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Un reportage exceptionnel de l’envoyé spécial du journal Le Temps : " L’Amérique qui attend le pire "
Publie le lundi 22 décembre 2008 par Open-Publishing2 commentaires
L’Amérique qui attend le pire.
Reportage à Philadelphie gagnée par la sinistrose.
Crise oblige, la ville de Philadelphie ferme des casernes, des piscines, des librairies. Des habitants doivent vendre leurs bijoux en or contre du cash, pour survivre.
Le pompier s’est transformé en général. Avec un crayon, il montre le plan de Philadelphie, avec ses casernes disposées de manière stratégique sur le champ de bataille. Mettons que l’incendie se déclare dans ce quartier. Les camions de 25 tonnes, ceux qui doivent être les premiers sur les lieux, partent d’ici. Les autres, ceux de 31 tonnes qui disposent d’échelles, sont parqués là. Mais le vieux pont de la South Street tombait littéralement en morceaux. Il vient d’être fermé pour deux ans, après des années d’atermoiements. Et, autour, d’autres routes vétustes supporteraient mal le passage des véhicules lancés à toute allure. « Parfois nous sommes obligés de tricher, et de nous engager n’importe où pour parer au plus pressé, concède Willam Gault. Pour nous, chaque minute compte. Notre efficacité est à ce prix. »
Si William Gault - qui est aussi vice-président du syndicat des pompiers - tient à faire sa démonstration, c’est que l’alarme a sonné. Non seulement les infrastructures sont en ruine, mais le nouveau maire, Michael Nutter, a aussi décidé de trancher dans le vif, et de fermer 7 des 60 casernes que compte la ville. Dix millions de dollars d’économies. Le pompier-général soupire : « Si chacun y mettait du sien, cela reviendrait à augmenter de un seul dollar les impôts par habitant. On ne se rendra compte du désastre que lorsqu’on alignera des morts carbonisés sur le trottoir. A ce moment, on nous reprochera de ne pas être intervenus assez rapidement. »
Les pompiers de Philadelphie sont sur le pied de guerre. Faute de pouvoir se mettre en grève, ils multiplient les manifestations dans la rue, avec ce slogan : « Les coupes budgétaires tuent. » Mais ils ont à faire à forte concurrence : dans cette ville où Benjamin Franklin fonda, en 1723, la Library Company of Philadelphia qui contient encore la mémoire de la Guerre d’indépendance, onze des cinquante librairies municipales vont aussi fermer. Pareil pour la moitié des piscines. En tout, la ville prévoit de jeter 800 postes à la trappe. « Philadelphie doit se préparer au pire », a expliqué le maire dans une longue et dramatique intervention télévisée.
Le pire ? Il est déjà là, du côté de la Chesnut Street, en plein quartier financier. Entre deux magasins qui ont tiré leurs rideaux, c’est là que se trouve le siège de Philadelphia Gas Works, la compagnie municipale du gaz. Laura est un peu gênée. Mais elle avoue qu’elle est ici pour négocier sa facture mensuelle. C’est presque devenu une routine. Cette femme noire d’une quarantaine d’années élève seule ses deux enfants. « A proprement parler, je n’ai pas d’emploi fixe, si tu vois ce que je veux dire. Les gens ici sont assez compréhensifs. Mais j’attends le jour où on me dira qu’on me coupe le gaz. Qu’est-ce que je ferai, ce jour-là ? »
Au coin de la rue, dans le quartier des bijoutiers, Shai Cohen, 31 ans, ne peut s’empêcher de partir d’un grand éclat de rire : « Nous, cela fait dix-huit ans que nous sommes dans le business, mais jamais il n’y a eu autant d’activité. « Je prends l’or, vous prenez le cash », disent les affiches qui montrent « Joe le bijoutier », son patron, un peu partout, dans ce qui est devenu la campagne publicitaire la plus agressive de la ville : dans les journaux, sur les chaînes de télévision locales, sur des grandes enseignes criardes accrochées sur les autobus.
« Joe le bijoutier » ne vend pratiquement plus rien, peut-être une ou deux pièces par semaine. Mais les gens font désormais la queue devant son magasin pour se défaire de leurs bijoux de famille. Les pièces sont ensuite amenées dans une raffinerie d’or, au nord de la ville, pour y être fondues. « Tout le monde vient ici, les Blancs, les Noirs, les riches, les pauvres, les jeunes, les vieux, explique Shai Cohen. Certains sont en larmes, je n’aurais jamais pensé être témoin de ça. » L’employé s’attend qu’après Noël la plupart de ses concurrents ferment définitivement leurs portes. « Pour l’instant, faute de vendre quoi que ce soit, ils se contentent d’essayer d’acheter de l’or eux aussi. Mais ils sont trop cupides, ils ne s’intéressent qu’au court terme. De toute façon, c’est à nous qu’ils le revendent, cet or. C’est nous qui l’amenons ensuite à la raffinerie. »
Des bijoutiers aux balayeurs, des restaurateurs aux employés des péages sur les autoroutes... la sarabande de la crise frappe un peu partout, sans crier gare. Même là où on ne l’attendrait pas : Au Colosimo’s Gun Center, on vend des Colt, des Beretta ou des Smith & Wesson depuis deux générations. Mais, même ici, l’époque est devenue compliquée. « Nos clients sont tiraillés, explique Ed, un employé, devant un long alignement de fusils à lunette. D’un côté, la crise économique fait craindre des temps plus durs, et les gens veulent se préparer. Mais, de l’autre, la crise les frappe eux aussi. C’est devenu difficile de débourser 800 dollars pour s’acheter un pistolet. »
Dans le magasin, une bande de jeunes gens est entrée, pour demander des précisions sur la manière d’obtenir un permis de port d’armes. « Quarante-cinq dollars de frais, et un coup de fil à la police pour vérifier les antécédents judiciaires », répond mollement l’employé. A Philadelphie, seul l’Etat est autorisé à vendre de l’alcool. Mais les armes s’acquièrent librement. Le taux de meurtres est trois fois supérieur à celui de New York.
Pourtant, ce n’est pas à cette criminalité-là que pensent d’abord les habitants, dans une ville systématiquement classée comme l’une des plus corrompues du pays. « L’alcool, les cigarettes, le pétrole, tout est taxé... Et où va donc tout cet argent ? » interroge William Gault, le syndicaliste. « Si aujourd’hui le maire nous laisse tomber, c’est parce que les pompiers n’ont pas assez soutenu sa campagne électorale. C’est le système des lobbies. C’est comme cela que fonctionnent les Etats-Unis. »
« Les politiciens actuels sont les enfants de ceux qui étaient au pouvoir la génération précédente. Ils pensent à s’enrichir et ne créent rien, sinon le chaos », reprend comme en écho dans son antre Victor Gordon, 66 ans. Le marchand a eu des démêlés avec les autorités locales, qui voulaient lui saisir sa maison s’il ne payait pas une taxe qu’il jugeait « inventée ». Il a menacé de porter plainte pour des millions de dollars. Les politiciens ont reculé. « A tout faire, je préférerais encore être au temps de la mafia. Au moins, les choses étaient plus claires », grince-t-il.
Victor Gordon n’est pas syndiqué. L’homme dispose sans doute de la plus importante collection d’art africain de tous les Etats-Unis. Mais il n’a jamais mis les pieds en Afrique. « J’ai commencé par vendre des vêtements aux Africains. Puis j’ai ramené des œuvres de très grand prix. Certaines valent des centaines de milliers de dollars aujourd’hui », explique-t-il. La crise ? « Elle ne frappe que les imbéciles, ceux qui passent leur temps à boire des bières en rêvant de socialisme. Ce que doivent faire les hommes politiques, c’est disparaître. Et nous laisser travailler. »
Luis Lema, envoyé spécial à Philadelphie, lundi 22 décembre 2008.
http://www.letemps.ch/template/tempsFort.asp?page=3&article=246705
Messages
1. Un reportage exceptionnel de l’envoyé spécial du journal Le Temps : " L’Amérique qui attend le pire ", 23 décembre 2008, 08:50
"Le mode de vie américain n’est pas négociable". (G Bush père en 1991).
1. Un reportage exceptionnel de l’envoyé spécial du journal Le Temps : " L’Amérique qui attend le pire ", 23 décembre 2008, 12:54
Bah non, le mode de vie des américains les plus riches n’est pas négociable.