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Quelques réflexions sur le mouvement étudiant anti-CPE. 26/03/2006
Publie le lundi 3 avril 2006 par Open-PublishingL’ampleur et la durée de la mobilisation des étudiants en surprennent plus d’un à cette heure-ci, car la réflexion communément partagée en salle des profs depuis quelques années, était, parlons déjà au passé, que les étudiants se comportaient en consommateurs de cours, et non plus en acteurs de leur propre enseignement.
Il est vrai qu’une des victoires de la pensée dominante, est celle qui veut nous faire croire, que nous vivons dans un pays s’appauvrissant (le Produit Intérieur Brut de la France, c’est-à-dire, contrairement au Produit National Brut, l’indice qui n’inclut pas les profits réalisés à l’extérieur du territoire national, a augmenté de plus de 40% en en Francs-Euros constants depuis les années 70), et que la concurrence mondiale est inéluctable et destructrice de protection sociale.
Cette pensée est celle qui surtout veut faire oublier que les possesseurs du capital des grandes entreprises internationales ne se sont jamais aussi bien portés, et elle a réussi à s’imposer depuis 20 ans, absorbant la formidable accession des enfants des classes moyennes aux grandes études, en lui imposant l’individualisation au savoir, au parcours de formation, instaurant une concurrence toujours accrue entre les filières, les niveaux de diplômes, les types d’enseignement, s’appuyant pour se faire sur une université, qui, plus vieille structure sur le territoire européen après l’église romaine, est de fait conservatrice.
Or que voyons-nous depuis le mouvement lycéen du printemps 2005 ? Une affirmation de solidarité des jeunes entre eux, qui, consciemment ou inconsciemment rejettent un modèle de société, où la concurrence serait la règle. Quel était le mot d’ordre des lycéens l’an dernier ? Ils ne voulaient pas d’une réforme dont ils estimaient (à tort ou à raison là n’est pas la question) qu’elle allait accroître les inégalités entre les lycées de centre ville et les lycées de banlieue ou de petite ville. Résultats : pas de négociation, un ministre, monsieur Fillon, qui a envoyé les CRS matraquer les jeunes, avec l’aval du Ministre de l’Intérieur de l’époque, l’a-t-on déjà oublié, monsieur de Villepin ?
Quelques mois plus tard, pour répondre à un résultat référendaire inattendu, on avait promu les noms à particules à Matignon, à la Culture, à l’Education, tout en rappelant à l’Intérieur celui qui concoctait et concocte toujours, comme président de l’UMP, un projet de rupture, comme il le dit lui-même. C’est-à-dire un projet d’inspiration thatchero-berlusconienne, où l’on avance l’idée de la disparition du CDI, pour le remplacer par un contrat unique de cinq ans, impliquant évidemment de vider le statut de la fonction publique de sa substance, en introduisant l’individualisation des parcours (salaire au mérite), et en supprimant un nombre de postes considérables (sauf chez les CRS).
Résultat : après la mort de deux jeunes à Clichy sous bois, et les invectives répétées du Ministre de l’Intérieur vis-à-vis des populations vivant dans les ghettos urbains, que l’on appelle banlieues, celles-ci deviennent le lieu d’événements dramatiques répétés, n’étant hélas que l’amplification d’une réalité quotidienne dont quasi tout le monde se moque royalement par ailleurs. Qui se préoccupe du fait que la moitié des gens vivent en dessous du seuil de pauvreté, calculé selon les normes de l’ONU, dans ces ghettos ? Qui se préoccupe du fait que des enfants ne mangent pas à leur faim dans ces quartiers ? Car nous ne sommes pas en plein cœur de l’Afrique sahélienne, ni dans les bidonvilles de Rio de Janeiro. Non, nous sommes à Nancy et à Metz, à Nancy-Haut-du-Lièvre, au Vand-Est, à la Patrotte, à Metz-Borny, mais pas à Nancy Stanislas ou Metz Saint Jacques.
Certes, nous avons vu à cette occasion, dans un traitement médiatique délirant, s’exprimer tout le monde et n’importe qui, et peu finalement les gens qui travaillent dans le quotidien des banlieues.
Beaucoup plus grave : un des trois représentants médiatiques du courant dit des « nouveaux philosophes », Alain Finkelkraut, (fin novembre, journal israélien « Haaretz ») jugeait lui que les révoltes dans les banlieues étaient à caractère ethnico religieux, qu’elles montraient de la part de ces jeunes « [ noirs ou maghrébins] »« [la haine de l’occident] » Du coup, la Secrétaire Perpétuelle de l’Académie française, Madame Carrère d’Encausse, se permettait elle d’expliquer que les émeutes étaient liées à la polygamie des Africains en France. Et le Ministre du Travail de reprendre cette assertion.
Le paquet de lois dites « de l’égalité des chances » vient répondre soit disant à cette crise des banlieues. Grâce à toutes ces analyses grandioses, nous avons dans ce paquet : -le CPE et son aîné le CNE, instaurant une période de précarité rétrograde, de paupérisation programmée ; -la fin de la scolarité obligatoire à 16 ans (loi votée en 1959 par la droite, portant le nom du père du président de l’assemblée actuelle) ; -la sanction judiciaire et financière des familles les plus démunies, lorsqu’elles manifestent une incapacité à s’occuper pleinement de leurs enfants, alors que la mesure d’Assistance Educative en Milieu 0uvert (AEMO) est plutôt bien perçue par l’ensemble des professionnels de terrain, lorsque ceux-ci sont assez nombreux pour la mettre en œuvre.
Cette loi consacre encore l’éclatement du Fonds d’Action et de Soutien pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations (FASILD, ex FAS), après le démantèlement de fait du Service social d’Aide aux Etrangers (SSAE), deux seuls services publics qui étaient totalement consacrés à l’accueil, l’aide et l’intégration des immigrés et de leurs enfants. Un autre paquet de lois arrive, pour compléter le dispositif, qui, sous prétexte d’une immigration choisie, va à nouveaux durcir les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, empêchant les familles de se réunir, faisant peser encore plus de soupçons sur la réalité des mariages entre Français et conjoints étrangers, empêchant de fait les étudiants étrangers de venir dans nos universités.
Alors, merci et bravo aux étudiants, lycéens, qui par la puissance et la conviction de leur mouvement nous obligent à point nommé à reposer les enjeux de société à partir du refus de la précarisation générale du monde du salariat, à partir du refus de l’infantilisation du rapport au savoir.
Bravo et merci, à tous ceux qui, formateurs, enseignants, chercheurs, étudiants, acceptent de travailler, chacun à leur manière, directement dans des lieux où les populations et les professionnels qui s’en occupent apprécient l’aide apportée grâce aux modestes connaissances qui sont les leurs.
Et si le mouvement servait à mieux analyser la précarité du quotidien, celle des étudiants, des personnels de l’université, et parmi eux les agents de service, de la précarité de la recherche en sciences humaines et sociales, afin de réfléchir ensemble aux solutions collectives à apporter ?
Et si le mouvement servait, à reposer ou à continuer à poser les questions centrales, de l’enseignement, du rapport au savoir, à sa transmission, du rapport à l’évaluation, de la mise en concurrence des niveaux et des filières, de la formation continue professionnelle ?
Les étudiants, grévistes ou pas, ont montré au cours de ce mouvement leur grande croyance et leur grande confiance en l’université, comme moyen de transformation de leur propre condition. Ils nous interpellent, plus ou moins consciemment, notamment en s’appropriant les lieux, sur la capacité à apporter aussi des réponses collectives, et replacent de fait tous les instituts de formation supérieure, à vocation directement professionnalisante ou non, comme un moteur potentiel d’alternative et de construction sociale, et non pas comme vecteur de formatage des cadres de la reproduction.
Si, par delà la solution politique, que nous souhaitons rapide et sans plus de blessés graves, nous étions capables de faire réflexion au mouvement et d’agir, alors, ce mouvement aurait gagné véritablement.
Raúl Morales La Mura, université Paul Verlaine de Metz et Vincent Ferry, université Nancy2
Contact : www.arofe.fr