Accueil > Quand les GI sacrifient Abraham en Chaldée
Leur base, installée sur le site archéologique d’Our, en éloigne les Irakiens, pas les tribus qui pillent la région.
Par Jean-Pierre PERRIN
Our envoyé spécial
Le guide est irakien mais les seuls touristes autorisés à visiter la maison du vieil Abraham sont les GI. Et
ils sont ébaubis d’apprendre que les briques en terre crue qu’ils foulent de leurs gros rangers ont
quelques milliers d’années. La Bible et le Coran nous l’ont appris : le père des trois grandes religions
monothéistes est né à Our, en Chaldée. Mais l’antique cité sumérienne est à présent sur le périmètre
d’une immense base américaine, qui prive les Irakiens de leur passé. Confisquée la sépulture de la reine
Shoubad, enterrée il y a 6 500 ans et découverte en 1930 par l’archéologue anglais Leonard Woolley..
Pareil pour la haute ziggourat (pyramide babylonienne), édifiée vers 2300 av. J.-C. Et pour le puits voisin
où le même Woolley a trouvé traces du... Déluge. Et, un peu plus loin, toutes neuves à cause d’une
restauration abracadabrante voulue par Saddam Hussein, les ruines qui seraient la demeure natale du
patriarche. Qu’importe si, aujourd’hui, les archéologues moquent les élucubrations de Woolley, la maison
d’Abraham a sa place dans l’orgueil irakien.
Photos devant les ruines. La base, campée au milieu de la steppe où sont entraînées les recrues de la
future armée irakienne, est précédée d’un alignement d’une dizaine de bouis-bouis. Le GI y est roi. Ou
plutôt ses dollars. Les fast-foods s’appellent Georgia, Washington ou Hungry Wolf (« le Loup affamé »). A
l’entrée du site, les soldats américains n’ont pas envie de laisser passer les journalistes. Chaque jour,
c’est « revenez demain ». Heureusement, il y a les commandos italiens de la brigade Babylone antique,
chargée de la protection des sites archéologiques. Eux ont accès à la base et la visite se fait sous leur
protection. Sur le site, les GI sont de parfaits touristes : ils écoutent religieusement le guide en
mastiquant leur chewing-gum, se prennent en photo devant les ruines. Les soldates caressent les
vieilles pierres d’une main émue. Tous vont ensuite à la boutique en plein air, près de la ziggourat. Là,
deux marchands malins leur vendent les plus hideux des tapis, de faux poignards bédouins, de vraies
baïonnettes russes, des billets de banque à l’effigie de Saddam qui, dans un mois, ne vaudront plus rien,
et des croûtes abominables représentant la femme arabe dans ses mystères, voilée et langoureuse, sur
fond de coursiers caracolant dans le désert.
A la différence des autres sites archéologiques de la province, Our a échappé aux déprédations qui ont
suivi la chute du régime. Un homme se prétend leur sauveur : Cheikh Ali al-Qhaï, patriarche
contemporain, moustachu et replet. « J’ai envoyé mes gens garder les lieux et je l’ai préservé des
pillards », se félicite-t-il. Ce seigneur tribal chiite, qui dit commander 50 000 hommes et que les
archéologues traitent avec respect, s’est mis au service des Américains comme son grand-père l’avait
fait avec le colonisateur britannique. Il a son camp à une dizaine de kilomètres d’Our, dans la steppe
traversée de loin en loin par quelques chiches troupeaux de dromadaires. Assis sous sa longue tente de
feutre noir, il raconte ses exploits en exhibant parfois son pistolet. Nul n’osera le contredire. « Un mois et
vingt-sept jours avant l’attaque américaine, j’ai pris en secret le chemin du désert pour aller au Koweït
[distant de 180 km, ndlr] prendre contact avec les Américains. Et cinq jours avant leur attaque, je suis
revenu ici avec un de leurs hélicoptères », raconte-t-il pendant que ses obligés défilent pour lui baiser
l’épaule. Avec quelle mission ? « Préparer la révolution qui a commencé il y a trente-cinq ans et que
nous avons l’occasion de finir à présent. » Il ajoute avoir toujours été un adversaire de Saddam Hussein,
l’avoir combattu pendant la sanglante intifada de 1991, avoir perdu six hommes, fui à l’étranger et être
revenu un an plus tard. Sans doute après un arrangement avec le régime baasiste.
Assurément, les Américains ont là un puissant vassal. Qui assure : « Nous nous battrons s’il le faut pour
sauver la stabilité de la région. » Qui dénonce « les ingérences iraniennes » et l’attitude de la France
pendant la guerre « hostile au peuple irakien », et qui « ne sera pas oubliée ». Mais un allié qui sera aussi
toujours prêt à retourner sa veste pour peu que les événements soient défavorables à ses partenaires
de la coalition, et adepte du double jeu. D’ailleurs, il reconnaît sans la moindre gêne avoir profité « des
armes et de l’argent » de son ennemi... Saddam Hussein. Puis il déplore ne pas en recevoir autant de ses
amis américains. D’autant qu’il en a besoin.. Car il menace d’entrer en guerre contre la tribu des
Husseinat à cause de méchancetés proférées contre son frère, Cheikh Taqlid qui a des ambitions
politiques , par l’un des leurs, un certain Assad al-Nasseri. « Il faut que sa tribu retire sa protection à
ce Nasseri. Son destin est de finir seul. Sinon, il sera tué », gronde Cheikh Taqlid, assis à côté de son
frère.
Toute la province de Dhi Qar, dont la capitale est Nasiriya, près d’Our, vit encore à l’heure des tribus.
Comme si l’Histoire avait beaucoup bégayé depuis Abraham. Rares sont celles qui protègent les sites
archéologiques, préférant les piller. Abdoul-Amir al-Hamdani, le responsable des recherches
archéologiques de la région, a ce jugement sévère : « Nous ne voulons pas dépendre des chefs de
tribus. La plupart recevaient beaucoup de cadeaux de Saddam et ont été contre la libération de l’Irak.
La plupart pillent ou protègent les pillards. » Il ajoute : « Cette province symbolise l’Irak. Elle concentre
toutes les civilisations, la sumérienne, l’akkadienne, l’élamite, la babylonienne, l’assyrienne,
l’hellénistique, la sassanide et l’islamique. Nous avons quelque 800 sites mais nous n’avons travaillé que
sur douze. Alors nous ignorons ce qu’ont pu voler les pillards qui, en plus, détruisent tout. »
Trafic d’antiquités. Payés avec l’argent de l’administration provisoire, 112 gardes civils protègent à
présent les sites les plus menacés. Mission impossible. Même aidés par les carabiniers spécialisés dans le
trafic d’antiquités, dont le chef, Enzo Fregosi, figure parmi les 19 tués italiens de l’explosion du 12
novembre. Déjà, 22 pillards ont écopé de six mois de prison. Et 19 ont encore été arrêtés le mois
dernier. Une bagatelle face à l’ampleur du phénomène. Mais Al-Hamdani se félicite cependant de leur
présence. Pendant la période critique, il a vécu à l’intérieur du musée de Nasiriya jusqu’à l’arrivée des
marines, pour éviter qu’il soit ravagé. Après, ceux-ci ont campé sans vergogne au beau milieu des
statues du dieu Hatra, des poteries antiques et des squelettes. En plus sont venus s’installer des
carabiniers. Si bien que même lui, l’archéologue, ne peut plus accéder au passé de son pays.