Accueil > Turin, Italie : la main de fer contre les migrants

Trois garçons morts ces trois dernières semaines au cours de contrôles de police "normaux". Après la fin tragique de Steve Osakue, Nigérien, tombé d’un balcon, des protestations et des rassemblements, dans l’indifférence générale.
de Claudio Jampaglia traduit de l’italien par karl&rosa
Au cours de contrôles de police "normaux" à Turin, trois jeunes migrants sont morts ces trois dernières semaines : Mamadou Diagne, noyé dans le Po le 10 mai tandis qu’il essayait d’échapper à un blitz des carabiniers au Parc du Valentino (il n’avait pas de drogue sur lui) ; Cheik Ibra Fall, tué deux jours plus tard dans sa voiture par un coup de pistolet tiré par un policier en Cours Vittorio Emanuele ; Ewemade Steve Osakue, tombé d’un balcon mercredi après-midi tandis qu’il cherchait à se cacher à cause d’un contrôle. A ces morts, s’ajoute celle de Latifa Sadiri, tombée en novembre du toit d’un édifice de San Salvario (quartier de Turin, NdT) tandis qu’elle cherchait d’échapper à un contrôle de la police municipale.
La situation en ville est tendue. Les morts des immigrés, les révoltes au Centre de rétention de Via Brunelleschi et l’explosion d’un paquet bombe à l’intérieur du siège de la police municipale du quartier San Salvario (mercredi dernier, seulement deux blessés légers, heureusement) à cause de laquelle la police est en train de cerner dans toute l’Italie le milieu anarchiste - insurrectionnel. Que se passe-t-il à Turin ?
Cours Taranto
La maison aux numéros 179 et 181 est en deuil. Des filles nigériennes chantent des litanies et défoulent leur colère de la mort de Steve. Une des filles nous montre une ecchymose sur le bras. Elle raconte les moments surexcités après la découverte de la mort de Steve et ensuite l’interrogatoire à la préfecture de police. Elle, elle est revenue, la fiancée de Steve et une amie ont atterri au centre de rétention.
Un jeune Nigérien s’approche, il veut nous emmener dans son appartement (357 euros par mois) pour nous faire voir la porte abattue : "Ils m’ont piqué deux sacs avec mes vêtements dedans. Quand je suis rentré, j’ai découvert que je n’avais plus rien, seulement cette chemise et les jeans. Pourquoi m’ont-ils tout volé" ? La douzaine de femmes et d’hommes devant le porche parlent de racisme, d’acharnement contre les "noirs", de perquisitions toutes les semaines.
Dans l’immeuble il n’y a pas de noms sur les interphones, les locataires changent souvent. Le commissariat les a à l’œil depuis longtemps, il suspecte un trafic de prostitution et de petit deal. Ils nient : "Tout ça parce que nous n’avons pas les maudits documents, même quand nous travaillons". "Je voudrais bien voir qu’on traite ainsi les Italiens dans notre pays", hurle une fille.
Jeudi soir, dans un rassemblement devant la préfecture, le frère de Steve, arrivé de Modène le jour de sa mort pour passer une journée avec sa fiancée, a pris la parole, il n’avait pas de documents et il ne voulait pas se retrouver au centre de rétention. "Les Nigériens à Turin veulent vivre en paix et travailler", ont dit les leaders de la communauté.
Les autorités invitent à ne pas spéculer sur la tension. Mais l’amalgame entre l’immigré et le délinquant risque à Turin d’écraser tout le monde dans un étau. La traite et le deal des drogues dans les mains de réseaux organisés d’étrangers et d’Italiens risquent d’être payés par tout le monde.
Pourquoi Turin
L’alarme criminalité à Turin ne devrait pas exister, au moins si l’on en croit les données sur les "délits en nette diminution" (-19,5 %), publiées le 14 mai par le préfet de police Rodolfo Poli : 2800 arrestations et interpellations et 175 kg de drogue séquestrés en un an, pas vraiment un record. Le "problème immigrés" en ville semblait plutôt résulter des queues et du temps de traitement des dossiers. C’est pourquoi la préfecture de police a inauguré ses nouveaux bureaux de Via Verona avec une capacité de 700 dossiers traités par jour, 250 places assises et un espace jeux pour les enfants.
"A Turin, un des rares points de repère pour les migrants est la préfecture de police - raconte Renato Patritto qui traite de ces problèmes pour le Prc - Les services et les guichets décentralisés manquent et la mairie demande aux arrondissements de s’en charger". A la crainte de l’invasion, le Turin politique (y compris les Ds) répond depuis presque une décennie par la méfiance et la difficulté de légalisation. Porta Palazzo et barrière Milano, dans la périphérie Nord, sont au centre de la tension à cause de la concentration de la plupart des migrants de la ville.
Aux projets d’intégration dans des quartiers comme San Salvario fait pendant une idée de la résolution policière des conflits. Les contrôleurs de la régie des transports, face à un immigré sans billet ni document appellent la police municipale : et souvent le contrevenant se retrouve en centre de rétention. Depuis quelques temps, c’est une équipe spéciale de la police municipale, dont on ne connaît ni le fonctionnement ni la composition, qui s’occupe des "nomades et étrangers".
Différents témoignages parlent des perquisitions et des contrôles des polices nationale et municipale, ces dernières semaines, les armes à la main (chargées, au moins dans le cas du meurtre de Ibra Fall). L’adjoint Bonino, responsable de la police municipale, démentit à l’occasion d’un audit. Ce qui est sûr est que le niveau de contrôle et de répression a été haussé.
"Ils sont en train de commencer le "nettoyage" avant les Jeux olympiques d’hiver - commente Patritto - Il suffit de se rappeler les évacuations des camps Rom et Sinti avec des contrôles continus et une pression constante de la part de la préfecture de police". "Seulement, les sujets en chair et en os ne marchent pas. La révolte du Centre de rétention de via Brunelleschi d’il y a dix jours a été animée justement par les Rom Roumains arrêtés dans les camps". Aux jardins de Piazza Sofia, dans la nuit de mercredi, la colère des amis de Steve s’est défoulée sur les poubelles.
Périphérie Nord
Ennio Avanzi est un enseignant, il travaille depuis 20 ans dans la périphérie Nord. Actif dans le Groupe migrants du Forum social, il donne des cours pour adultes (1000 élèves par an, dont 800 étrangers) à 200 mètres du 179Cours Taranto : "Jusqu’à il y a huit ans, il y avait une incommunicabilité totale, maintenant c’est différent, ce sont les Italiens qui suivent mes cours qui me le disent, des gens entre deux âges, souvent expulsés du secteur productif, dont tu pourrait attendre moins de solidarité". "Dans ces zones, les immigrés commencent à représenter une nouvelle classe ouvrière, pour cela un lent processus de reconnaissance est en train de commencer". Il suffit de se promener dans le quartier et d’écouter les dures condamnations de Nigériens et de Maghrébins contre leurs compatriotes délinquants qui leur rendent la vie vraiment dure.
Avec 50% des enfants de nationalité étrangère à l’école élémentaire de via Banfo, l’intégration commence à être visible. Le problème pour leur parents est le renouvellement du permis de séjour, la clef pour l’accès à n’importe quel droit. Pour le résoudre, la Province et la Préfecture de police ont activé un service de demande via sms. C’est excellent pour éviter les queues, mais combien de temps faut-il pour que les réponses arrivent ? A Turin, où sont en cours de distribution les renouvellements du mois d’août, pour une durée d’un ou de deux ans, la plupart du temps s’en va dans l’attente. Le problème est là : la soif de droits pour lesquels ils sont disposés à se mobiliser.
Le 12 mars dernier, après un travail de plusieurs mois du Groupe migrants de Turin, ils étaient 2.000 devant la Préfecture pour demander une rencontre avec le Préfet. Ils attendent encore d’être reçus. Avanzi raconte : l’envie est là, ils te demandent comment cela est en train de se passer et ils sont disponibles à participer, mais après, quand il n’y a pas de réponse, ils se désespèrent". Turin a déjà connu un fort mouvement migrant en 1999 : des milliers de personnes dans la rue pour le "permis de séjour pour tous" (comme à Brescia, à Rome, à Milan). Ils en obtinrent 4.700. Au premier rang, il y avait la communauté musulmane, puis il y eut le 11 septembre, la guerre, la peur.
De migrants à citoyens, comment faire ? Une délibération de la Mairie, promue par le centre gauche et le Parti de la Refondation communiste, veut le droit de vote actif et passif dans les arrondissements pour les migrants résidents qui ont un permis de séjour depuis au moins 6 ans (1.500 des 134.000 migrants "réguliers" de la ville). "Un premier pas de principe qui ouvre les portes à la participation - explique Beppe Castronovo, le seul conseiller communal de Refondation communiste - à étendre à tous ceux qui ont le permis de séjour avec la garantie d’un renouvellement dans de brefs délais".
Dans les bidonvilles
Ferdinando Tommasi est conseiller d’arrondissement dans la zone Nord. Il est à Turin depuis 1959, dans le quartier depuis 40 ans. Il raconte que la vie est devenue plus dure dans la ceinture Nord de Turin : "Il y a beaucoup plus de personnes âgées avec une petite retraite qui ont besoin d’aide et avec la crise nous avons de plus en plus de demandes de familles qui n’arrivent pas à boucler le mois à partir de la quatrième semaine". Tous des Italiens, et les étrangers ? "Nous recevons des signalements de cas désespérés, de gens sans abris avec des enfants ou qui n’ont rien à manger". L’arrondissement et les paroisses s’en chargent.
Tommasi nous amène le long du Sturalazio. Là où se trouvaient jadis les jardins potagers, balayés par les pelles mécaniques de la Mairie, il y a maintenant une épaisse végétation, des déchets urbains et des bidonvilles. De l’autre côté de la rue il y a l’Iveco. Ici vivent une centaine de Roumains, sans eau ni lumière. Des conditions précaires. Des toits en tôle, des chambres à coucher à ciel ouvert.
Claudio, 24 ans, habite ici avec sa femme, enceinte. Dans la journée, il travaille comme vendeur derrière un banc de parfums : "Le problème, ce sont les rats et l’eau, pour 3,60 euros je prends ma douche aux services publics de la zone, mais l’argent pour un loyer je ne l’ai pas".
Ce sont les désespérés de Turin, cachés dans les champs et dans les aires abandonnées comme l’ex manufacture des tabacs d’à côté. Des histoires invisibles comme celle de Adriana et Adina, mortes sous les gravats d’un édifice abandonné via Paolo Veronesi il y a moins de deux mois. " Nous avons ramené la mère et la fille de 18 mois - raconte Michele Curto de "Terre di fuoco" - à nos frais, à Bacau en Roumanie, où il ne reste qu’un orphelin de six ans. Avec Groupe Abele et la Pastorale des migrants, nous sommes en train d’essayer de convaincre la Mairie d’adopter symboliquement cet enfant, on verra".
Chiamparino, le maire, en visite à Tokyo, dit regretter la mort du jeune Nigérien. En attendant, dans cette ville en quête d’une nouvelle identité, après un siècle vécu au rythme d’une industrie en voie d’extinction, l’accueil de nouveaux citoyens qui s’appellent Amina, Roman ou Wole semble très difficile.