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Sortir l’Algérie du chaos, par Hocine Aït Ahmed

Publie le mercredi 5 novembre 2003 par Open-Publishing

LA crise qui secoue le sommet du pouvoir et, partant le FLN, l’ancien parti
unique, a au moins un mérite : montrer combien en Algérie suffrage
universel et élection à la magistrature suprême n’ont rien à voir.

Celle-ci a toujours relevé des hauts dignitaires militaires qui, après avoir
choisi leur candidat, s’assurent par le biais d’urnes truquées que celui-ci
l’emportera. Jamais sans doute l’étalage de ces "primaires à l’algérienne",
commencées un an avant l’échéance de 2004, n’aura été aussi flagrant, voire
obscène. La difficulté des clans militaro-policiers à s’entendre sur le
candidat le plus à même de garantir la pérennité de leur pouvoir et de leurs
intérêts est à l’origine d’une crise si grave qu’elle a débordé du huis clos
traditionnel.

Que dire de cette affaire, hormis exprimer une condamnation de principe des
agressions à coups de barre de fer et de chiens dobermans qui ont visé la
direction officielle d’un FLN remis au goût du jour par les luttes internes
de la nomenklatura ? Que dire, sauf dénoncer à nouveau le coup de force
constitutionnel qui, au lendemain de l’indépendance, a confisqué le droit
des Algériens à l’autodétermination, qui fut pourtant la raison d’être de la
guerre de libération et devait nous permettre de construire librement notre
Etat.

Cette falsification originelle n’était que le début d’une série de coups de
force ouvrant la voie à la privatisation de l’Etat et à l’accaparement des
richesses de l’Algérie par un cartel d’officiers supérieurs et leurs
réseaux. Les conséquences d’une telle domination et exclusion de la société
ont créé les conditions de la guerre qui fait rage depuis 1992.

Car notre pays - qui avait entamé, à la fin des années 1980, une des
expériences les plus intéressantes d’ouverture démocratique au sud de la
Méditerranée - retombe dans le gangstérisme politique d’une oligarchie
criminelle. Celle-ci a-t-elle pu masquer sa nature brutale et prédatrice en
jouant admirablement de l’islamophobie ambiante, en instrumentalisant des
élites fort peu intéressées par l’émancipation politique de leur société ou,
plus prosaïquement, en "achetant" la "compréhension" des partenaires de
l’Algérie à coups de pétrole et de gaz... et en laissant planer la menace de
violences sur leur propre territoire ?

Les raisons sont multiples qui ont mis une population tout entière à la
merci de groupes terroristes islamistes, d’escadrons de la mort
anti-islamistes tout aussi fanatisés, et d’une féroce répression d’Etat.

L’une de ces raisons demeure l’omerta internationale qui a entouré la mort
de plus de 200 000 Algériens, les milliers de disparus, l’exode interne de
plus d’un million de personnes, le viol de toutes les normes qu’un Etat est
tenu de respecter. On ne compte plus en revanche les prises de position
attribuant contre toute évidence au terrorisme islamiste l’exclusivité des
atrocités perpétrées. Mais, quand la répression sanglante a frappé - sans
l’alibi de l’intégrisme - des jeunes sans armes en Kabylie, la réprobation
ne s’est faite que du bout des lèvres...

Aujourd’hui, les déchirements au sein de la "coupole" - terme exprimant le
mieux la typologie du pouvoir réel et de ses pratiques mafieuses - font
grand bruit. On ne peut les comprendre et éviter de tomber dans la énième
fiction distillée par Alger sans rappeler le contexte dans lequel ils
surviennent. De l’éviction du gouvernement réformateur en juin 1991 à
l’intronisation d’Abdelaziz Bouteflika par la hiérarchie militaire en avril
1999, les généraux ont poursuivi ce qu’ils font en réalité depuis
l’indépendance : anticiper pour étouffer dans l’ouf toute expression
autonome de la société, toute véritable opposition démocratique ou
initiative politique susceptible de créer les conditions d’une alternance
qui remettrait en cause leur mainmise sur l’Algérie.

Le calcul de la haute hiérarchie militaire en portant Bouteflika au pouvoir
était simple, et le général Nezzar l’avoue cyniquement dans un livre : il
était "le moins mauvais des candidats". Sous-entendu pour préserver les
intérêts du système et exonérer le régime de toute responsabilité dans les
exactions commises pendant la "sale guerre". Mais le commandement n’avait
pas prévu que son candidat roulerait avant tout pour son propre compte.

Dès lors, la crise actuelle tient moins à l’opposition entre deux visions
différentes de l’exercice du pouvoir qu’à l’exacerbation d’une vieille
crainte des décideurs algériens : celle de voir l’un d’entre eux, n’importe
lequel, accaparer tous les leviers du pouvoir.

Après onze années de sale guerre, cette peur est d’autant plus forte que
trop de sang a été répandu. Et que trop d’injustice, d’arrogance, de
prédation ont rendu inéluctable le divorce entre la société et l’ensemble du
système.

Dans ce contexte, le clan qui l’emportera en 2004 aura la tentation de
sacrifier les perdants sur l’autel d’un (énième) pseudo-nouveau départ,
cette stratégie éculée qui cherche à faire diversion au ras-le-bol du pays
et aux aspirations d’une jeunesse privée de son passé, de son présent et de
son avenir.

La tragédie, c’est que jamais ce pouvoir n’envisage "l’Etat de droit en
construction" et autres promesses qu’il nous ressasse de crise en crise sous
un angle réellement politique, c’est-à-dire prenant en compte la société. Il
préfère nouer et dénouer dans les villas des hauteurs d’Alger des alliances
éphémères entre compères d’égale duplicité.

C’est en cela que ses déchirements actuels sont gros de bien des périls, les
généraux ayant tout au long de leur histoire privilégié les solutions les
plus onéreuses pour la société. Et leurs querelles risquent de dégénérer en
affrontement d’autant plus meurtrier que celui-ci trouvera dans une
situation sociale explosive matière à toutes les fuites en avant dans
l’aventure et la manipulation.

Les Algériens, épuisés par la violence, la hogra et des conditions de vie
infra-humaines, ne soutiendront quant à eux aucun des clans du pouvoir, sous
quelque habit civil, militaire ou régionaliste qu’il se présente. Ils l’ont
signifié en ne s’impliquant pas dans les jeux d’appareils. Ils l’ont
également fait en ne tombant pas dans le piège qui voulait faire basculer la
Kabylie dans un régionalisme ravageur opposant des Algériens entre eux.

Et, pour l’heure, ils accueillent toutes les tentatives de leur faire croire
qu’un clan leur serait plus favorable qu’un autre avec un scepticisme
frondeur.

On aurait toutefois tort d’y voir de la passivité ou une patience illimitée.
Jamais les Algériens ne se sont sentis aussi démunis et humiliés. Jamais la
jeunesse ne fut aussi désemparée, comme le nombre croissant de suicides en
témoigne. Jamais, elle n’a autant manifesté pour des revendications aussi
précises que légitimes. Jamais elle ne fut aussi indistinctement réprimée.

En s’attaquant à l’enseignant comme au chômeur, au journaliste comme au
sinistré, le pouvoir a réussi, d’Alger à Tamanrasset, à unir les Algériens
contre une politique faite d’atteintes aux droits de l’homme, d’arbitraire
sans limite et d’impunité face au crime organisé.

Générant détresse morale et sociale, cette gestion ubuesque a ramené des
maladies oubliées - peste, typhoïde, choléra, méningite... - dans un pays
dont les dirigeants se glorifient de réserves en devises qui atteindront
31,66 milliards de dollars fin 2003, une aisance financière inégalée depuis
l’indépendance...

A l’approche d’une présidentielle qui ne mobilise que le pouvoir et ses
clientèles, et alors que gronde la colère de tous les sinistrés du bateau
Algérie, on ferait mieux de s’intéresser aux propositions de sortie de crise
émises jusqu’ici.

Et de prendre conscience qu’il y a beaucoup plus de sagesse et d’aptitude au
pardon dans les chaumières algériennes que dans les allées du pouvoir. Je
continue pour ma part de considérer comme incontournables la libération du
champ politique par la fin de l’état d’urgence, la levée du monopole des
clans sur la presse ou des entraves au dynamisme du mouvement associatif
autonome...

Les enjeux dépassent plus que jamais les considérations de personne, de
région ou d’appareil. Nous ne pourrons faire l’économie de révisions
déchirantes si nous voulons refonder l’Etat et la nation.

Cela passe par l’élection d’une Assemblée constituante qui exige la mise en
place d’un gouvernement de transition. Loin des fausses solutions, des faux
dialogues, des manouvres de sérail destructrices. Cela passe aussi par le
respect des conventions et pactes internationaux signés par l’Algérie,
notamment en matière de droits de l’homme et de protection des populations.
Qui plus est au moment où le trop-plein de souffrance et d’épreuves provoque
partout et sous toutes les formes manifestations et dissidence, signes d’une
détermination nouvelle à ne plus accepter l’inacceptable.

Dans ce contexte, les Algériens sont en droit d’attendre de la communauté
internationale qu’elle cesse, au minimum, de cautionner un régime dont la
seule légitimité réside précisément dans la reconnaissance internationale.

C’est la seule manière d’éviter que l’Algérie sombre dans le chaos et que
notre société continue à se disloquer. Une situation qui interdit toute
unification du Maghreb, condition sine qua non d’un développement durable de
cette région. Et de l’instauration d’un pôle de stabilité en Méditerranée.

Hocine Aït Ahmed est président du front des forces socialistes (ffs)
algérien