Accueil > PEROU : un travail d’enfants
Les batailles quotidiennes d’un mouvement d’enfants et d’adolescents travailleurs.
Ils luttent pour le "travail digne" contre les pires formes de l’exploitation
des mineurs.
de Gianni Rossi Barilli
Libby Farfàn Janampa a 14 ans et voudrait devenir ingénieur civil plus tard.
Alex Aquino Chilon, lui, a 17 ans, il adore l’histoire et la littérature et il
aimerait devenir enseignant. La réalisation de ces projets de vie n’est pourtant
pas aussi simple qu’elle pourrait le sembler vue depuis nos latitudes car Libby
et Alex, qui vivent au Pérou, ne doivent pas seulement penser à grandir et à étudier pour atteindre leur but.
Ils ont des visages de gamins mais parlent comme des adultes, conscients de nombreux problèmes avec lesquels un adolescent moyen italien [ou français, ndt] n’est pas obligé de se confronter à cet âge-là. Depuis qu’ils sont petits, Libby et Alex travaillent pour aider leur famille. Libby a commencé à 7 ans et maintenant elle travaille toute la journée pendant le week-end en vendant des poissons au marché de Ayacuco. Les autres jours, dit-elle, elle fait quelque chose dans son magasin à la maison "mais ça, ce n’est pas du travail". Alex est peintre de céramique à Cajamarca et a commencé dés l’âge de six ans ! "Dans ma famille - raconte-t-il - nous sommes sept frères et sœurs. Nous avons presque tous décidé de travailler très tôt. Les premiers temps je faisais quelque chose avec mes parents mais à huit ans, je travaillais déjà tout seul. C’est une chose qui m’a donné de la valeur, qui m’a fait me sentir utile et important pour la famille et pour la société. Le futur, on ne l’attend pas, on le construit".
Enfants en mouvement
Tous deux font partie depuis quelques années du Manthoc, le Mouvement des enfants et des adolescents enfants d’ouvriers chrétiens qui, aux côtés d’autres organisations, s’occupe de défendre au Pérou les droits et les conditions de vie des garçons et des filles qui travaillent. Libby est déléguée de la province de Ayacucho et Alex est dans la coordination nationale du mouvement. Ce sont, somme toute, purement et simplement deux syndicalistes, si ce n’est que leur syndicat est exclusivement "junior", au moins à considérer les données de l’état-civil. [Le Manthoc] est né en 1976 et comme nous le dit Alex "il est lié à l’église de gauche", il est présent dans 11 régions et dans 28 villes du Pérou et regroupe quelques milliers d’inscrits de 6 à 18 ans. Une fois atteint le seuil conventionnel de l’âge adulte, ceux qui restent dans l’organisation passent à un rôle de supports, "de tuteurs horizontaux" sans préjuger (ils tiennent à le dire) de l’autonomie d’action et de décision des plus jeunes. Le principe numéro un dont s’inspire le mouvement, histoire de bien se comprendre, est que les enfants qui travaillent sont des sujets autonomes et ont le droit sacro-saint d’être les acteurs principaux de leur propre histoire.
Moisès Bazan Novoa, qui a, lui, 35 ans, est un des adultes qui travaille avec eux, c’est un ex enfant travailleur et il est aujourd’hui directeur exécutif du Manthoc. Il est venu quelques jours en Italie pour accompagner Libby et Alex, invités par Arci [fédération d’associations populaires culturelles et de loisirs, ndt], Unicoop [société coopérative de consommateurs, ndt] et par la Région Toscane, et il nous donne quelques chiffres : "Envron deux millions et demi, sur les huit millions d’enfants et d’adolescents péruviens, travaillent normalement. Parmi eux, 15% ont moins de 12 ans. Nous parlons d’un pays où 54% de la population est considérée pauvre et où un quart des pauvres est qualifié de très pauvre, ce qui signifie disposer de moins d’un dollar par jour".
Etant donnée la situation, donc, même les petits doivent travailler à leur tour, enfreignant par nécessité ce qui, pour nous riches Européens, est devenu le tabou du travail des mineurs. C’est désormais pour nous un considérable choc culturel de venir en contact avec qui ne considère pas travail et enfance comme des termes antithétiques. C’est pourquoi je demande à Libby et à Alex s’ils ne préfèreraient pas, en ayant de l’argent, s’occuper d’étudier et c’est tout. "Le travail est notre culture - répond Libby avec conviction -, moi je ne le fais pas seulement par nécessité. J’aime travailler comme a fait ma mère. Et puis, c’est aussi de l’instruction, cela permet de développer des relations avec les gens. Sans compter que, si l’on ne pense qu’à étudier, comment fait-on pour accumuler une expérience pratique qui permette de trouver un travail sûr ?".
L’engagement du Manthoc ne tend donc pas à poursuivre l’objectif de la libération du travail de ceux qui ne sont pas encore adultes mais plutôt à affirmer que ce ne doit pas être une obligation. Et surtout que les enfants qui travaillent ont, plus encore que les adultes, des droits qui doivent être respectés alors que dans la réalité de tous les jours les pires formes d’exploitation sont extrêmement diffuses justement envers les plus jeunes. "Dans les rues de Lima - explique Libby - on voit des gamines qui se prostituent et des gamins qui vendent des peintures toxiques sans aucune précaution pour leur santé. Et puis ceux qui travaillent dans la rue sont souvent victimes de la violence de la police qui cherche à les décourager par la manière forte. Les conditions des enfants obligés de travailler à la campagne ou dans les mines artisanales sont encore pires, avec des horaires épouvantables et le risque continuel de tomber malade". A des situations comme celles-ci, on oppose le "travail digne" qui doit être conciliable avec les nécessités de la formation scolaire et ne pas dépasser quatre heures par jour. Le Manthoc est à l’initiative de toute une série d’activités en mesure d’offrir quelques perspectives aux gamins qui travaillent, surtout dans le secteur de l’artisanat : de la boulangerie à la papeterie, à la fabrication de bougies, gilets et bracelets de tissu. Il y a aussi la formation des musiciens de rue et le jardinage qui ont amené récemment à réaliser l’expérience pilote d’une convention avec la commune de Lima pour l’entretien des espaces verts publics.
Ceci dit, spécifie Alex, "notre mouvement ne s’occupe pas que de travail : c’est plus généralement une expérience de participation sociale pour nous améliorer nous-mêmes ainsi que l’environnement qui nous entoure. Nos groupes de base ont chacun 20 à 25 membres qui font de très nombreuses choses dans les quartiers. Ils essaient de nettoyer leur quartier quand le camion poubelle ne passe pas, ils font des collectes pour aider ceux qui sont malades, ils organisent des laboratoires d’estime de soi, des secours en cas de calamité naturelle et des initiatives de protestation quand cela est nécessaire".
Pour les besoins courants, il est aussi utile de se débrouiller pour l’autofinancement. "Nous faisons la chicca de maiz - dit Libby - qui est une boisson à base de maïs noir, de sucre et de citron. Chacun y met quelque chose pour la préparer, puis nous allons un peu partout pour la vendre. Avec ce que nous en retirons nous pouvons nous permettre quelques dépenses, comme le prix des transports en commun que nous devons emprunter pour arriver de nos quartiers au lieu où nous tenons nos réunions, au centre ville".
Parents méfiants
Malgré ces occupations de boy-scouts, il arrive souvent que les parents soient méfiants vis-à-vis du mouvement. "Par le passé - explique Alex - le gouvernement nous considérait comme une organisation para terroriste. C’est pour cela que nos parents sont un peu effrayés du fait que leurs enfants participent à nos activités. Cela rend également nécessaire un travail de formation directe spécifique pour les pères et les mères".
La méfiance, d’ailleurs, existe aussi actuellement aux niveaux institutionnels même si c’est avec des motivations différentes de celles du passé, toutes politiques. "Le ministre de l’éducation, quand il nous a reçus, a dit :"Que voulez-vous ? Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école ?". Nous ne sommes reconnus ni en tant que travailleurs, ni en tant que citoyens parce qu’au Pérou on pense que cela n’est possible qu’à partir de 18 ans". Eux, ils se battent tous les jours pour démontrer que les choses ne sont pas du tout comme cela.
Traduit de l’italien par Karl et Rosa - Bellaciao
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/29-Ottobre-2004/art104.html