Accueil > Retour danois sur l’affaire des caricatures de Mahomet

Retour danois sur l’affaire des caricatures de Mahomet

Publie le mercredi 14 juin 2006 par Open-Publishing
2 commentaires

Selon un livre-enquête (« La crise de la caricature - historique et responsabilités ») cossigné par Toeger Seidenfaden, rédacteur en chef du journal danois Politiken et Rune Engelbreth Larsen, historien, la présentation qui a été faite par la quasi totalité des médias occidentaux de l’affaire des caricatures de Mahomet est plutôt éloignée de la réalité des faits. Pour les auteurs en effet, le premier ministre danois, Anders Fogh Rasmussen, porte la responsabilité principale de la crise des caricatures de Mahomet qui, ces derniers mois, a terni l’image du Danemark dans le monde musulman. Notons que M. Rasmussen a toujours refusé toute commission d’enquête sur le sujet malgré les demandes de l’opposition.

Des quelques 4 000 documents analysés par les auteurs, il en ressort que le premier ministre danois a "manipulé, avec un succès significatif, l’opinion publique" de son pays. "Le gouvernement danois a fait croire à la population que les ambassadeurs [de pays musulmans] voulaient qu’il intervienne pour mettre au pas Jyllands-Posten et restreindre la liberté d’opinion, ce qui n’est pas vrai", affirme M. Seidenfaden.

Il indique, en outre, que "le phénomène le plus extraordinaire qui a fait de cette affaire locale une crise mondiale c’est le manque de diplomatie du gouvernement danois qui a refusé systématiquement tout dialogue avec le monde musulman". En témoigne, selon lui, le refus du chef du gouvernement danois, en octobre 2005, de recevoir onze ambassadeurs musulmans à Copenhague qui souhaitaient s’entretenir avec lui des caricatures parues un mois plus tôt dans le quotidien Jyllands-Posten ainsi que du climat ambiant hostile à l’islam au Danemark.

M. Seidenfaden disculpe les imams du royaume considérés par l’opinion et la classe politique danoise comme les responsables des protestations violentes contre le Danemark qui ont culminé en février par l’incendie de représentations diplomatiques danoises à Damas et Beyrouth. "Les imams cloués au pilori, y compris dans la presse, ont en fait œuvré, tant au Danemark qu’à l’étranger, à limiter et apaiser la crise et non à l’intensifier", selon le co-auteur. Et d’ajouter : "Même la police secrète danoise a reconnu qu’ils avaient joué un rôle positif dans cette crise."

Rassurons nos amis Danois : les Français, et en particulier une certaine gauche, ont gobé tout aussi facilement qu’eux le coup du complot des barbus contre la laïcité et la liberté d’expression. On finira par croire que derrière la défense de ces grands idéaux se cachent en fait bon nombre de petits racistes ordinaires dont un canard comme Charlie Hebdo pourrait prétendre être l’organe officiel.

Messages

  • Point de vue
    Le simplisme comme prophétie, par Rachid Amirou
    LE MONDE | 08.02.06 | 13h53 • Mis à jour le 08.02.06 | 13h53

    a polémique actuelle sur la caricature du prophète Mohamed n’aide pas les intellectuels musulmans à porter le débat sur la réforme possible et souhaitable de l’islam. Et notamment sur le statut humain du Prophète. Avec ces dessins, le débat est devenu déplacé et caricatural. Quel est le message délivré ? Que Mohamed et donc tous les musulmans sont terroristes ? Très fin en effet. Les proches ou descendants des centaines d’Algériens morts en luttant contre le terrorisme apprécieront cette "liberté" de pensée. Le négationnisme devient ainsi, et là on ouvre la boîte de Pandore, une audace de pensée, il est très "tendance", très "politiquement incorrect".
    En fait, ces affrontements frustes et frontaux arrangent ceux qui ne veulent justement pas que la parole et la pensée se libèrent réellement. Reste à espérer qu’un illuminé ne vienne pas mettre de l’huile sur le feu, soit en refaisant un acte criminel tel l’assassinat de Theo Van Gogh, soit dans l’autre camp, si je puis dire, en ravivant une blessure ou une querelle oubliée (colonisation, esclavage, humiliation et autre ra(ca)illerie...).
    Le clash des civilisations devient une forme de prédiction créatrice (Self Fulfilling Prophecy, selon le concept du sociologue William Isaac Thomas, repris par R. K. Merton). On organise et on alimente une controverse incessante, sur des bases fallacieuses, on annonce partout un conflit proche, et on attend que ce mensonge prenne corps et devienne réellement une guerre religieuse.
    Les invectives simplistes remplacent l’échange d’arguments, et les clivages binaires, "eux" versus "nous", font office de pensée. L’intellectuel de culture musulmane, laïque ou pas, athée ou croyant, de gauche ou de droite, est sommé de ne pas finasser et de rejoindre sans tarder un camp ou l’autre. Toute la richesse du débat sur la réforme et l’adaptation de l’islam aux exigences de la laïcité, de la rationalité et de la modernité est réduite à sa plus plate expression : qui n’est pas pour nous est contre nous... De même, l’intellectuel laïque et rationaliste est sommé de faire preuve de réalisme et d’abandonner toute lecture sociologique ou géopolitique des conflits actuels. Toute la richesse du débat sur la question de la laïcité, qui demeure une question centrale de nos sociétés, est réduite à sa plus simple expression athéiste ou islamophobe. Ce réductionnisme ethniciste a servi de grille de lecture des événements récents en France, on nous le vante comme lucidité suprême.
    L’air du temps néoconservateur fait de la "guerre des civilisations" un objectif à atteindre. La fracture ethnique comme remède à administrer remplace la fracture sociale de jadis qui était posée comme calamité à combattre. En Norvège, le secrétaire général de la Fédération de la presse estime que "la liberté d’expression, par nature, suppose que soient parfois publiées des choses que l’on n’aime pas voir".
    Définition assez aventureuse de la liberté d’expression, qui peut faire de l’invective une "opinion" : les sociologues savent que toute société a ses espaces "sacrés", en France, la sphère privée, par exemple, en constitue un. L’amour, les croyances, les appartenances philosophiques, les orientations sexuelles relèvent de la sphère privée et sacralisée par la loi. Dans d’autres pays (notamment musulmans), les symboles religieux restent protégés par des interdits culturels, et par la loi.
    Va-t-on voir fleurir des sites fondamentalistes qui vont exhiber la vie privée de personnages publics danois ? Va-t-on voir se généraliser ces syllogismes simplets : les extrémistes islamistes posent des bombes, Mohamed est musulman, donc Mohamed est un terroriste ? Avec des aberrations que l’on n’ose imaginer : Hitler est chrétien, donc le Christ est nazi ? Ou tous les Allemands sont encore des nazis ? Il est urgent de déconfessionnaliser la question sociale et le débat politique, et de revenir à une conception de la laïcité comme horizon du développement humain.
    La véritable caricature a consisté à agresser la complexité, l’intelligence et la nuance qui doivent guider toute oeuvre de pensée. En cela ces caricatures renvoient à une vulgarité de pensée ; cette misère intellectuelle ne peut en aucun cas se draper de l’habit de la "liberté d’expression". Le simplisme, maladie infantile du néoconservatisme comme de l’islamisme, tel est le véritable fléau du siècle.

    Rachid Amirou, sociologue, est professeur de sociologie à l’université.
    Article paru dans l’édition du Monde 09.02.06