Accueil > Nafa Kalaf Kadban, 51 ans, torturé à mort en Irak
Nafa Kalaf Kadban, 51 ans, torturé à mort en Irak
Publie le dimanche 23 mai 2004 par Open-PublishingNafa Kalaf Kadban était membre du parti Baath, l’organisation politique qui dirigeait l’Irak. Il n’y avait même pas une fonction élevée. Des collabos irakiens l’auraient dénoncé aux Américains en tant qu’organisateur de la résistance à Ramadi. La famille nie qu’il ait été dans la résistance.
Je suis auprès de sa veuve et de ses enfants. Nous sommes le dimanche 3 août. La famille est en deuil depuis trois jours. Ces gens ont très peur. D’abord, ils ne veulent pas me parler, par crainte des représailles. J’essaie de les convaincre. Sa mort ne peut être passée sous silence, dis-je, cette histoire peut contribuer à la résistance contre l’occupation. Ensuite, un membre de la famille est disposé à témoigner, anonymement.
Des heures durant suspendu à un câble
Le parent raconte : « Le 1er juillet, entre cinq et six heures du matin, des soldats américains ont cerné notre maison. Ils venaient pour emmener Nafa Kalaf Kadban. Un soldat a dit : « Ce n’est que pour trois jours, après quoi, nous le libérerons. » Nafa a dit à sa famille : « Ne vous inquiétez pas, je reviendrai, je n’ai rien fait de mal. »
Au cours des jours suivants, nous avons appris que la plupart des Irakiens capturés étaient emmenés à Bagdadi, à environ 70 km de Ramadi. Nous avons attendu dix jours, puis sommes allés à Bagdadi en quête de nouvelles. A la base américaine, on nous a dit que Nafa n’y était pas.Une semaine plus tard, nous y sommes retournés. Les Américains nous ont encore dit qu’il n’était pas là.
Nous avons alors rencontré un ami qui avait été détenu à Bagdadi mais qui avait ensuite été relâché. Il nous a dit que Nafa, lui aussi, avait été incarcéré dans cette base. Il nous a fait ce récit effrayant : « Chaque jour, Nafa devait se tenir debout menotté, durant six heures. C’était pénible car, un peu plus tôt, il avait été opéré à la jambe. Un jour, il s’est écroulé, mais les Américains n’ont pas voulu le croire. Ils l’ont traité de comédien et de menteur. Ils l’ont battu, puis l’ont suspendu à un câble par ses mains menottées et lui ont couvert la tête d’un sac de plastique. Au bout de trois heures, ils ont coupé le câble et il est retombé lourdement sur la nuque. Sa tête saignait. Il gisait tout près de moi sur le sol. Il n’a pas réagi lorsque j’ai tenté de lui parler. Les soldats m’ont tabassé en me disant que je ne pouvais pas lui adresser la parole. Ensuite, ils m’ont lié les mains et m’ont également mis un sac de plastique sur la tête. J’ai dû rester debout comme ça pendant huit heures. Ils ne cessaient de me porter des coups sur tout le corps. Je n’avais rien à manger. Nafa est resté un temps inconscient. Une femme de l’armée a fini par dire que c’était peut-être grave et qu’ils devaient l’emmener à l’hôpital. »
D’un endroit à l’autre
Le parent poursuit : « Quand nous avons appris cela,nous sommes retournés une fois de plus à la base américaine de Bagdadi. Nous avons pu parler à un interprète irakien. Celui-ci nous a fait attendre. Quelques heures plus tard,il est revenu et nous a rendu les possessions de Nafa : sa montre, un peu d’argent, son portefeuille, ses vêtements, sa carte d’identité. L’interprète a ajouté que Nafa avait été transféré à l’hôpital Balad.
Nous nous sommes rendus à cet hôpital, mais là ils nous ont dit que l’armée américaine n’y avait transféré que deux personnes : un homme décédé qui avait déjà été emmené par sa famille et un homme qui était dans le coma mais qui, entre-temps, avait été transféré à l’hôpital Kadyma de Bagdad. Ils ignoraient leurs noms, ces personnes avaient été amenées sans la moindre donnée à leur sujet.
Je suis allé à Bagdad, à l’hôpital Kadyma. J’ai retrouvé cet homme, mais ce n’était pas Nafa. L’homme étendu ne pouvait plus remuer les jambes. J’ai demandé à un médecin : « Comment cela se fait-il ? Il a été torturé ? » Le docteur a répondu que l’homme était membre du parti Baath et il m’a prévenu : « Ne prononcez pas le mot torture ici. Ce n’est pas sans danger. »
A bout de ressources, nous nous sommes adressés au nouveau maire de Ramadi, qui nous a répondu : « Pour des explications sur les membres arrêtés du parti Baath, ce n’est pas à moi que vous devez vous adresser. »
Nous nous sommes alors rendus dans un poste militaire américain, à Ramadi. Un officier nous a dit qu’il allait nous aider. Grâce à lui, nous avons été mis en présence d’un officier supérieur. Nous lui avons expliqué de quoi il retournait, mais il nous a fait taire tout de suite en disant : « Si vous ouvrez encore la bouche, je vous fais arrêter. Nous avions des renseignements sur lui et nous l’avons fait arrêter car nous arrêtons tous les Irakiens qui entreprennent quelque chose contre nous. » Le lendemain, nous avons vu un autre officier irakien qui nous a dit que Nafa était à l’hôpital Balad et en bonne santé et qu’il nous reviendrait un de ces jours. Nous étions très heureux et nous avons attendu quelques jours de plus. Lorsque nous n’avons plus rien appris, nous sommes retournés à l’hôpital Balad. On nous a dit qu’il n’y était plus. Finalement, l’interprète de l’administration de l’Etat à Ramadi, auprès de qui nous venions presque chaque jour pour des informations, nous a avoué que Nafa était décédé le 14 juillet et que nous devions nous rendre à l’hôpital Balad. »
Les mains encore liées
Le parent : « Le 29 juillet, nous sommes donc retournés à l’hôpital de Balad. Nous avons demandé si nous pouvions regarder dans les frigos de la morgue. Ils ont dit : « Au frigo, il n’y a qu’un homme que les Américains nous ont amené. Il a environ 50 ans. »Le frigo contenait un sac mortuaire. Quand nous l’avons ouvert, une puanteur insupportable s’en est dégagée. Nous avons reconnu le visage de Nafa Kalaf Kadban. Son corps était tout gonflé et ses mains étaient encore liées. Un tube respirateur lui sortait de la bouche. Son corps était plein de trous, et tout couvert de sang. Nous sommes restés sans voix quelques minutes. Le frère de Nafa est devenu hystérique et ne cessait de hurler : « Qui l’a battu ? Qui l’a battu ? » Après cela, nous avons eu toutes les peines du monde à obtenir un formulaire de décès. L’acte ne mentionne que « une blessure traumatique à la nuque ». Nous n’avons pu poser aucune question, ni faire aucune photo.
Conclusion de tout ce calvaire : Nafa a vraisemblablement été transféré dans un hôpital sous contrôle américain et il y est décédé. Ils n’ont même pas pris la peine de lui ôter le tube respirateur de la bouche, de lui détacher les mains et de mettre le corps dans un cerceuil. Le corps a été littéralement largué à l’hôpital Balad, sans la moindre donnée identitaire. L’armée américaine n’a guère de respect pour les vivants et elle n’en a pas plus pour les morts, me disais-je sur le chemin du retour vers Bagdad.