Accueil > "Tout est Israël", a dit le soldat
Amira Hass
Haaretz, 13 juillet 05
Ecoutez ce que dit le soldat sur le terrain. Il dit ce que ses chefs ont été exercés à dissimuler et à embellir. Ecoutez le soldat roux qui a empêché, le mois passé, des habitants de Qafin de franchir la porte insérée dans la clôture de séparation, pour se rendre sur leurs terres. Il s’agit de 5000 des 8200 dounams de terres agricoles d’un village du nord ouest de la Cisjordanie. Des terres qui appartiennent aux familles de ses habitants depuis des générations et qui, pour de soi-disant motifs de sécurité, ont été coupées du village, comme c’est arrivé et comme cela arrivera encore à des centaines d’autres villages palestiniens.
Plusieurs habitants détiennent un permis émanant de l’administration civile qui les autorise à passer par cette porte close. Ces documents signés sont une preuve écrite à l’attention de la Cour suprême et, indirectement, de la Cour internationale de La Haye, que les services de sécurité et l’Etat tiennent leur engagement à ce que la clôture de sécurité n’empêche pas l’accès des agriculteurs à leurs terres. Qu’elle est « pondérée », cette clôture. Cela pourra servir de preuve auprès de la Cour internationale pour blanchir tout le système : les chefs militaires, les hommes politiques, les juges. Un document écrit constitue un meilleur témoignage que les heures, non enregistrées, pendant lesquelles les gens ont attendu en vain derrière la porte, sous un soleil de plomb.
Mais le soldat sait mieux, car il est sur le terrain, et il ne ment pas : ces permis n’obligent pas l’armée, a-t-il dit (et, interrogée, l’administration civile a confirmé ses propos), cette porte, c’est seulement pour la saison des récoltes. A l’automne, donc. Et nous sommes en été. Puisque la porte proche de leurs terres est fermée, il n’y a aucune chance que les agriculteurs de Qafin puissent y aller pour y planter les 7500 plants d’olivier qu’ils ont reçus en don pour remplacer les 12000 arbres que la clôture a abattus. Puisque la porte proche de leurs terres est fermée, ils ne peuvent, quand éclatent des incendies, arriver rapidement pour sauver les vergers plantés par leurs grands-pères ; et puisqu’elle est fermée, ils ne peuvent semer, entre les vergers, ni blé, ni ketmie, ni maïs, pour améliorer quelque peu l’alimentation de leurs familles piégées dans le cycle de la pauvreté et du chômage.
Mais le soldat roux n’a pas parlé seulement des portes. Il n’a pas caché la vision géopolitique au nom de laquelle il est préposé à la surveillance de la clôture. « On n’entre pas en Israël par ici », a-t-il souligné. Quand on lui a dit que les agriculteurs ne voulaient pas entrer en Israël mais franchir 200 mètres pour atteindre leurs bonnes vieilles terres à quelques kilomètres de la Ligne Verte, il a répondu : « Si on veut être politiquement correct, tout est Israël ». Comme il a raison, le soldat. Depuis sa position, sur la route de sécurité qui est reliée aux routes de contournement pour Juifs uniquement qui sont, elles, reliées aux colonies et à Israël même, c’est bien ce que lui et ses camarades soldats voient tous les jours : cet espace appelé « Israël », du fleuve à la mer, avec en son sein, toutes sortes de « concentrations de population dense » entourées de clôtures et emprisonnées derrières des portes verrouillées.
Ce n’est pas seulement une porte verrouillée qui éloigne de leurs terres les agriculteurs de Qafin. Une autre porte verrouillée, dans la clôture de séparation, au nord du village, les coupe de leurs terres. Et il y a une troisième porte qui n’est ouverte que pour celui qui détient un permis mais qui a, elle, ses propres astuces pour garantir que les habitants de Qafin ne puissent pas réellement travailler leurs terres. Elle est à 12 Km du centre du village et est établie dans ce qui est appelé le « terminal de Reihan » qui coupe et isole du reste de la Cisjordanie, les villages situés au nord ouest. Autrement dit, cela coûte de l’argent, un argent que personne n’a, de se rendre à cette porte. Elle est distante de 4 à 8 Km des terres du village. Il est interdit d’entrer sur les terres avec un véhicule ou avec un âne. Interdit de porter des outils ou des plants. Bref : une balade à pied de plusieurs heures pour aller pleurer sur la terre à l’abandon. Voilà ce qu’est « l’accessibilité des terres » promise par les services de sécurité aux juges de la Cour suprême, qui y croient.
Les stratagèmes ne s’arrêtent pas là. Sur les 1050 habitants qui ont introduit une demande auprès de l’administration civile en vue d’obtenir un permis d’entrer pour aller sur leurs terres, seule une minorité a reçu les autorisations (les habitants disent 70, pour juin ; l’administration civile dit 206). Ils sont des centaines à avoir essuyé un refus parce que les fonctionnaires de l’administration civile ont décrété que les demandeurs n’étaient que des « parents éloignés » de ceux sous le nom desquels la terre est enregistrée. C’est ainsi que des fils et des petits-fils n’ont pas reçu de permis parce qu’ils étaient considérés comme « parents éloignés ». On a accordé un permis au mari mais pas à son épouse, ou l’inverse : un couple de vieilles gens où seule la femme a reçu un permis pour faire, seule, le long parcours jusqu’à la terre familiale.
Les habitants de Qafin en viennent à la même conclusion : le but est d’en arriver à l’abandon de leurs terres cultivées jusqu’à ce qu’elles retournent en friche. Alors les Israéliens pourront s’appuyer sur une vieille loi ottomane qui décrète « bien public » toute terre à l’abandon, afin de faire fleurir le désert. En Israël, tout soldat sait que le « public » c’est la même chose que « les Juifs ». Ainsi sera réparée l’erreur de 1948 : quelque 18000 dounams étaient alors devenus partie d’Israël, des terres pour les Juifs. Cela va se reproduire pour 5000 autres dounams.
[Traduction de l’hébreu : Michel Ghys]
– http:/www.haaretz.co.il/hasite/page...
Version anglaise : http://www.haaretz.com/hasen/spages...