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Ni vaincus ni vainqueurs...

Publie le dimanche 12 décembre 2004 par Open-Publishing


de GIUSEPPE D’AVANZO

L’ESPRIT public italien, qui n’a pas connu la Réforme, a inventé l’esprit florentin,
un mélange de compromis, de tolérance et de ruse. Nous disons alors que cette
sentence (celle qui a relaxé Berlusconi, NdT) "florentine" est en parfaite syntonie
avec l’esprit public italien. Elle est une danseuse en équilibre qui laisse tous
les antagonistes - accusation et accusé, le "parti des parquets" et le pouvoir
de l’Egoarque ennemi de tout contrepoids - avec la bouche amère et à peine quelques
grains de sucre sur les lèvres. D’ailleurs l’essence des juges n’est pas angélique.
Ils respirent l’air du temps et en souffrent. Le tribunal milanais choisit ainsi
une voie moyenne. Il ménage la chèvre et le chou. Sur le champ de bataille il
n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Ou bien, si l’on veut, il n’y a que des vaincus
et que des vainqueurs.

En ce moment nombre de sons incohérents et de litanies intéressées se lèvent. Si on a envie de comprendre, il faut se tenir à la lettre de la sentence lue par le président Francesco Castellano. Une fois dépouillée des technicismes, elle est très claire avec ses demi-tons. Le tribunal a sectionné les accusations en quatre paragraphes. Traduisons les.

1. Berlusconi, le 6 mars 1991, a-t-il payé avec 434.407,87 dollars (500 millions de lires) le juge Renato Squillante, en versant cet argent sur le compte de Cesare Previti (avocat, sénateur de Forza Italia, ancien ministre, NdT) ? Oui, répondent les juges, Berlusconi a payé ce juge et "nous avons qualifié ce fait de corruption". Maintenant, toutefois, si on considère que l’accusé a un casier judiciaire vierge ou, comme l’a écrit la Cassation, "a mené "après" le délit un vie sans fautes, il mérite les circonstances atténuantes. C’est une reconnaissance qui écourte les temps de la prescription. Il y a eu corruption, mais le délit est éteint. Il est trop tard pour le punir.

2. Berlusconi était-il complice de Pietro Barilla quand, le 26 juillet 1988, l’industriel de Parme remettait un milliard de lires à Attilio Pacifico qui se chargeait ensuite de le partager entre Previti (850 millions) et Squillante (100) ? Nous ne pouvons pas le dire, répondent les juges. Les preuves sont contradictoires et on ne peut pas soutenir que Berlusconi était complice. Donc, pour nous, il n’en est pas responsable. Le payement corrupteur a bien eu lieu, mais il n’y a pas de preuves suffisantes pour dire que l’accusé en était lui aussi conscient ou responsable.

3. Berlusconi a-t-il essayé, avec Previti et Pacifico, de convaincre Squillante à accomplir des actes contraires à son devoir, comme par exemple "vendre ses fonctions publiques" dans l’intérêt de la Fininvest ? Non, Berlusconi n’a pas commis ce délit, c’est la sentence des juges. Dans ce cas aussi il y a eu corruption, mais cette fois, pour Berlusconi, l’acquittement est plein. L’accusé est innocent. Il n’a pas rétribué Squillante de façon stable. Il n’en savait rien. Ces magouilles ne concernent que les deux autres, Previti et Pacifico (déjà condamnés).

4. Berlusconi a-t-il payé, en le corrompant, le juge Filippo Verde "pour qu’il mette la fonction judiciaire au service de ses intérêts" dans le litige entre IRI et Buitoni pour la cession du paquet d’actions de la SME ? Il n’y a pas de preuves suffisantes et concordantes que la corruption de Verde ait effectivement eu lieu, disent les juges. On doit donc relaxer Berlusconi. Voila les décisions du tribunal de Milan. Qui peut s’en vanter ? Qui doit les regretter ?

"J’avais raison d’être serein parce que j’avait pleine conscience de n’avoir rien commis", dit Berlusconi. Le soulagement semble évident, on peut le lui reprocher. Grâce à la prescription, il contourne la sentence achetée de la Mondadori parce que, comme l’a écrit la Cour d’appel de Milan, "ses actuelles conditions de vie individuelle et sociale objectivement importantes" lui valent les circonstances atténuantes. Il est le président du Conseil. Il faut le ménager. C’est le même égard que lui concède le tribunal aujourd’hui. Il a corrompu Squillante, mais il mérite quelques circonstances atténuantes. Peut-être il a été contraint. De toute façon, son casier est vierge. Il est vrai, il n’y a pas de preuves suffisantes pour le dire coupable d’autres corruptions, mais ce qui est sous les yeux de tout le monde ne plait pas et ne soulage pas non plus. L’entrepreneur, qui se targue de s’être fait tout seul, qui magnifie le marché et la liberté, manipule le premier et humilie la deuxième. Il est entouré par des corrupteurs (Previti) et s’est servi de corrompus (Squillante). Au moins dans un cas il a cédé lui-même à la tentation de s’acheter la fonction judiciaire (Squillante) et l’attention politique (Craxi).

En tout cas - mais cela ce n’est pas aux juges de le dire - il est documenté que Berlusconi a protégé et accru la fortune de la Fininvest par des méthodes illicites et des actions frauduleuses. Un entrepreneur "florentin" peut peut-être s’en vanter, mais un homme d’Etat européen ?

Venons-en au parquet de Milan. Cela fait dix ans qu’il vérifie les affaires de Berlusconi. Contre lui et contre les dirigeants de son groupe ont été engagés (les données sont de 2003, la source Berlusconi lui-même) "87 procès pénaux, 1561 audiences ont eu lieu jusqu’aujourd’hui (29 janvier 2003), 470 visites de la Police Judiciaire et de la Police des Finances ont été effectués, plus d’1 million de pages de documents d’entreprises ont été saisis et examinés, plus de 270 comptes et dépôts dans plus de 50 banques en Italie et à l’étranger ont été passés au rayons X ".

Cet imposant travail d’enquête a donné, pour Berlusconi, des relaxes, des prescriptions, aucune condamnation. L’écart très visible entre les initiatives de l’instruction et les issues des procès nourrit une polémique politique interminable que les débats et les sentences n’éteignent pas. Au contraire, ils flambent avec férocité jusqu’à projeter - adroitement manipulées par les média contrôlés par l’Egoarque - des ombres sur l’impartialité de la magistrature. Qui, parmi les gens de robe, peut s’en dire satisfait et rasséréné ?

Sans vaincus ni vainqueurs, nous pourrions nous consoler en pensant que l’issue de cette histoire peut être au moins utile pour clore une saison et en inaugurer une autre, où la magistrature et la politique ne se regardent pas en chiens de faïence. Hélas, il y a de quoi en douter. C’est le dernier sens de cette affaire judiciaire, traversée de fond en comble par la dangereuse tentation jacobine du gouvernement de considérer légitime un seul pouvoir, le pouvoir politique. Pour le dire avec les mots de Berlusconi, "dans une démocratie libérale, ceux qui gouvernent grâce à la volonté souveraine des électeurs ne sont jugés, quand il sont aux affaires et dirigent l’Etat, que par leurs pairs, par les élus du peuple" et pas par des bureaucrates en robe.

Voila ce qui était et reste le terrain du conflit. Est-ce que les pouvoirs sont équivalents et distincts et chacun d’eux est-il la limite de l’autre ? Ou le seul pouvoir est-il le pouvoir politique et a-t-il une primauté sur les autres, qui sont des dérogations, des exceptions ? Autrement dit, les puissants ont-ils les mêmes droits et les mêmes responsabilités que ceux qui ne le sont pas ou ceux qui ont le pouvoir doivent-ils être jugés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’il font ou ont fait ?

Tant qu’il n’y aura pas de réponses définitives et d’issues durables à ces questions et à ce conflit, il sera difficile de penser à un "changement de saison" dans les rapports entre politique et magistrature.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao

 http://www.repubblica.it/2004/j/sezioni/politica/...