Accueil > Saccagée et violée, Baghdad résiste

A la veille du vote, la ville vit des jours de cauchemar : sans électricité,
sans essence, sans gaz. Mais il y en a qui continuent à vivre et à travailler.
Et Bassam fait un serment : "Pendant son premier mandat, Bush a vu l’invasion, pendant son deuxième il verra leur retrait". Les vols de Bechtel. L’entreprise américaine a obtenu des contrats pour deux milliards de dollars, mais elle a laissé sans eau tout le Sud de la capitale irakienne.
de STEFANO CHIARINI Envoyé à Bagdad
"A Bagdad, c’est l’hiver de le plus rude depuis l’invasion des Mongols et la ville, le jour de l’inauguration de Bush, vit un véritable cauchemar, sans énergie électrique, sans essence, sans eau, sans gaz, sans sécurité, sans travail, sans droits humains.
Un pays détruit, comme James Baker l’avait promis à Tarek Aziz à la veille de
la guerre de 1991, une revanche, à mon avis, pour la nationalisation du pétrole
de 1972 et une faveur à Israël. Mais Bush va payer très cher le fait d’avoir
sous évalué notre peuple". Bassam, un petit homme mince, la cinquantaine, une
belle paire de moustaches blanches, titulaire d’une boutique de couturier qui
n’a plus de clients, - au début d’une Rashid Street aux vielles arcades liberty,
désormais en ruine - a les idées très claires aussi bien sur le premier mandat
du président Bush que sur le deuxième : "Le premier a vu l’invasion, le deuxième
verra la défaite des Usa et leur retrait".
Le pays qui ne veut pas mourir
En un certain sens le mince Bassam, qui est encore un sympathisant du premier président post-monarchie Abdel Karim Qassem - dont il garde un vieux portrait au fond du magasin - aux manières raffinées, représente bien un Irak qui ne veut pas mourir et qui a décidé d’aller en avant quoiqu’il arrive ; un homme modéré dans l’âme et dans le cerveau mais profondément nationaliste et anti-occupation : malgré tout il ouvre chaque matin les volets de métal de sa boutique comme si de rien n’était, en étalant des vêtements d’homme à la mode locale, les longues didasha, et des coupes plus européennes.
Tout autours, deux ans après l’arrivée des Américains, un spectacle de désolation et d’abandon parmi des déchets, des restes de voitures qu’on a fait sauter, des magasins fermés et des maisons menaçant de s’écrouler. De temps à autre, passe un convoi Usa dans l’indifférence et le mépris général. Les rares voitures s’arrêtent, ceux qui osent se rapprocher ou dépasser les convois, pris pour les auteurs potentiels d’un attentat, peuvent être abattus sans trop de manières. Mais il est difficile de manœuvrer dans la circulation et s’ils s’attardent, sur les capots pleuvent aussi des insultes, des bouteilles d’eau et des objets divers. La police et les milices irakiennes qui parcourent la ville avec leurs grosses jeeps neuves, presque toujours en sens interdit, le visage couvert par les cagoules, sont plus expéditives et tirent en l’air pour se frayer un chemin.
La rue Rashid est en ruine
La rue Rashid, jadis salon commercial de la ville, est en ruine. Les cafés des intellectuels des années 60, comme celui de l’angle de la rue Mutanabi, avec son souk de livres, ne restent ouverts que grâce à un pur acte de volonté des propriétaires, une sorte de résistance active et passive aux malheurs de ce pays. A seize heures, aux premières ombres du soir, les rares magasins ouverts ferment et tous se précipitent à la maison par peur des affrontements avec les patrouilles américaines et de l’activité florissante des criminels locaux - comme le bien connu Sindbad, qui exhibe un laissez-passer, vrai ou faux, pour la Zone verte - qui se sont déjà alliés avec les nouveaux pouvoirs forts, les Américains, le gouvernement Allawi, les milices de parti et, dans certains cas, aussi avec la Résistance.
Tout près, Tahrir square, la place de la révolution, avec son gigantesque bas-relief en bronze des années cinquante de Jawad Salim (coulé en Italie), hymne à la révolution antimonarchiste, antibritannique et anticoloniale de 1958, a été récemment le théâtre de nombreux attentats tandis que sur l’autre rive du fleuve, au-delà du vieux Pont des martyrs, en fer, aux élégants réverbères, où s’élevait la ville ronde des Abbassides, la situation est encore plus critique. Haifa street, la rue qui était le fleuron du régime de Saddam Hussein, avec une perspective surréaliste, des anciens ministères et de hauts palais multicolores à usage d’habitation, est devenue un champ de bataille. "Comment est-il possible que pendant la guerre, à l’époque de Saddam - nous dit Bassam après nous avoir fait installer dans sa boutique - nous avions l’électricité tandis que maintenant nous sommes toujours dans l’obscurité ? Comment est-il possible que dans un pays qui nage sur le pétrole on ne trouve pas d’essence ?".
Après une courte pause, le couturier de la rue Rashid continue : "Et maintenant, ils prétendent nous faire voter avec un système électoral fait exprès pour exclure tous ceux qui sont contre l’occupation et pour introduire en Irak ces critères ethnico confessionnels qui ont amené à la guerre civile au Liban. Tous le monde a protesté pour les élections en Ukraine, tandis qu’ici on trouve normal que les candidats présents dans les listes soient secrets". "L’Irak est en réalité la victime d’une véritable mise à sac de la part des Etats-Unis. Personne ne sait qu’est devenu l’argent non dépensé de l’Oil for food - ajoute un ami du couturier, maître d’école - de même que les fonds irakiens gelés à l’étranger, tout l’argent liquide, les propriétés et les objets précieux séquestrés par les soldats américains à leur arrivée. Et maintenant, comme si cela ne suffisait pas, ils emportent aussi notre pétrole et nous laissent dans l’obscurité, au froid et sans énergie".
Les raisons de cette crise énergétique gravissime ne dépendent pas seulement des attaques bien connues de la guérilla aux oléoducs, aux infrastructures et aux techniciens étrangers travaillant pour les Usa, mais aussi et surtout de la convoitise de l’administration Bush et des multinationales qui ont misé sur un maximum de recettes en reconstruisant de fond en comble chaque structure, clés en mains, plutôt que de réparer les installations russes et allemandes des centrales électriques et des raffineries.
Obscurité, soif et affaires en or
Cela ressemble à ce qui est arrivé dans le secteur de l’eau, où Bechtel, après avoir obtenu des contrats pour presque deux milliards de dollars, a laissé encore à sec une grande partie des centres au sud de Bagdad. Et maintenant, l’eau manque aussi dans la capitale. Ensuite, le coup de grâce à la reconstruction a été donné par le nouveau vice-roi de l’Iraq, John Negroponte, qui, à peine installé, a demandé d’affecter à la "sécurité" 3,34 milliards de dollars destinés à des interventions pour l’énergie électrique, les aqueducs et les égouts. Et si l’on pense que l’Administration américaine en Irak a eu à un certain moment à disposition presque 45 milliards de dollars mais qu’elle a fini par n’utiliser, en une petite proportion, que les recettes des exportations de pétrole irakien sur lesquelles il n’y avait aucun contrôle du Congrès.
Cet échec colossal a été une cuisante déception aussi pour ceux qui au moment de la guerre avaient cru en un changement. C’est le cas d’une dame entre deux âges, Fatima, avec six enfants, qui se débrouille en faisant des ménages dans quelques bureaux encore ouverts Rashid Street : "Quand il ont chassé Saddam j’étais heureuse parce qu’il y a quelques années la police était arrivée au magasin de mon frère, l’avait arrêté et depuis on n’a plus rien su de lui. Pensez donc : je m’étais fait un petit drapeau américain et quand les hélicoptères passaient je l’agitais en cachette. Hélas, je me trompais et maintenant ce drapeau je l’ai brûlé".
Ensuite, après avoir acheté quelques pâtisseries pour la fête du remerciement, Fatima continue à exprimer sa déception : "Pour les Américains serait-ce peut-être de la démocratie que de torturer les prisonniers, de nous laisser mourir de faim, de voler le pétrole ou de nous contraindre à choisir entre une liste guidée par un petit Saddam, Iyad Allawi et une autre gérée par les Iraniens ? Je suis chiite pratiquante mais, même en refusant Allawi, je ne donnerai jamais mon vote, n’en déplaise à Sistani, à la liste des Iraniens, que Dieu les maudisse. Le 30 janvier je resterai chez moi. On m’a trompé et si je n’aide pas les moudjahiddines ce n’est que parce que parmi eux, outre tant de braves personnes, il y a aussi des fanatiques religieux et quelques anciens baathistes. Certes, si cela continue ainsi, cela vaut mieux que Bush, au moins ce sont des Irakiens.
Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao