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QUAND L’ UNION EUROPEENNE TUE L’ EUROPE (par RAOUL MARC JENNAR)

Publie le samedi 21 mai 2005 par Open-Publishing

Voici donc une copie du 1er texte trouvable sur le DVD que j’ai acheté (cf. Ok, nous y sommes allé-es).

A diffuser largement :

"QUAND L’ UNION EUROPEENNE TUE L’ EUROPE
par RAOUL MARC JENNAR

LA CONSTITUTION EST-ELLE NEUTRE PHILOSOPHIQUEMENT ?

En 2003, le Vatican et un certain nombre de gouvernements qui, ce n’est pas un hasard, comptaient parmi les plus néolibéraux (Espagne, Irlande, Italie, Pologne et Portugal) ont fait pression pour exiger, une référence explicite au christianisme parmi les valeurs fondatrices de l’Europe. Cette démarche, qui a retenu l’attention des médias, a occulté des dispositions autrement plus dangereuses concernant les rapports entre les cultes et les pouvoirs publics européens. Pendant qu’on distrayait l’attention sur les valeurs fondatrices, le principe d’une Europe laïque, seul cadre possible pour une cohabitation paisible entre croyants et non croyants, était remis en cause
Dans un Etat moderne, répondant aux principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, dans le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Constitution a pour devoir de garantir la neutralité de la sphère publique, condition indispensable à l’exercice du droit de « toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion » (article 18 de la Déclaration universelle).

La Constitution offre-t-elle cette garantie de neutralité ? Deux articles permettent d’en douter :

a) L’article II-70 proclame le droit de toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce qu’on ne peut qu’approuver. Mais le même article poursuit : « Ce droit implique la liberté (...) de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». Il s’agit d’une disposition qui met fin à l’idée de neutralité des espaces et bâtiments publics et des personnels occupés dans la fonction publique. Ainsi formulée la liberté religieuse consacre le retour en force du religieux dans la sphère publique.

b) L’article I-52,1 affirme : « L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient en vertu du droit national, les églises et les associations ou communauté religieuses dans les Etats membres ». Ce qui signifie que l’Union prend acte des dispositions nationales réglant les rapports entre les confessions religieuses et les pouvoirs publics. Un deuxième paragraphe présente une disposition identique pour les « organisations philosophiques et non confessionnelles. » Mais le paragraphe 3 du même article ajoute « Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. »

Le caractère anodin de cette formulation recouvre en fait un choix majeur. La Constitution rejette le principe de la laïcité des institutions européennes et impose un régime spécifique de relations entre les églises et l’Etat : celui du culte reconnu. Un tel régime comporte des implications très précises, comme la possibilité pour les pouvoirs publics européens de subventionner ces églises érigées en partenaires de ces pouvoirs publics.

Cet article I-52, dont l’origine se trouve dans une déclaration (n°11) annexée au traité d’Amsterdam, constitutionnalise une pratique discrétionnaire de la Commission européenne inaugurée sous la présidence Delors et poursuivie sous celles de Santer, puis de Prodi consistant à accorder de l’argent public à des organisations confessionnelles, comme par exemple l’Opus Dei. Cet article I-52 répond à l’attente, formulée pendant les travaux de la Convention, par Joseph Homeyer, Evêque de Hildesheim et président de la Commission des Episcopats de la Communauté européenne qui demandait le dialogue prévu au paragraphe 3, mais aussi une « consultation prélégislative. »

La Constitution européenne réduit à néant des siècles de luttes pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En ces temps où renaissent les intolérances religieuses consécutives aux efforts de reconquête des espaces publics par les religions, la Constitution proposée consacre cette régression.
Comment conjuguer la prééminence de cette Constitution européenne instaurant un système de cultes reconnus avec l’article 1 de la Constitution française qui affirme que la France est une République laïque ?

LA CONSTITUTION OFFRE-T-ELLE DES GARANTIES POUR L’INDEPENDANCE ET LA NEUTRALITE DE LA COMMISSION EUROPEENNE ?

L’évolution démocratique amorcée au XVIIIe siècle a conduit chaque Etat à organiser en son sein, avec plus ou moins de bonheur, les équilibres nécessaires de telle sorte qu’à toute influence s’oppose une influence contraire afin de privilégier l’intérêt général. Selon la formule célèbre, « il faut que le pouvoir arrête résolument le pouvoir ».

On mesure généralement les progrès de l’intégration européenne au degré d’indépendance conféré aux institutions dites communautaires, c’est-à-dire, principalement, la Commission européenne. Plus son degré d’autonomie se renforce, plus l’intégration avance, affirme-t-on. Mais on ne prend en compte que l’autonomie de la Commission par rapport aux Etats membres. On ne s’intéresse jamais à l’autonomie de la Commission par rapport aux groupes de pression. On ne se soucie guère du rôle de la Commission comme gardienne de l’intérêt général. Ce rôle est-il effectivement assuré ? L’observation des faits démontre le contraire.

La Constitution proposée affirme que « la Commission promeut l’intérêt général et prend les initiatives appropriées à cette fin » (I-26,1) et « exerce ses responsabilités en pleine indépendance » et que ses membres « ne sollicitent ni n’acceptent d’instructions d’aucun gouvernement ni institution, organe ou organisme » (I-26,7).

Or, comme j’en ai fait la démonstration dans Europe, la trahison des élites, la Commission européenne est actuellement le pouvoir exécutif le plus perméable aux milieux d’affaires, aux groupes de pression patronaux. C’est le bras politique européen des firmes privées et des organismes financiers. Il suffit de comparer - ce que les médias ne font jamais - les propositions de ces milieux avec les propositions de la Commission. Il suffit de relever - ce que les médias ne font presque jamais - les propos que tiennent les Commissaires européens lorsqu’ils sont invités à la tribune des groupes de pression patronaux ou lorsqu’ils s’expriment dans des enceintes comme l’OCDE, le FMI, la Banque Mondiale ou l’OMC.

Il est difficile de considérer que la Commission « promeut l’intérêt général » quand ses membres s’engagent devant les patrons à suivre leurs recommandations. Ainsi, le Commissaire au commerce de la Commission Prodi, le social-démocrate français Pascal Lamy, déclarait devant l’assemblée d’un des plus puissant groupes de pression du monde des affaires, le TransAtlantic Business Dialogue (TABD) : « Les relations de confiance et les échanges d’informations entre le monde des affaires et la Commission ne seront jamais nombreux. (...) Nous consentons de grands efforts pour mettre en œuvre vos Recommandations dans le cadre du partenariat économique transatlantique et, en particulier, il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention. (...) En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos Recommandations [1] »

Il est encore plus difficile de croire à l’indépendance d’une Commission qui sollicite des milieux d’affaires des instructions. Le même Pascal Lamy, devant les mêmes patrons déclarait : « Nous ferons ce que nous avons à faire d’autant plus facilement que, de votre côté, vous nous indiquerez vos priorités (...) Je crois que le monde des affaires doit aussi parler franchement et convaincre que la libéralisation du commerce et en général la globalisation sont de bonnes choses pour nos peuples [2] ... »

Etrange indépendance que celle d’une Commission dont les membres entretiennent des liens étroits avec des cercles aussi secrets que la Commission Trilatérale ou le Groupe Bilderberg, par exemple ! Dans ces clubs fort particuliers se retrouvent les plus puissants hommes d’affaires, des banquiers, un certain nombre de décideurs politiques, des universitaires et quelques journalises réputés pour leur influence sur l’opinion ainsi que le secrétaire général de l’OTAN ou encore le directeur général de l’OMC.
Ils entendent, dans l’ombre, influencer les décisions politiques et diriger le monde. Ils n’hésitent pas à remettre en cause l’ordre démocratique « Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire », déclarait David Rockefeller, fondateur du Bilderberg puis de la Trilatérale [3] . Parmi les travaux de doctrine qui ont inspiré l’offensive en faveur de l’Etat minimum, on trouvait un rapport de la Commission Trilatérale intitulé The crisis of Democracy dans lequel on pouvait lire : « Il y a des limites désirables à l’extension de la démocratie politique ». Ces deux clubs sont les véritables architectes de la mondialisation néolibérale.

Le Président de la Commission européenne Romano Prodi a été membre du comité de direction du Groupe Bilderberg. Une cheville ouvrière de ce groupe est un ancien vice-président de la Commission, le vicomte belge Etienne Davignon, grand liquidateur de la sidérurgie européenne, ancien président de la Société Générale de Belgique, membre du Conseil d’administration de très nombreuses sociétés. Deux des membres les plus importants de la Commission Prodi, MM. Lamy et Monti, participaient aux réunions du Bilderberg en 2001 et 2003. Monti avait été membre du comité de direction de Bilderberg de 1983 à 1993. D’autres membres de la Commission Prodi ont participé soit aux travaux de la Trilatérale (Pedro Solbes Mira, Chris Patten) ou du Groupe Bilderberg (Franz Fischler, Erikki Liikanen, Gunther Verheugen, Antonio Vitorino). José Manuel Barroso, le nouveau président de la Commission, était un des invités du Groupe Bilderberg en 2003.
La Constitution crée-t-elle une incompatibilité entre la fonction de Commissaire européen et la participation aux activités de groupes et de réseaux d’influences délibérant à huis clos sur des projets qui visent à soumettre les Etats et les peuples à la toute puissance des firmes privées ? Aucune.

LA CONSTITUTION PERMET-ELLE L’EXISTENCE DE SERVICES PUBLICS ?

Certains présentent comme un immense progrès le fait que la Constitution reconnaîtrait enfin la notion de service public rebaptisé - jargon européen oblige - Service d’Intérêt Economique Général (SIEG). C’est une pure mystification.

Qu’est-ce qu’un service public ?

Des droits fondamentaux sont proclamés. Ils garantissent l’égalité. Ils préviennent l’exclusion. Encore faut-il qu’ils puissent être exercés. Proclamer ces droits signifie l’obligation pour les pouvoirs publics d’en rendre l’exercice possible. Le droit à l’éducation, à la santé, à la culture, au travail, au logement, à un minimum de moyens d’existence, à l’accès à l’eau, à l’électricité, à des moyens de transport et de communication exige des pouvoirs public qu’ils en garantissent le service. Proclamer un droit constitue un choix de société : celle-ci s’impose une obligation générale de consacrer les moyens nécessaires au droit égal de tous à un service donné. La notion de service l’emporte dès lors sur celles de rentabilité et de concurrence. La collectivité, gardienne de l’intérêt général, prend en charge les coûts du service rendu à tous. C’est la base du service public tel qu’il a été conçu, avec des variantes, dans plusieurs pays d’Europe au cours du XXe siècle. Il est devenu, au fil du temps, un instrument essentiel de cohésion sociale.
La Commission européenne n’a jamais reconnu la notion de service public. L’expression est bannie du langage eurocratique.

Dans la Constitution proposée, la notion de « service public » est remplacée (II-96, III-122, III-166, III-167) par celle, beaucoup plus ambiguë, de « services d’intérêt économique général » (SIEG). Une nouvelle fois le texte utilise un vocabulaire qui n’exprime aucun engagement de la part de l’Union européenne : celle-ci « reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations nationales... » (II-96).

Mais qu’est-ce qu’un SIEG ? Il n’y a aucune définition dans la Constitution proposée. Aucun chapitre spécifique ne lui est consacré.
Il faut consulter des documents de la Commission européenne pour obtenir une définition. En fait, la Commission a provoqué la confusion en créant l’expression de « service d’intérêt général » (SIG). Beaucoup ont pensé qu’il s’agissait d’une notion beaucoup plus proche de celle de service public, puisque la référence économique était absente. C’est une erreur. La Commission a publié en septembre 2000 une « communication sur les SIG », en mai 2003 un « livre vert sur les SIG » et en conclusion du débat provoqué par ces documents, elle a publié en mai 2004 un « livre blanc » sur le même sujet [4] . Dans ces trois documents, la Commission indique que la notion de SIG recouvre à la fois les services marchands et non marchands, tandis que le concept de SIEG concerne les services de nature économique auxquels les Etats imposent des missions de service public : transports, poste, énergie, communications, par exemple. Alors que la notion de SIG ne se trouve dans aucun traité, qu’elle n’est pas davantage inscrite dans la Constitution proposée, en publiant, après la conclusion des travaux de la Convention, un livre blanc sur le sujet, la Commission montre, une fois de plus, qu’elle entend sortir du cadre des traités. A quoi bon, dès lors une Constitution qui ne protège pas contre les abus de pouvoir d’une institution sans responsabilité devant les citoyens ?

Il ressort de ces documents de la Commission qu’une intervention des pouvoirs publics n’entrera dans le cadre d’un SIEG que si la preuve est apportée que le marché ne rend pas le service attendu et pourvu que le SIEG ainsi autorisé respecte les règles de la concurrence.
Jusqu’à quel point peut-on concilier les lois du marché avec l’obligation de service ? Sur cette question cardinale, la Constitution proposée répond : « les entreprises chargés de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie » (III-166). Après avoir fourni la liste des aides publiques qui sont compatibles avec la Constitution (III-167), liste qui ne mentionne ni les services publics, ni les services d’intérêt économique général (SIEG), la Constitution indique que les aides qui s’appliquent aux transports sont compatibles avec la Constitution (III-238). Une nouvelle fois, cette Constitution présente des dispositions contradictoires qui laissent tout loisir au juge d’interpréter.

La Constitution (III-122) confie à une loi européenne le soin de définir les principes et les critères économiques et financiers du fonctionnement de ces « services d’intérêt économique général ». Contrairement à ce qu’affirme le social-démocrate français, Olivier Duhamel, membre de la Convention, dans un livre [5] publié à l’issue des travaux de celle-ci, cela ne représente en aucune façon une garantie, quand on sait que le rédacteur initial de cette loi sera la Commission européenne, dont on connaît l’acharnement en matière de démantèlement des services publics, dans l’espace européen comme à l’OMC. Faire en outre de la Commission européenne la gardienne du respect de cette loi représente une menace supplémentaire pour les services publics, compte tenu des considérations développées à propos des SIG.

On vient de le voir, contrairement à ce que sous-entendent les sociaux-démocrates français Delanoë, Duhamel, et Strauss-Kahn ainsi que les Verts français [6], le « service d’intérêt économique général » n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler le service public. La Constitution proposée ne le reconnaît pas et ne le protège pas. Elle met en place les mécanismes permettant de le détruire.


[1] Discours devant le TABD, Bruxelles, le 23 mai 2000.

[2] Discours devant le TABD, Berlin, 29 octobre 1999.

[3] Newsweek International, 1 février 1999.

[4] COM (2000)580 ; COM(2003)270 ; COM(2004)374.

[5] Pour l’Europe, Paris, Seuil, 2003 p. 143.

[6] Le Monde 20 septembre 2003 et 3 juillet 2004 etDocument intitulé « Nous Verts altereuropéens » signé par les têtes de liste des Verts français aux élections européennes, 3 mai 2004.

[7] Le Monde, 25-26 juillet 2004.

[8] Le Monde, 20 septembre 2003."