Accueil > The Aviator, le film manqué

de Katia Rossi e FabrizioViolante traduit de l’italien par karl&rosa
En 1977, en faisant la présentation sur le "New Statesman" de The Hughes Papers de E. Davenport, P. Eddy et M. Hurwitz, James G. Ballard (1) avait déjà saisi l’essentiel, ce qui chez le personnage extrême et insaisissable de Howard Hugues peut avoir convaincu Martin Scorsese à en faire un film.
En commentant l’air décidément punitif que l’on respirait dans cette recherche sur ses dernières années, Ballard écrivait que "le comportement de Hughes les vingt dernières années de sa vie, parfois bizarre, plus souvent seulement excentrique, irrite profondément ses concitoyens, parce qu’il détruit trop de fantaisies qui leur sont chères" (2). Fils du millionnaire texan qui inventa un extraordinaire outil pour le forage du pétrole, Hughes fut pendant un certain temps l’homme le plus riche du monde, réalisa le film le plus coûteux jamais produit jusqu’alors (Hell’s angels , 1930) en entrant dans le monde doré d’Hollywood par la grande porte, inventa de nouveaux prototypes d’avion qu’il pilota lui-même - jusqu’à projeter et construire le puissant avion pour la traversée océanique -, séduisit les plus belles femmes du cinéma, en dessinant même personnellement un soutien-gorge pour Jane Russell (lancée dans le film qu’il réalisa The outlaw, 1943).
Son incarnation de pratiquement tous les mythes nationaux, desquels il s’enfuit à la veille de ses cinquante ans en optant pour un exil volontaire et un silence sournois, ne pouvait qu’irriter les Américains, à plus forte raison parce que sa recherche d’une privacy absolue eut lieu d’une façon insupportablement publique. Ballard arriva même à déclarer sa propre admiration pour Hughes "surtout pour sa manière inattendue de fermer la porte au monde. Rester étendu sur un divan, les volets fermés, appuyé à un tas de coussins, et suivre les régimes à la mode tandis qu’on regarde le cent soixante dixième remake de Ice station Zebra, me rappelle beaucoup, pour certains aspects, la vie d’aujourd’hui dans la vallée de la Tamise. Peut-être Hughes avait-il gardé le contact avec la réalité plus que nous sommes amenés à le croire" (3). Ou bien peut-être la folie d’Hughes dit-elle sur la Raison américaine beaucoup plus qu’elle n’est disposée à nous le faire croire de prime abord, autrement dit, peut-être que les tentatives d’effacer ce personnage extraordinaire ont servi à rassurer la conscience scandalisée face à la folie d’un vol pindarique. Le vol d’un homme devenu fou dans sa tentative de rester fidèle à sa mythologie privée, où les héros ne font pas de compromis avec la réalité, même pas si elle a l’aspect de Katharine Hepburn. Le vol de celui qui fuit la réalité, en somme, par exemple la réalité des flash des reporters qui cherchent à immortaliser les stars pour le grand public en les surprenant inévitablement et en nous en dévoilant toujours un peu plus de leur intimité - sa peau et ses cheveux, avec le cœur et les reins (4) -, tellement que ce qu’on voit voler en éclats, avec les ampoules des flash, semble être l’âme de Hughes.
Mais, malgré ces prémisses, The Aviator nous semble un film imparfait, redondant jusqu’au baroque, le film moins "personnel" de Scorsese, qui a répondu, au début, à une idée de Leonardo Di Caprio. Et pourtant ici aussi, même en la regardant du point de vue de Hughes et avec les yeux de la vieille Hollywood, tant aimée par Scorsese mais loin de son cinéma, le réalisateur ne fait que raconter toujours la même histoire, le cœur pourri du rêve américain, la descente aux enfers de ses héros, de ses assassins, de ses victimes. Et Scorsese est tout dans le final, dans ce le moyen du futur le moyen du futur le moyen du futur..., répété mille fois par le protagoniste, comme une berceuse obsessionnelle berçant son délire. Mais, pour le dire encore avec Ballard, le futur est mort (5), et la flèche décochée vers le ciel finit sa course pour retourner à terre, sous terre...
Hughes finira sa vie en s’enfermant dans l’attique du Desert Inn Hotel, au sommet de la seule fantaisie nationale à laquelle il ne s’était pas mêlé jusque là, Las Vegas, loin du spectacle et du ciel. A partir de là, cela aurait pu être le film parfait de Scorsese, qui est exceptionnel quand il raconte la chair, le sang, la terre, mais il se perd dans le vol. Tout comme la scène finale de Gangs of New York redonne son sens au récit des affrontements entre les bandes de Five Points, l’effondrement du mythe de la naissance d’une nation, nous aurions voulu que The aviator pénètre sous la peau de Hughes en nous en racontant la maladie - comme c’est le cas dans les séquences les plus réussies du film, qui se déroulent le long du récit comme un démon sous la peau du film principal -, son être dedans, plutôt que ses folles courses dans le ciel.
Quand l’avion chute, on a l’impression d’assister à la partie la plus vraie de l’histoire, la scène la plus réussie de tout le film : après l’avoir vu voler, conquérir Katharine Hepburn dans le ciel, ce n’est que quand nous sommes projetés dans l’accident, que nous entendons le bruit du fuselage qui s’écrase au sol, celui des éclats de verre, que nous voyons son corps déchiré, que nous sentons vraiment l’histoire de cet aviateur milliardaire et fou. L’avion tombe sur les maisons d’un quartier résidentiel américain typique, achève son vol vertical sur la ville horizontale et dans cette perpendicularité de plans on perçoit l’idée même du cinéma de Scorsese : les mondes parallèles du rêve américain et du cauchemar ne peuvent que se rencontrer en se heurtant, la course effrénée dans le ciel finit par broyer l’ordre résidentiel bourgeois. La lame de rasoir qui plonge dans la chair de The Big Shave déchire l’image extérieure et le cinéma pénètre dans la vérité de ses personnages. Scorsese nous a habitués à cette vérité et quand nous voyons Hughes dans une sorte de rapport charnel avec ses films, en en projetant les images sur sa peau, nous sentons que The Aviator voudrait ou aurait pu nous raconter beaucoup plus, si dans le récit de la vie de Hughes le réalisateur ne s’était pas arrêté à la représentation, déconcerté par le budget élevé, le cast astronomique, et l’obsession reconstructive des set, aussi parfaits que glaciaux.
Tout le film est parcouru par des avions en vol, de même que Bringing Out the Dead par la course acide de l’ambulance : dans l’un les cieux lumineux de la Californie, dans l’autre les rues noires de New York, mais tous les deux racontent un délire d’omnipotence qui se termine inévitablement par un crash. L’avion qui chute et l’ambulance qui capote sont l’accident qui ramène à la réalité le magnat qui veut devenir le maître des cieux et le guérisseur qui veut sauver toutes les vies. L’accident de Hughes qui, dans l’étrange mélange de corps et machine, en fait un mutant (son cœur se déplace de gauche à droite), nous révèle comment sa conscience n’est qu’un passage entre un ordre désormais mourant qui n’existe plus - ce monde intact de pureté et d’innocence dans lequel sa mère voulait le sauvegarder - et un ordre imminent qui n’existe pas encore - que Hughes tente désespérément de construire le long d’une existence constamment menacée par la contamination. Un passage, donc, une zone liminale qui fait en sorte que les personnes les plus proches sont perçues comme extérieures, étrangères (Fremde), parce que cet espace immaculé d’intimité entre la mère et l’enfant, avec lequel le film s’ouvre et auquel Hughes aspirerait revenir avec toutes les femmes qu’il rencontre, est unique.
(1) Cf. James G. Ballard, Fine Millennio : istruzioni per l’uso, tr. it. de A. Caronia, Baldini&Castoldi, Milan 1999, pp. 76-77.
(2) Ibidem, p. 76 (les caractères italiques sont les nôtres).
(3) Ibidem, p. 77.
(4) Comme l’écrivait Walter Benjamin dans son célèbre L’opera d’arte nell’epoca della sua riproducibilità tecnica (tr. it. de E. Filippini, Turin 1966, p. 34), dénonçant comment le cinéma répond au déclin de l’aura en construisant artificieusement la personality hors des studios.
(5) Cf. James G. Ballard, Il futuro è morto. Psicogeografia della modernità, “Millepiani”, n. 6, 1995.
Publié par : Carte di Cinema (Revue quadrimestrielle de la Fedic, Fédération Italienne des Cineclub) n.16, 2005