà acquis ou bien nous lui donnons la possibilité de l’acquérir avec nous. Radio Bemba est un groupe qui se produit ça et là, mais, moi, je considère que c’est et que ça a été, pour beaucoup, une école de musique. C’est ma fierté ; il y en a qui ont passé deux ou trois ans avec nous et qui ensuite, avec ce qu’ils ont appris avec nous, sont allés constituer leur propre groupe et je suis fier de ça.

 Pour les concerts que tu vas faire ici, tu es accompagné par des musiciens nouveaux, qui viennent du groupe espagnol Festicultores.

 Nous n’avions jamais joué ensemble. Je les avais vu jouer dans des festivals, par ci par là ; quand je suis venu jouer, je savais qu’il n’y aurait aucun problème musical ; nous avons pleinement confiance les uns envers les autres ; je suis enchanté quand ça se passe comme ça ; quand les choses coulent naturellement, c’est que c’est propre, c’est sain ; l’énergie est limpide.

 Tes projets de disques…

 Il y en a deux qui sont terminés et qui sont déjà sortis, un qui a été enregistré avec une radio associative d’Argentine, La Colifata, qui émet à partir d’un hôpital psychiatrique et qui est gérée par les patients de cet hôpital. Ce disque-là n’est sorti que sur Internet, sur un site qui s’appelle vivalacolifata.org et les gens peuvent télécharger ce qui s’y trouve gratuitement ; c’est le souhait des colifatiens. Je suis allé aussi au Mali, où j’avais produit le disque d’un couple de deux artistes qui sont mari et femme dans la vie ; ils sont aveugles. J’ai fait leur disque il y a quatre ans et, maintenant, le quartier où ils habitent, c’est comme si c’était ma maison. Je viens de produire le disque de leur fils ; il s’appelle Sam ; son groupe s’appelle SMOD. Son disque va sortir prochainement. J’ai des milliers de chansons déjà écrites, écrites sur la route, et il va falloir que je trouve un endroit où les enregistrer, mais pour le moment je suis toujours parti.

Pour ce voyage-ci à Cuba, nous ne sommes venus que Madjid et moi et nous jouons les chansons de bistrot et les rumbitas que nous jouons d’habitude quand nous sommes seuls. Nous avons un groupe que nous appelons Les Musicaires, les assassins de rumba ; ce qu’il y a de plus mauvais dans la rumba, c’est nous et c’est le genre de thèmes que nous aimerions enregistrer prochainement.

 Est-il vrai que quand tu es en voyage tu enregistres les sons qui t’impressionnent pour les mélanger ensuite avec ta musique ?

 Je l’ai beaucoup fait, surtout durant tout ce temps de gestation de Clandestinos, durant toutes ces années de voyages à travers l’Amérique Latine, sans trop savoir où j’allais ; je ne savais pas bien ce que j’allais faire de ma vie ; sincèrement, je ne pensais pas enregistrer un second disque, alors j’enregistrais des sons pour moi, pour pouvoir les écouter et pour y mêler une petite voix, une guitare ; c’était davantage une thérapie personnelle qu’un travail destiné aux oreilles des gens. Durant des années j’ai enregistré ainsi des sons, des ambiances sonores, et je le fais encore parce que c’est toujours passionnant d’enregistrer une chanson de cette façon-là, parce que quand tu la situes dans une ambiance, elle prend beaucoup de présence, de corps.

 Durant toute une époque tu as fait du cinéma de façon stable.

 Ça me plaît beaucoup de filmer et de produire. C’est comme la musique, c’est une passion très tyrannique parce que ça te prend 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. C’est un peu obsessionnel, comme lorsque tu es en train d’enregistrer un disque. Ca me passionne, mais je m’en suis un peu éloigné parce qu’à un moment donné, je me suis rendu compte que je ne touchais plus ma guitare, alors je suis revenu à ce qui est vraiment mon domaine. Cependant, ça m’enchante de le faire ; j’ai un tas de scénarios déjà écrits ; j’aime filmer avec la camera et ensuite monter le film. Aujourd’hui c’est facile si on compare avec ce qu’il était possible de faire il y a quelques années ; aujourd’hui, avec un petit appareil que tu peux transporter dans ton sac à dos tu peux tout faire. Avec ce que j’ai dans mon sac je peux enregistrer un film, faire mon prochain disque, tout faire, et ça te donne une très grande liberté. Mon problème c’est que les jours sont trop courts. Alors je me partage ente la musique et l’image, mais, ces derniers temps, je me consacre davantage à la musique.

 Qu’a apporté à ta musique cet autre regard d’homme de cinéma, d’homme intéressé aussi par les arts plastiques ?

 Ça apporte toujours beaucoup. Beaucoup de mes chansons sont nées parce que je produisais des images, parce que dans ces images il y avait des ambiances sonores ; parfois il y a des images de moi et de Madjid en train de chanter à 6 heures du matin ; ça te donne une idée pour une chanson ; tu ajoutes une guitare, tu le réenregistres et ça donne naissance à un thème. Beaucoup de mes chansons sont venues parce que j’étais en train de faire un film ; je crois que tout marche ensemble quel que soit l’art dans lequel tu travailles et plutôt que d’art je parlerais de passion ; ça nourrit tous les autres, c’est pas quelque chose d’hermétique.

 Quelle est ta conception de la culture ?

 Pour moi, la culture c’est d’abord la connaissance de celle qui existe déjà et ensuite la liberté. Je crois qu’il est bon de s’imprégner de la culture qui existe autour de soi, quel que soit le pays où on se trouve, pour la comprendre et pour la vivre d’une certaine façon. Ensuite vient la liberté ; je crois que la culture c’est la liberté ; la création c’est la liberté. Il ne faut pas penser : on ne fait pas ça de cette façon, ou bien : une cumbia, une rumba ou un reggae, ça se joue comme ci et pas comme ça ; il faut briser les moules ; un poil d’irrévérence, c’est toujours bien.

 Que représente pour Manu Chao l’irrévérence ? Pense-t-il qu’un peu d’irrévérence ça ferait du bien ou du mal au monde ?

 C’est un art difficile. De l’irrévérence, mais toujours avec un certain respect. Dans le monde de la culture, dans beaucoup d’endroits où je me produis, ça ne ferait pas de mal un peu d’irrévérence ; beaucoup de gens travaillent avec des moules préétablis et les artistes qui me passionnent, moi, et qui m’apportent de la fraîcheur, sont toujours un peu irrévérencieux. C’est bien d’entendre ou de voir ce que tu ne t’attends pas à entendre ou à voir. C’est très bien d’assimiler ce qui est en train de se faire autour de toi, ça me paraît être la base « éducative », mais, ensuite, il faut transgresser un peu.

 Il y a trois ans, au cours du concert que tu as donné à la Tribune Anti Impérialiste, tu avais déclaré : « Georges Bush est l’homme le plus dangereux du monde pour notre futur à tous et pour celui de nos enfants ! ». Aujourd’hui, Bush n’est plus à la Maison Blanche ; comment crois-tu que le monde pourra continuer à changer ?

 Le fait que Bush ne soit plus là, quoi qu’il arrive, c’est déjà un fait positif, parce qu’il est difficile que ce soit pire. Tous les équilibres mondiaux sont en train de bouger très vite ; c’est une époque inquiétante et en même temps formidable ; nous ne sommes sûrs de rien ; le monde de demain est en train de se dessiner aujourd’hui. Nous voyons des changements très rapides dans le monde économique, technologique. Malheureusement ce qui ne change pas rapidement c’est le monde des rapports humains, mais de plus en plus de gens se rendent compte que le système capitaliste – qui finalement gouverne le monde entier – touche à sa fin ou bien il va nous conduire tous au suicide collectif. Aujourd’hui, ils sont beaucoup plus nombreux ceux qui ont conscience que si le monde capitaliste continue sur la même voie c’en est fini de la planète Terre, alors ils sont de plus en plus nombreux ceux qui essayent de changer leur quotidien et de vivre d’une façon plus en accord avec les lois de la nature et l’espoir est de ce côté-là.

 Après avoir parcouru bien des pays d’Amérique Latine, quel jugement portes-tu sur les changements que connaît ce continent ?

 Si nous comparons l’Amérique Latine avec l’Europe, qui devient de plus en plus réactionnaire, ce qui se passe en Amérique Latine, en termes généraux, est assez positif ; il y a encore beaucoup de progrès à faire, mais la situation était terriblement angoissante et on ne va pas tout réparer en cinq ou six ans ; c’est un processus de 15 ou 20 ans, mais qui est en route, chaque pays à sa façon, mais de toute évidence, en Amérique Latine, il y a un laboratoire extrêmement encourageant pour chercher une société plus juste, ce qui n’existe pas en Europe à ce jour.

 Fais-tu encore confiance au futur ?

 Le futur connaîtra de grandes crises ; un ciel d’orage menace le futur à court terme. Ça sera difficile parce que des changements nécessaires auront lieu ; l’hégémonie des USA va prendre fin, l’essor de la Chine est imparable ; de nouveaux équilibres mondiaux sont en train de naître. C’est très difficile de prévoir ce qui va se passer parce que nous sommes dans une période de changement extrêmement profond ; mais à long terme, le rêve, et le combat quotidien, c’est voir le soleil se lever.

*Journalistes de La Jiribilla, revue culturelle cubaineNotes

(1) Alejo Carpentier, un des grands écrivains cubains du XXº siècle, qui a accompagné la Révolution de 1959 et qui, outre son œuvre littéraire, nous a laissé une œuvre de musicologue. Il a probablement fréquenté la famille de Manu Chao à Paris quand il fut ambassadeur de Cuba en France.

(2) Santa Clara, ville de Cuba où se trouve le mausolée où reposent les restes de Che Guevara.

Source : Surysur
trad site http://www.michelcollon.info/index.php?option=com_content&view=article&id=2366