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Médiocrité, sensationnalisme et hystérie

Publie le dimanche 12 février 2006 par Open-Publishing

Stéréotype raciste et coup médiatique d’un journal en déclin : cette affaire - montée de toutes pièces - n’est pas la meilleure occasion pour affirmer les principes de la liberté d’expression.

Professeur à l’Université de Liège

Directeur de l’ouvrage collectif « Médias et censure » (Editions de l’ULg, 2003)

L’affaire des caricatures danoises, qui prend aujourd’hui des proportions à la fois impressionnantes et dérisoires, fait l’objet d’opinions contrastées, opposées le plus souvent bloc à bloc, comme deux dogmatismes l’un contre l’autre : hystérie pseudo-laïque contre hystérie intégriste. D’une certaine manière, il y a trop d’opinions qui se font entendre et pas assez de pensée. D’un côté, l’on voit monter au créneau les professionnels de l’indignation médiatique, au nom de la démocratie, de la liberté d’expression et de représentation. Et l’on voit, de l’autre, s’envenimer, dans les pays arabes, une opinion dont on peut craindre qu’elle soit largement instrumentalisée, au nom du droit au respect des valeurs, des croyances et de la foi. Il est préférable, dans cette affaire qui relève de la construction médiatique plus que d’un supposé « choc des civilisations », de sortir de cette querelle d’opinions et de nuancer l’analyse.

Car les choses sont plus complexes et contradictoires qu’il n’y paraît. De quoi s’agit-il en effet ? D’un côté, quel est celui qui pourrait contester qu’il soit impérieux de rappeler les principes de la liberté d’expression et de représentation qui sont au fondement de nos démocraties occidentales ? Faut-il pour autant, dans cette affaire, faire porter le chapeau uniquement aux fondamentalistes et aux manifestants qui, dans les pays arabes, réagissent avec virulence et semblent contester cette liberté même ? L’important est sans doute d’abord de s’interroger sur la question de savoir si cette affaire est la meilleure occasion, la plus digne qui se présente, pour soulever ces questions. Cette affaire n’est pas un bon objet. Elle est montée de toutes pièces. Les caricatures incriminées sont en droit défendables, elles sont en fait discutables. Aucune actualité particulière ne les justifiait. De plus, à représenter Mahomet sous un turban en forme de bombe, ce n’est pas d’un blasphème qu’il s’agit, en vérité, mais d’un stéréotype raciste (tout musulman serait, par nature et par foi, un terroriste en puissance).

La suite de l’affaire n’est pas plus reluisante, qui voit un journal français en déclin faire un coup médiatique à peu de frais en republiant ces caricatures, par une surenchère dans le sensationnel maquillée en combat pour la liberté d’expression. Avant de se faire les hérauts de la liberté et de la critique, les journalistes de « France Soir » feraient bien de s’interroger sur les mécanismes redoutables qu’ils enclenchent au seul profit de leur propre publicité. La rédaction de « Charlie Hebdo », qui vient de leur emboîter le pas, ferait bien également de s’alerter sur les glissements progressifs par lesquels un journal joyeusement contestataire s’est transformé en porte-parole d’une gauche si bien-pensante qu’elle n’a plus guère, avec la droite conservatrice qu’elle pourfendait naguère, que des désaccords tactiques. D’un autre côté, et c’est là aussi que les choses se compliquent, si l’on condamne ces caricatures au seul nom du droit au respect des valeurs d’une autre confession religieuse ou d’une autre conception des rapports entre Etat et Religion, on voit le danger, qui est que nos intégristes (qui ne manquent pas de se rappeler à nous : songeons par exemple à « La Dernière tentation du Christ » de Scorsese) en appellent à leur tour au « respect » de leurs valeurs. Interdiction, désormais, de caricaturer le pape, la vierge Marie ou le petit Jésus... Rien ne serait plus logique et l’on voit cependant à quelles aberrations cela mènerait.

Les politiques, en Belgique en tout cas, bougent peu. On comprend leur silence embarrassé : ou bien ils condamnent ces caricatures au nom du respect des croyances et, dans ce cas, ils se mettent en congé des valeurs fondatrices de la démocratie et donnent dans cette sorte d’individualisme collectif qu’est la pensée communautariste ; ou bien, ils rappellent le droit au blasphème, mis en péril dans plusieurs pays européens, au risque, dans cet autre cas, de prêter le flanc au soupçon de racisme ou de xénophobie. Il faut donc sortir du cadre, comme on dit, et opposer l’exercice d’un vrai sens critique aux intellectuels de marché trop empressés à brandir les bannières de la défense de l’Occident. Aux politiques peut-être d’enfin prendre la parole, de ramener cette affaire à sa juste proportion, de tourner leur réflexion critique en direction d’un journalisme complaisant et sensationnaliste, de condamner les relents xénophobes qui aujourd’hui entourent tout ce qui touche à l’Islam et au monde arabe en général et d’affirmer aussi contre les intégristes de tous bords (nous avons les nôtres) que l’exigence des démocrates est, en prêchant d’exemple, de contester toute pensée dogmatique (qu’elle soit religieuse, politique ou encore économique).

Il est frappant de constater que ce qui se trouve largement tenu en dehors du débat, dans toute cette affaire, c’est le rôle qu’y jouent les médias. Je ne veux pas seulement parler du journal danois qui le premier a publié ces caricatures, ni du grand journal français déclinant qui a cru trouver, en les republiant, de quoi abriter, derrière une déclaration de principe en faveur de la liberté de la représentation, un coup de publicité sensationnaliste. Je veux parler ici du fait que les commentaires, les reportages, les forums en cascade dont cette affaire fait l’objet alimentent en boucle, comme dans le dossier des « banlieues », l’hystérie collective et les malentendus réciproques. Et je veux parler aussi de l’intervention massive des intellectuels-pour-les médias, répondant présents à toute sollicitation dont ils sont la cible : sans recul, sans compétence particulière dans ce dossier, sans autre légitimité que le crédit et l’hospitalité que leur accorde généreusement la sphère médiatique, et qui ont besoin à tout bout de champ d’intervenir dans cette sphère pour entretenir l’illusion d’exister dans le champ proprement intellectuel. Au risque, en l’occurrence, d’ajouter aux malentendus réciproques et aux raideurs dogmatiques des deux bords. La liberté d’expression est trop précieuse pour que la défense en soit laissée aux « nouveaux philosophes » d’hier ou aux « nouveaux réactionnaires » d’aujourd’hui.

Le droit à la caricature, au blasphème est inaliénable. Pour autant, les caricatures incriminées sont sujettes à caution : non parce qu’elles représentent Mahomet au mépris des interdits de l’Islam, mais parce qu’elles en font le support d’une généralisation abusive. Se précipiter, au nom de la démocratie, au secours de caricaturistes médiocres maniant les pires préjugés, cela ne paraît pas, en tout cas, favorable au maintien et au rayonnement de la démocratie même.
Pascal DURAND

http://www.lalibre.be/article.phtml?id=11&subid=118&art_id=268207

© La Libre Belgique 2006