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Pris entre guérilla et armée, les Indiens de Colombie manifestent pour leurs droits

Publie le dimanche 19 septembre 2004 par Open-Publishing

Une "grande marche" sur Cali a rassemblé des dizaines de milliers de personnes.

de Marie Delcas, Cali

"Nous manifestons parce que nous voulons vivre", explique d’un ton calme Luz Dary, 39 ans, une Indienne colombienne de l’ethnie paez. Elle a quitté dimanche 12 septembre son village perdu dans les Andes pour rejoindre une manifestation qui, pendant cinq jours, a réuni environ 55 000 Indiens de Colombie dans le sud-ouest du pays. Cette grande marche "pour la vie et l’autonomie" a été l’occasion pour les Indiens d’exiger le respect de leurs droits, de dénoncer les agissements des acteurs armés - militaires compris - et de critiquer la politique économique de l’actuel gouvernement. "Non à la guerre, non au traité de libre-échange avec les Etats-Unis", le slogan est décliné sur tous les tons au fil des pancartes et des slogans.

Au nombre de 800 000, répartis en 92 ethnies, les Indiens ne représentent en Colombie que 2 % de la population. Moins nombreux qu’en Equateur, au Pérou ou en Bolivie, ils vivent dans la même pauvreté, mais ils payent un lourd tribut au conflit armé qui déchire les régions rurales de leur pays. Selon les chiffres de l’Organisation nationale indigène de Colombie (ONIC), 118 indigènes ont été assassinés en 2003 et 90 depuis le début de l’année. Une trentaine d’autres ont également été victimes d’enlèvement en 2004.

Partie mardi matin de Santander de Quilichao, à 500 kilomètres au sud-ouest de Bogota, la manifestation est arrivée jeudi à Cali, la troisième ville du pays. Les manifestants ont parcouru des dizaines de kilomètres, certains pieds nus. La plupart sont paez ou guambianos, les ethnies majoritaires dans la région. "Le transport coûte cher, nous n’avons pu envoyer qu’une centaine de membres de notre communauté", explique William Nayasa de l’ethnie des Embera Chami qui vit dans le centre du pays. "Mais chacun de ces manifestants représente des milliers d’entre nous", précise-t-il.

"UNIS ET ORGANISÉS"

"Bravo les Indiens, vous nous montrez le chemin", crie Patricia, une syndicaliste. Elle est venue acclamer le cortège qui traverse la ville. "Ils sont les seuls qui osent protester parce qu’ils sont unis et organisés", explique Patricia. En rangs serrés, fatigués par ces trois jours de marche, les Indiens en tee-shirts sales défilent sous les applaudissements des passants. "Uribe, paramilitaires, les Indiens sont en colère", crient à l’unisson manifestants et spectateurs.

Le chef de l’Etat, Alvaro Uribe, n’a pas ménagé ses efforts pour empêcher la mobilisation qualifiée d’"inutile et de politique". Trois jours avant la manifestation, le président faisait le voyage à Popayan dans le sud du pays pour inciter les organisateurs à abandonner leur projet, en invoquant le risque de débordements violents. Mais les Indiens ont défilé dans le calme, sur le bord des routes. Un sévère service d’ordre - 7 000 hommes - a été mis en place pour éviter toute infiltration de la guérilla ou de provocateurs. Même les vendeurs de glaces et de boissons gazeuses ont été tenus à l’écart du cortège.

Au-delà des revendications confuses, la manifestation est l’occasion pour les Indiens de se rappeler à l’attention du reste du pays. Pour Feliciano Valencia, de l’Association indienne du nord du Cauca, "la Constitution de 1991 a reconnu des droits aux communautés indiennes. Mais, paradoxalement, leur situation depuis n’a cessé d’empirer sous l’effet du conflit armé, des politiques néolibérales et de l’absence de volonté des gouvernements successifs".

La Constitution de 1991 consacre l’autonomie des communautés indigènes. Trois sièges au Congrès leur sont réservés (ils en occupent aujourd’hui cinq). Dans les territoires indiens dits "resguardos", les autorités traditionnelles font appliquer le droit coutumier indien. Couvrant d’immenses étendues de la forêt amazonienne et des plaines de l’Est, ces "resguardos" représentent près d’un quart du territoire du pays. Mais, faute de moyens - et de volonté - pour les exploiter, les Indiens restent vulnérables.

Dans les années 1990, la construction du barrage d’Urra dans le nord du pays a ainsi été dramatique pour l’ethnie des Embera Katio. Plus encore que la modification de l’environnement, l’arrivée d’un système monétaire - de généreuses indemnités ayant été versées aux Indiens - et les assassinats des chefs qui essayaient d’organiser la résistance ont complètement déstructuré la communauté.

Laissés-pour-compte de la modernité, les Indiens en refusent parfois les avantages. Loin des centres urbains, ils se sentent plus menacés que protégés par l’Etat et son armée. "Le problème n’est pas nouveau mais la politique du président Uribe qui prétend venir à bout des rebelles armés n’a fait qu’aggraver les choses",explique Climaco Alvarez, un dirigeant indigène. "Aidée des paramilitaires, l’armée qui nous soupçonne de sympathie pour la guérilla veut être présente dans nos territoires et obtenir notre collaboration, quitte à nous exposer aux représailles des guérilleros", ajoute-t-il.

RÉSISTANCE PASSIVE

Depuis plusieurs années, les communautés indiennes essayent de s’organiser. La "résistance passive" est devenue le mot d’ordre. Armés de simples bâtons de bois, les gardes indiens tentent de s’opposer aux mouvements armés. "Nous sommes obligés de les laisser passer sur notre territoire mais nous refusons de les nourrir et leur interdisons d’y rester, explique William Nayasa. Et si un Indien prend les armes, il est définitivement banni du territoire."

Le mois dernier, 300 gardes indiens de l’ethnie paez ont ainsi couru aux trousses des guérilleros dans la forêt pour exiger - et obtenir - la libération du maire de Toribio enlevé quelques jours plus tôt. Mais entre bâtons de bois et fusils mitrailleurs, la lutte reste disproportionnée.

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