Accueil > Supermenteur prend la tête du camp du "oui"
LES CONTRE-VÉRITÉS DU CHEF DE L’ÉTAT lors de sa dernière prestation télévisée... "L’Humanité" oppose l’interprétation du président de la République au projet de Constitution européenne.
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1. Le « oui » protège
de la guerre
« Cela fait des millénaires que l’on se bat, c’est dans la nature de l’homme. On s’est bien aperçu, avec la croissance des moyens de destruction massive, des conséquences désastreuses de ces situations. Les deux dernières guerres en ont été un exemple. Il fallait enraciner la paix pour léguer à nos enfants un monde en paix. Que l’on ne revoit plus jamais cela ! »
La réalité
« Plus jamais ça » : la paix entre les États membres de l’Union est incontestablement un des principes fondateurs de la construction européenne. Les rédacteurs de ce projet de constitution n’ont toutefois pas cru bon d’intégrer la paix comme une « valeur » sur laquelle l’Union serait « fondée » (I-2, page 9), mais seulement comme un de ses « objectifs » : l’Union européenne affirme avoir « pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples » (I-3-1, page 9) et « dans ses relations avec le reste du monde », elle entend « contribuer à la paix » (I-3-4, page 9). En fait, loin de faire de l’Europe un acteur de la pacification dans le monde, l’obligeant à définir une défense commune « compatible » avec celle qui sera arrêtée dans le cadre atlantiste de l’OTAN (I-41-2, page 16), cette constitution n’incite à la dépense publique que pour une militarisation accrue : « Les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires » (I-41-3, page 17). Il s’agit donc tout simplement, pour reprendre les expressions de Chirac, d’« enraciner la paix » à travers « la croissance des moyens de destruction massive ». Et si jamais la guerre éclatait, l’objectif prioritaire de l’Union est fixé : « Les États membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un Etat membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre, ou pour faire face aux engagements contractés par lui en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationale » (III-131, page 28). Instructif, non ? En cas de conflit militaire, il faut bien que la guerre économique puisse se poursuivre.
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2. La France,
« mère » de cette constitution
« Cette constitution reprend en réalité toutes les valeurs qui sont celles de la France. On a dit qu’elle était d’une certaine façon, en parlant d’élargissement, la "fille de 1989", c’est-à-dire de la chute du mur de Berlin. C’est vrai. Mais elle est surtout la "fille de 1789". Ce sont toutes les valeurs de la France qui seront notamment reprises dans la Charte des droits fondamentaux qui est le coeur même de cette constitution. »
La réalité
« C’est notre bébé, c’est la fille de 1789, elle a la bouche, le nez, les yeux, le coeur et l’âme de la France », fanfaronne le président de la République. Ce qui est sûr, c’est que cette constitution n’est pas la « fille de 1905 » : en ce centenaire de la loi de la séparation des Églises et de l’État, le projet soumis au référendum ne fait aucune référence à la « laïcité » et instaure en revanche une obligation pour l’Union européenne, « reconnaissant l’identité et la contribution spécifique » des Églises, des associations ou des communautés religieuses ainsi que des organisations philosophiques et non confessionnelles, de « maintenir un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces Églises et organisations » (I-52-3, page 19).
Ce qui est sûr également, c’est que cette constitution n’est pas la « fille de 1944 » et du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) qui garantissait, à côté de « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières » et d’« une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », « le droit au travail et le droit au repos », « un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail » et « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ». A ces droits repris dans la constitution française, le projet de constitution européenne oppose une peau de chagrin de « droits fondamentaux » : le citoyen a le « droit de travailler » et la « liberté de chercher un emploi » (II-75, page 22), l’Union se contente de « reconnaître » et de « respecter le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale » (II-94, page 24), et elle « reconnaît et respecte le droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante » (II-85, page 23), mais sans garantie d’avoir une pension de retraite !
Quant au « coeur même de cette constitution » vantée par Chirac, il est exsangue... On le voit, les « droits » sont au mieux médiocres, au pire en recul et, en plus, ils n’ont tout simplement pas vocation à s’appliquer : la Charte « ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelle pour l’Union » (II-111-2, page 25) et elle sera interprétée, stipule-t-on dans son préambule (page 21) « en prenant dûment en considération les explications établies sous l’autorité du praesidium » (déclaration no 12, pages 169-184). Au sujet, par exemple, de l’interprétation du « droit à la vie » (II-62), ne lit-on pas dans les explications que « la mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection » (page 170) ? Alors cette constitution européenne, c’est peut-être la « fille de 1789 », mais elle doit être née avant la prise de la Bastille...
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3. Un texte
presque antilibéral
« Les gouvernements de droite feront des politiques de droite, les gouvernements de gauche feront des politiques de gauche. Et la majorité de l’Europe sera un peu plus à droite, ou un peu plus à gauche selon les circonstances. Mais la constitution n’est évidemment ni de droite, ni de gauche. Ce qu’elle est en revanche, c’est un pas décisif vers une situation plus sociale. »
La réalité
En cas d’adoption de cette version de la constitution européenne, on pourra effectivement mener une politique « un peu plus à droite » ou « un peu plus à gauche », mais selon que l’on sera de droite ou de gauche, on aura les mains libres ou un boulet au pied. Dès les premières lignes et jusqu’à plus soif, l’Union rappelle, obsessionnelle, son cadre d’« économie sociale de marché hautement compétitive » (I-3-3, page 9), offrant « à ses citoyens un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2, page 9) et garantissant « la stabilité des prix » (I-3-3, page 9) par le biais de l’inflexible Banque centrale européenne (BCE) « indépendante » (I-30-3, page 14), dont, cas unique au monde, la « stabilité des prix » est « l’objectif principal » (I-30-2, page 14). constitutionnalisées, dans le détail, à travers la partie III (lire aussi ci-dessous), les dogmes monétaristes néolibéraux faisant de la « concurrence libre et non faussée » et de la « stabilité des prix » les clés de voûte de l’Union seraient sans effets sur les choix politiques que les peuples et leurs gouvernements pourraient toujours effectuer demain ? De manière proprement ahurissante, le projet en débat laisse entendre une fois pour toutes que c’est « le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre », et lui seul, qui « favorise une allocation efficace des ressources » (III-178, page 36). Fin de partie, fin de l’Histoire : un siècle et demi de débats entre économistes à la poubelle !
En fait, on assiste à une tentative de vitrification « constitutionnelle » du « moins d’État », de l’interdiction des politiques budgétaires, des déficits publics, et au fond, de toute politique alternative. Et qui plus est, de manière quasiment irréversible : comme l’a laissé échapper Valéry Giscard d’Estaing, on en a « pour cinquante ans » car cette constitution européenne n’est « révisable » que sous certaines conditions plus qu’improbables d’unanimité à chaque niveau : convocation d’une Convention, consultation pour accord de la BCE, conférence des représentants des gouvernements, parlement européen, parlements nationaux (IV-443, page 84)...
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4. La partie III garantit notre modèle social
« Vous avez un principe essentiel dans ce que l’on appelle le titre III, c’est-à-dire la reconnaissance de l’ensemble des politiques. Toutes les politiques devront être marquées par une exigence sociale et également environnementale. Cela, c’est un fait nouveau. D’une Europe économique, c’est devenu une Europe à vocation sociale. »
La réalité
Le président de la République a décidément un culot monstre ! Et une certaine témérité, au fond : alors que, depuis des mois, les partisans honteux du « oui », surtout à gauche, encouragent les Français à ne surtout pas lire la partie III de ce projet de constitution (le plus gros morceau du texte, et de loin, avec ses 322 articles, pages 27-81), voire, pour certains d’entre eux, à l’effacer purement et simplement des éditions de poche qu’ils publient sous le titre fallacieux de « constitution européenne », Jacques Chirac attire, à juste titre, l’attention des Français sur « les politiques et le fonctionnement de l’Union » : l’Union européenne est ainsi sommée de « prendre en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé » (III-117, page 27). Mais cette « clause transversale » ajoutée au texte en dernière minute n’est qu’une aimable pétition de principe quand, derrière elle, on trouve la déclinaison concrète des politiques néolibérales : afin de « contribuer à la réalisation d’un niveau d’emploi élevé » (III-205, page 42), la constitution promeut la flexibilité et la précarité par le biais de « marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie » (III-203, page 42). Dans ces conditions, la « vocation sociale » de l’Union, celle du « plein-emploi », ressemble quand même furieusement à une vocation de démolition sociale.
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5. En route pour l’harmonisation sociale
« Cette constitution a l’immense avantage de faire l’harmonisation sociale. C’est, si vous voulez, la cohérence entre d’une part un grand marché, qui donne des perspectives économiques et de développement très importantes pour l’avenir et l’harmonisation sociale. C’est-à-dire un modèle social européen, un système qui tire en permanence le social vers le haut. »
La réalité
Répété à satiété lors de son intervention, cet argument phare de Jacques Chirac ne tient pas la route une seconde texte en main : s’il y a bien une chose que la constitution ne prétend aucunement réaliser, c’est bien cette « harmonisation tirant en permanence le social vers le haut » dans l’Union européenne ! Sur les 448 articles de la constitution européenne, on n’en trouve pas un seul pour déplorer la concurrence sociale et fiscale entre les États membres et recommander la recherche progressive d’une harmonisation favorable aux salariés de toute l’Union. Pis ! D’un bout à l’autre du traité, un arsenal de mesures interdit purement et simplement l’harmonisation sociale : bien souvent le texte précise que les mesures fondées sur tel ou tel article « ne peuvent pas comporter d’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » (I-12-5, page 10, I-18-3, page 11 et III-210-2-a, page 43). Pas question ainsi de promouvoir la mise en place d’un salaire minimum dans les États membres ou, au moins, de chercher une harmonisation salariale par le haut : les rémunérations, comme le droit de grève ou le droit au lock-out, sont exclues du texte en débat et renvoyées aux pratiques nationales (III-210-6, page 43). Il s’agit d’« éviter d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises » (III-210-2-b, page 43). En matière de politique sociale, c’est « le fonctionnement du marché intérieur qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux » (III-209, page 43), de quoi assurément tirer très fortement, mais vers le bas... Rappelons enfin qu’en matière fiscale, toutes les décisions sont prises par le Conseil qui « statue à l’unanimité » (III-171, page 34) : autrement dit, avec, par exemple, un pays comme l’Estonie dont l’impôt sur les bénéfices des sociétés est fixé à 0 % et qui pourra toujours exercer son veto à toute recherche d’harmonisation fiscale dans l’Union, la course au dumping social et aux délocalisations n’est pas près de s’arrêter.
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6. Les services publics enfin consacrés
« Nous nous sommes battus pour la reconnaissance des services publics. Et nous avons gagné. A chaque Etat, la capacité de faire les aides financières qu’il estime nécessaire pour le bon fonctionnement de ses services publics. Si la SNCF veut continuer à exploiter une ligne parce qu’elle est socialement importante mais financièrement très déficitaire et obtenir à ce titre un concours financier, il n’y aura aucun changement. »
La réalité
Une fois de plus, Jacques Chirac semble lancé dans une interprétation toute personnelle et très libre du projet de constitution européenne : la notion de service public n’apparaît qu’une seule fois dans le texte quand il est question de « servitudes inhérentes à la notion de service public » (III-238, page 48). La constitution européenne évoque, elle, des « services d’intérêt économique général » (SIEG) dont la définition est renvoyée à l’adoption, plus qu’incertaine comme on va le voir, d’une « loi européenne » (III-122, page 27) et qu’en toute hypothèse, la Commission invite, dans l’annexe 1 de son document sur le sujet, à ne pas confondre avec l’expression « service public » (Livre blanc du 12 mai 2004, page 23). « Il est resté incertain qu’une directive-cadre (définissant les SIEG et leur donnant une « base juridique ») constitue la meilleure voie à suivre à ce stade et apporte une valeur ajoutée suffisante. En conséquence, la Commission conclut qu’il convient de ne pas présenter de proposition pour l’instant » (déclaration sur le Livre blanc COM (2004) 374, 24 août 2004).
Quoi qu’il en soit, les services publics, ou même les SIEG tout comme les entreprises publiques, ne figurent plus comme avant dans les « valeurs » ou les « objectifs » de l’Union (I-2 et I-3, page 9) ; conçus comme de simples dérogations, ils sont soumis « aux dispositions de la constitution, notamment aux règles de la concurrence » (III-166, page 33) ainsi qu’aux restrictions drastiques des aides accordées par les États « qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions » (III-167, page 33). Cerise sur le gâteau : « est incompatible avec le marché intérieur et interdit le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur (III-162, page 33). Dans ces conditions, on le voit très nettement à travers l’exemple de la SNCF cité par Jacques Chirac, on organise petit à petit, à travers les vagues de libéralisation du rail, le démantèlement de l’entreprise publique en interdisant la péréquation entre les différentes activités (celles qui sont rentables et celles qui ne le sont pas) : privatisant les profits et collectivisant les pertes, cette constitution accroît la menace sur les services publics. Pas de quoi surprendre quand on élève au rang de « liberté fondamentale de l’Union » (I-4-1, page 9) la libéralisation des services...
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7. Bolkestein aux oubliettes de l’histoire
« La Commission a fait une proposition, dite "Bolkestein", fondée essentiellement sur une notion qui était "le pays d’origine". Cette proposition a été adoptée par les commissaires, je ne sais pas si les commissaires français l’ont adoptée ou pas, mais les commissaires sont, par définition, indépendants. Cette directive a été proposée puis on ne s’en est pas occupée, personne ne pensant sérieusement qu’elle avait des chances de passer, elle est ressortie. Nous avons pris une position très claire : nous avons dit "non". »
La réalité
Attention, sommet de mauvaise foi ou amnésie passagère ! Outre le fait que Jacques Chirac entérine la conception technocratique et antidémocratique du rôle des commissaires « indépendants » (I-26-4, page 13), disposant du monopole de l’initiative législative (I-26-2, page 13) et censés « promouvoir l’intérêt général de l’Union » (I-26-1, page 13), il feint de ne pas savoir qu’avec Pascal Lamy, son actuel ministre Michel Barnier a approuvé la directive sur les services quand elle a été présentée à la Commission, en janvier 2004, par Frits Bolkestein. Non, la directive n’est « pas ressortie » subitement et la France n’avait jamais avant le début de l’année protesté contre le « principe du pays d’origine » (lire aussi, pages suivantes, la tribune d’Antoine Rémond) puisque, le 25 novembre 2004, dans les conclusions officielles d’un sommet « Compétitivité », on peut lire ceci qui contredit passablement les affirmations du chef de l’État : « Tous les États membres soutiennent le principe du pays d’origine comme un élément essentiel de la directive proposée. Certains États ont exprimé quelques préoccupations particulières, mais ils acceptent le principe du pays d’origine comme point de départ des discussions. »
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8. Le « non » est anti-européen
« On ne peut pas dire "Je suis européen et je vote "non" à la constitution". Ce n’est pas convenable. (...) Ce n’est pas honnête. (...) Je ne parlerai pas de mouton noir, mais imaginez que la France dise "non". Elle serait probablement l’un des rares, ou le seul, à dire "non". »
La réalité
À la fin de son intervention, le président de la République sort son arme fatale : la diffamation. En France, l’émergence d’un « non » pro-européen et antilibéral a, depuis quelques mois maintenant, ouvert des brèches dans toute l’Union : des voix importantes commencent à se faire entendre, malgré le black-out médiatique, en soutien d’un « non » au référendum du 29 mai en France. Dernier exemple en date : l’ex-président du SPD allemand, Oskar Lafontaine. Lundi prochain, un « appel des 200 » européen, rassemblant des personnalités politiques, syndicales et intellectuelles de toute l’Union et conçu sur le modèle de celui lancé en France par la Fondation Copernic à l’automne (« Dire « non » au traité constitutionnel pour construire l’Europe »), devrait être rendu public. Quant à l’argument d’un isolement de la France dans le « non », il est pour le moins fallacieux à la vue des sondages dans les pays qui organisent un référendum : aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Pologne et, bien sûr, en Grande-Bretagne. « Si un référendum, et non une ratification parlementaire, était organisé en Allemagne, le « oui » serait laminé ! », disait récemment dans l’Express la ministre de la Justice allemande, Brigitte Zypries.
Décryptage réalisé par
Thomas Lemahieu